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Análisis

Comment former les fonctionnaires provinciaux chinois ?

Conférence prononcée à Lanzhou le 23 septembre 2008

Por Pierre Calame

  • octobre 2008
  • La conférence a été prononcée dans le cadre d’un séminaire réunissant un collectif d’instituts provinciaux de formation chinois. Ce collectif s’est constitué à l’occasion de l’enquête de l’Observatoire de la Formation aux Affaires Publiques (OFAP) sur la formation des fonctionnaires en Chine. Le texte est inspiré de la réflexion menée par Pierre Calame sur la formation des fonctionnaires européens.

    La conférence est organisée autour de six thèmes :

    1.Pourquoi la formation des fonctionnaires nécessite-t-elle une approche prospective ?

    2.Quelle est l’étape historique à laquelle nous nous situons pour les fonctionnaires chinois ?

    3.Quels sont les défis de la société chinoise à laquelle ils doivent se préparer ?

    4.Quelle est la place des villes et des provinces dans l’évolution de la Chine : de quels territoires la Chine a-t-elle besoin ?

    5.Quels sont les principes de gouvernance qu’il faut inculquer et illustrer ?

    6.Selon quelles méthodes former les fonctionnaires ?

    Contenido

    1. Pourquoi une démarche prospective

    La formation des cadres de l’action publique nécessite une mise en perspective historique et une vision prospective. En effet, ces cadres assumeront des responsabilités importantes 25 ans après la sortie de leur formation. C’est donc aux défis de la société dans 25 ans qu’il faut les préparer. Il ne faut pas seulement leur transmettre des outils, des instruments, des méthodes ou des connaissances correspondant à la situation actuelle des villes.

    Cette vision prospective ne peut être transmise sans un effort de mise en perspective historique. Cette mise en perspective, utile à tout professionnel qui a besoin de comprendre d’où viennent les savoirs et les techniques qu’il aura à mettre en œuvre, est plus importante encore pour les fonctionnaires, appelés à gérer la société. Cette gestion de la société, cet art des sociétés de trouver la manière de s’organiser pour assurer leur cohésion et se développer, c’est ce que l’on appelle la gouvernance.

    La gouvernance est une question éternelle. Il est important pour les jeunes fonctionnaires de comprendre comment chaque société a inventé, à un moment de l’histoire, des réponses à des questions éternelles. Cette mise en perspective historique les aide à avoir conscience que la société va continuer à évoluer et que le rôle des fonctionnaires est et sera d’inventer dans le futur de nouvelles réponses pour cette société qui va continuer à évoluer.

    Ce simple impératif de prospective et de mise en perspective historique implique d’introduire dans la formation une forte dimension comparative : comment les villes étaient-elles gérées en Chine sous les différentes dynasties ? Et comment sont-elles gérées dans d’autres régions du monde, qu’elles soient plus développées que la Chine et semblent de ce fait montrer la voie ou qu’elles soient moins développées économiquement et révèlent éventuellement une grande finesse dans la gestion de la société.

    2. Quelle est l’étape historique à laquelle nous nous situons pour les fonctionnaires chinois ?

    Ce qui est vrai pour la gouvernance en général est également vrai pour la fonction publique en particulier. On ne peut pas la considérer de façon intemporelle. Il faut voir la manière dont elle s’est construite au fil du temps. Il y a à la fois des tendances qui s’étendent sur des siècles et des évolutions plus récentes.

    L’administration publique chinoise est la plus vieille du monde. Il est probable que bien des caractères de la fonction publique actuelle reproduisent, de façon consciente ou inconsciente, certaines pratiques anciennes. Je pense par exemple à la manière d’exercer le pouvoir, aux relations établies entre les pouvoirs publics et la société ou encore à la conception du droit. A l’opposé, la séparation de la fonction publique proprement dite de l’appareil du parti communiste est relativement récente.

    Il en va de même en Europe. J’ai été pendant près de vingt ans fonctionnaire en France. Un certain nombre de caractéristiques de l’administration y sont l’héritage d’une histoire vieille de huit siècles : la République a pris la succession de l’organisation administrative de la royauté. Par contre, l’Union Européenne et son corps de fonctionnaires se sont créés au cours des cinquante dernières années.

    On m’a demandé récemment de faire des propositions pour la formation des fonctionnaires de l’Union européenne. Je m’attarde donc une seconde sur le cas de l’Europe, pour montrer l’intérêt de se demander précisément, au moment de la formation des fonctionnaires, à quelle phase on est arrivé.

    Même si l’histoire de la fonction publique et européenne n’a que cinquante ans, je pense que nous en sommes à une troisième phase. La première phase historique était celle du « chaos créateur ». Les fonctionnaires européens étaient peu nombreux, la fonction publique encore peu structurée. Ceux qui étaient là s’étaient engagés par passion pour la construction de l’Europe. On peut parler à leur sujet d’administration militante. Puis on en est venu à une seconde phase, de normalisation. Les procédures ont été de plus en plus bureaucratiques, avec plus de rigueur mais aussi avec plus de lourdeur et d’inertie. La fonction publique a, de ce fait, perdu une partie de son élan et de sa capacité d’initiative au profit de la construction d’un corps professionnel de fonctionnaires régi par ses propres règles. On est maintenant rentré dans une troisième phase. Un risque sérieux existe que les enfants des fonctionnaires européens aient de tels avantages comparatifs sur les autres, parce qu’ils parlent plusieurs langues, parce qu’ils connaissent le fonctionnement européen par cœur puisqu’il fait partie de leur vie quotidienne, qu’on en vienne à créer une caste de fonctionnaires privilégiés et héréditaires. Si c’était le cas, on éloignerait encore l’Europe de ses citoyens.

    Dès lors, le défi auquel est confrontée la fonction publique européenne est d’éviter que les concours d’entrée ne privilégient trop ces enfants de fonctionnaires et de veiller à développer des relations entre les citoyens et la fonction publique qui puissent limiter les conséquences d’une telle transmission héréditaire des charges publiques. A chaque phase ont correspondu des motivations différentes des fonctionnaires européens.

    Lorsque l’on est dans une administration peu structurée, militante, on la quitte dès que les orientations de l’institution à laquelle on appartient ne répondent plus aux attentes. Mais, quand on appartient à une caste de fonctionnaires privilégiés, bien payés, dans laquelle beaucoup de gens aimeraient entrer, on y reste même si, par ailleurs, le travail y est ennuyeux et ne répond plus aux aspirations.

     

    3. Quels sont les défis de la société chinoise auxquels ils doivent se préparer ?

    Je commencerais à nouveau à illustrer cette réflexion en partant du cas de l’Europe. Je me suis demandé quels seraient les défis auxquels la société européenne devrait faire face dans 25 ans et comment les fonctionnaires européens devaient être formés aujourd’hui pour que leur manière de raisonner et le fonctionnement même des institutions européennes soient adaptés à ces défis d’avenir.

    Cela oblige notamment à se demander quelle sera la place de la gouvernance européenne. Les institutions de l’Union Européenne, en effet, ne sont qu’un des éléments de la gouvernance de l’ensemble de l’Europe. Il y a aussi les villes, les régions, les États. Et même, au delà, l’Union Européenne participe de plus en plus à la gestion du monde. On n’échappe donc pas à se poser la question de savoir ce que l’on attendra du niveau européen pour la gestion du monde.

    L’Europe en effet fait totalement partie de la gestion mondiale. Les problèmes sont largement interdépendants, qu’il s’agisse de la crise financière actuelle ou du changement climatique. Ce qui signifie que l’ancienne conception que nous avions de la gestion des sociétés, où l’on opposait les « affaires intérieures d’un côté » et les « affaires internationales » de l’autre ne résiste plus à l’analyse, ne correspond plus à la réalité de la société. La Commission Européenne l’a bien compris. Elle vient de procéder en son sein à une transformation intéressante. Jusqu’à ces dernières années, il y avait d’un côté les directions qui s’occupaient des affaires intérieures, c’est-à-dire les affaires européennes, et de l’autre des directions qui s’occupaient de la coopération internationale.

    La Commission a pensé, par exemple, que la direction des transports, qui s’occupe de l’organisation des transports européens, doit nécessairement aussi s’occuper de la régulation internationale des transports. De même, la direction de l’environnement doit aussi s’occuper des questions mondiales de l’environnement. Bien entendu, les directions concernées hurlent comme des putois. Elles protestent. Elles disent : « nous ne disposons pas des moyens humains nécessaires, déjà nous n’arrivons pas aujourd’hui à faire notre travail, ne nous demandez pas en plus de développer les relations internationales ». On les comprend mais il n’en reste pas moins que c’est une résistance temporaire et que l’évolution de la Commission est tout à fait logique. De même, il n’est pas possible que la direction qui s’occupe de l’organisation du marché européen, de la libre concurrence, soit coupée des négociations à l’Organisation Mondiale du Commerce.

    A ce sujet, je voudrais revenir rapidement sur l’histoire pour montrer combien son ignorance par la fonction publique peut être dangereuse. Je reprends la question de l’organisation du marché intérieur. On dit souvent : « l’Union Européenne, c’est un marché unique, une libre concurrence entre tous les acteurs de tous les pays d’Europe et l’organisation de ce marché, puis la monnaie unique, l’Euro, est la substance même de l’Union Européenne ».

    C’est à la fois vrai et faux. Vrai si l’on considère l’état actuel de l’Europe mais faux si, au vu de cet état, on s’imagine que le but de la construction de l’Europe était de constituer un vaste marché unique pour assurer la croissance économique. L’Europe s’est créée pour une seule raison : la paix. La paix, c’était l’obsession de ses créateurs. On sortait de la deuxième guerre mondiale. Au cours du 20e siècle, avec les deux guerres mondiales, l’Europe s’était pratiquement suicidée et avait entrainé le monde entier dans son suicide. Il fallait arrêter cela. « Plus jamais ça » comment on disait à l’époque. C’était ça l’enjeu de la construction de l’Europe, ce n’était pas le marché, ce n’était pas l’économie. Si, à partir de 1953, on a privilégié l’unification économique c’est pour une bonne et simple raison. A cette époque, l’initiative de créer la CED, la Communauté Européenne de Défense, qui consistait à commencer par créer l’Europe grâce à la mise en place d’une défense commune, a échoué. Elle a été rejetée, en particulier par le Parlement français. C’est à cause de cet échec politique que les fondateurs de l’Europe, conscients de la nécessité qu’il fallait poursuivre à tout prix l’édification européenne comme condition d’une paix durable, ont pensé qu’au lieu de commencer par l’unification politique, comme le signifiait la Communauté européenne de défense, il fallait commencer par l’unification économique et la rendre irréversible. La création du marché unique a été effective au début des années 90 et la création de la monnaie commune, l’euro à la fin des années 90 en a été le résultat.

    En quoi l’ignorance de cette histoire compromettrait-elle l’avenir de l’Europe ? Tout simplement parce que les moyens de gouvernance à mettre en oeuvre pour parvenir à créer un marché unique sont très particuliers. Il faut en effet avant tout veiller à l’égalité des conditions de concurrence. Il faut donc mettre en place pour cela un ensemble complexe de normes qui s’imposent partout en Europe pour ne pas fausser les conditions de concurrence. C’est, comme on dit, une gouvernance par directive. On a imposé des règles détaillées. Elles vont de la qualité des produits alimentaires à la durée de transport des animaux dans les camions, au gabarit des véhicules, aux normes d’émission des automobiles, etc.. de très nombreuses règles. C’est ce type de mode de gouvernance que privilégie nécessairement la construction d’un marché unique. Mais ce type de gouvernance produit, au fil des années, une mentalité. Toutes les procédures mises en oeuvre par l’Europe tendent à s’inspirer de l’idée qu’il faut avant tout veiller à la libre concurrence et qu’il faut agir par des directives. Beaucoup de fonctionnaires européens en viennent alors à penser que pour faire avancer l’Europe, il faut nécessairement produire de nouvelles directives. Mais est-ce vraiment de cela dont aura besoin demain l’Europe ? Ma réponse est non. Dans les faits, la Commission Européenne développe de nouvelles manières de faire. Qu’il s’agisse de l’environnement, de l’éducation, de la lutte contre l’exclusion sociale ou encore de la gestion des villes, l’Europe est avant tout un espace de concertation où le dialogue permet progressivement de construire des consensus.

    C’est probablement ainsi, dans l’avenir, que l’Union Européenne progressera le mieux. Or, j’ai pu observer que souvent, les fonctionnaires européens n’ont pas conscience de l’intérêt de ces nouvelles pratiques. Ils y voient une sorte de niveau dégradé de la gouvernance, moins utile, moins noble parce que moins impératif que des directives. En cela ils se trompent. Mais c’est un constat que j’ai aussi fait dans la fonction publique française : bien souvent, les fonctionnaires sont plus innovants qu’ils ne le croient mais ils ne savent pas bien parler de leurs innovations parce qu’elles ne rentrent pas dans les schémas mentaux qu’on leur a inculqués.

    Je vais prendre un second exemple. Dans la vision traditionnelle de la gouvernance, il est impératif de déterminer avec précision qui est en charge de quoi. Pour l’Europe : ça c’est la responsabilité des collectivités locales, ça c’est la responsabilité des régions, ça c’est la responsabilité des États membres, ça c’est la responsabilité de l’Union Européenne. On comprend bien la motivation profonde de ce découpage rigide : faire en sorte que les uns et les autres ne se marchent pas sur les pieds et ne se fassent pas concurrence en traitant des mêmes problèmes. Mais pourtant ce découpage n’est pas satisfaisant. Tous les grands problèmes de la société relèvent nécessairement de plusieurs niveaux à la fois. La sécurité, la santé, l’habitat, l’environnement, la gestion de l’eau, etc.. demandent nécessairement la coopération entre les différents niveaux de gouvernance. Mais des fonctionnaires habitués à la gestion de l’Europe par l’élaboration de directives ont du mal à comprendre ces nouveaux enjeux : la Commission Européenne s’accroche à la fonction dont elle a le monopole, la constitution d’un marché unifié, et cherche à intervenir sur tous les autres domaines avec le même outil.

    Pour résumer, si on ne sait pas répondre à trois questions, « de quelle Europe le monde aura besoin », « de quelle Europe l’Europe elle-même aura besoin » et « de quelle Europe les citoyens européens auront besoin, on ne formera pas de bons fonctionnaires.

    C’est pourquoi il est si important de leur donner cette perspective historique de l’évolution de la gouvernance au fil de l’évolution d’une société et de leur proposer le cadre mental, le mode de raisonnement et les références qui feront d’eux, dans l’avenir, les acteurs du changement de leur propre société, appelés à inventer des réponses à des questions que nous ne connaissons pas encore.

    Je vous propose que l’on applique maintenant cette réflexion au cas de la Chine. Quels sont les défis de la société chinoise que vos jeunes ou moins jeunes fonctionnaires auront à relever et auxquels il faut qu’ils se préparent dès maintenant ? Il y a trois manières de répondre à cette question. La première est de regarder ce qu’en dit le Parti et le gouvernement. La seconde est de regarder ce qu’en disent les experts, les prospectivistes, les spécialistes du futur. Il y en a une troisième, que je préfère, et qui consiste à se mettre à l’écoute de la société elle-même. Que ressort-il des souffrances, des difficultés, des contradictions dont parle la société ? Peut-on en dégager une idée claire des défis auxquels la société chinoise est confrontée et en déduire ce que devra être le rôle de l’administration si elle veut être véritablement au service de la société ?

    Quand j’évoque ces trois manières d’identifier les défis de la société, je ne les oppose pas. Bien au contraire, ce qui me frappe dans le cas de la Chine c’est que le gouvernement est très conscient des contradictions du développement actuel et des risques que cela fait courir à la société chinoise. Il est lucide sur les défis de l’avenir, il a une bonne vision du long terme, ce qui n’est pas vrai dans tous les pays. Pour les mêmes raisons, je ne récuse nullement l’intérêt du travail des experts. Ils suivent le même cheminement et arrivent à des résultats semblables à ceux auxquels parvient la société elle-même.

    Ce que je veux simplement dire c’est qu’il est plus convaincant de dégager des perspectives d’avenir de ce que vit la société elle-même que de s’en tenir seulement au point de vue des dirigeants ou des experts.

    Mais, me direz-vous, comment se met-on à l’écoute de la société, comment en tire-t-on une claire vision des défis de l’avenir ? La deuxième rencontre biennale du forum China – Europa constitue un élément très intéressant de réponse.

    En quoi a consisté ce forum China – Europa ? Ce fut une tentative unique en son genre, et qui se prolonge maintenant, d’organiser un dialogue global entre la société chinoise et la société européenne. Et ce dialogue global est aussi, nécessairement, un dialogue des Chinois sur l’avenir de leur société et un dialogue des Européens sur l’avenir de la leur.

    Nous avons organisé ce dialogue global avec 46 ateliers, socioprofessionnels et thématiques, se réunissant simultanément dans 23 villes de 9 pays européens différents en octobre 2007. Chaque atelier comportait un petit nombre de Chinois et d’Européens qui dialoguaient sur un problème commun. A l’issue de cette phase du travail, nous disposions donc de 46 conclusions d’ateliers. Ces ateliers couvraient au total l’ensemble des questions de la société. Tous les milieux socioprofessionnels étaient représentés, des migrants aux militaires, des chefs d’entreprise aux paysans, des universitaires aux financiers. Et toutes les questions majeures de la société étaient abordées.

    Dans chaque atelier, une session était consacrée à la vision chinoise et une autre à la vision européenne. J’ai été amené à faire personnellement le travail de synthèse en confrontant les conclusions de ces 46 ateliers et en particulier à regarder comment la société européenne voyait ses défis d’avenir et comment la société chinoise le faisait de son côté. On aurait pu s’attendre, compte tenu des différences d’histoire, de culture, de régime politique, de niveau de développement qui distinguent l’Europe de la Chine, à trouver des défis complètement différents dans les deux cas. Or ils n’en est rien, ces défis sont les mêmes. Cela nous a permis d’identifier quatre grands défis communs. Ce sont, selon moi, les quatre questions majeures que vos futurs fonctionnaires auront à affronter.

    Je laisse de côté un des défis, qui nous concerne moins aujourd’hui puisque nous parlons des fonctionnaires locaux : c’est le défi qu’ont l’Europe et la Chine d’être devenues des acteurs mondiaux, dans un système interdépendant, ce qui fait qu’elles vont devoir apprendre à se comporter comme des acteurs mondiaux et à gérer le monde ensemble. Je me concentrerai sur les trois autres.

    Le premier défi, celui qui revient le plus souvent et le plus fortement aussi bien chez les Européens que chez les Chinois, c’est la nécessité de changer de modèle de développement. C’est ce que votre gouvernement appelle la société harmonieuse. C’est ce que l’on appelle en Europe le développement durable. Que faut-il changer au juste ? Notre modèle de développement, celui qui fonde aussi bien notre idée de progrès que notre conception de la cohésion sociale, repose sur une croissance indéfinie, impliquant notamment une consommation toujours croissante de ressources naturelles.

    Cette croissance des consommations créée un déséquilibre dangereux dans les relations entre l’humanité et la biosphère. Force est de constater que nous n’avons pas encore su concevoir un modèle de développement qui soit capable de produire du bien être pour tous sans être fondé sur une croissance permanente de la consommation des ressources naturelles et de l’énergie. C’est ce que j’ai appelé la « logique de la bicyclette ». Comme un cycliste, nous ne trouvons notre équilibre que dans le mouvement.

    La deuxième caractéristique de notre modèle actuel de développement c’est que l’on a beaucoup de mal à penser en même temps efficacité économique, cohésion sociale, développement et protection de l’environnement. Les plus puissantes de nos institutions poussent au développement économique et technique. A côté d’elles, d’autres institutions essaient d’apporter des correctifs de manière à ce que ce développement produise aussi de la cohésion sociale, de la justice sociale, l’intégration des migrants de la campagne vers les villes. Mais nous savons mal intégrer ces différentes dimensions. Nos modes de pensée et nos institutions sont beaucoup trop segmentés pour cela.

    Troisième caractéristique de notre modèle actuel de développement, l’uniformité. Nous déployons des logiques économiques, scientifiques et techniques uniformes. Nos institutions publiques, nos entreprises ont du mal à reconnaître la diversité des réponses qui peuvent être apportées localement. On le voit bien, par exemple, dans le cas de l’agriculture. On a déployé partout une agriculture productiviste. On a détruit d’anciens savoirs paysans pourtant performants pour gérer la fertilité des sols, reproduire et améliorer les semences, économiser l’énergie. On les a balayés d’un revers de mains. Pour nous c’est le passé. On déploie une agriculture industrielle uniforme et du coup on broie l’environnement et on broie la société.

    Aucun pays, actuellement, n’a réellement conduit la transition qui fait passer du modèle actuel de développement à une société durable. Aucun ne peut donc être pour vous un modèle qu’il suffirait de suivre. Par contre, ce qui s’impose, c’est de former vos fonctionnaires pour qu’ils soient en mesure de contribuer à l’invention de réponses à une évolution qui s’impose à toutes les sociétés.

    Le deuxième défi est celui des valeurs, c’est le défi de l’éthique. Quelles sont les valeurs qui portent la société et qui la porteront demain ? Je ne m’attendais pas à ce que la question éthique apparaisse comme une des quatre questions majeures des deux sociétés européenne et chinoise. Cela montre la profondeur de la crise. Elle prend des formes un peu différentes en Europe et en Chine. En Europe, il s’agit plus d’une crise de l’identité : qui on est ? vers où va-t-on ? L’Europe est devenue une société multiculturelle, faisant cohabiter des systèmes de valeurs et des traditions religieuses différentes. Elle doit apprendre à gérer cette nouvelle diversité.

    En Chine, la question éthique est plus centrale encore. La rapide modernisation s’est accompagnée d’une destruction des valeurs traditionnelles ou révolutionnaires sans en mettre véritablement d’autres à la place. Vos fonctionnaires auront pour eux-mêmes et pour la société à faire face à cette crise. Une partie de la société et de l’administration chinoise se berce encore de l’illusion que le développement des sciences et des techniques va par lui-même produire du sens pour la société ou que le marché, avec ses valeurs d’efficacité, va suffire à donner un sens à la vie. Dans les deux cas, c’est faux.

    Nous avons montré que la responsabilité est au cœur de l’éthique du 21e siècle. C’est logique quand on y réfléchit : plus les interdépendances sont fortes entre les individus, entre les sociétés, entre l’humanité et la biosphère, plus nos actes ont d’impact à l’autre bout du monde, et plus la question de la responsabilité est fondamentale.

    Etre responsable, c’est être en mesure de réfléchir aux conséquences de ses actes, de les assumer. Il n’y a pas de responsabilité sans liberté. L’exercice de la responsabilité ne peut se réduire ni à la mise en oeuvre de règles morales ni au simple exercice de l’obéissance. Au contraire, l’exercice de la responsabilité comporte une capacité à résister à des ordres si ces ordres ne vont pas dans le sens du bien être de la société. C’est toute la question de ce que l’on appelle en Occident les « donneurs d’alerte » (whistle blowers, littéralement ceux qui donnent un coup de sifflet), les gens qui, voyant que quelque chose ne va pas, sont conscients de leur devoir de le signaler voire de le dénoncer.

    Vous ne pouvez qu’être sensibilisé aujourd’hui à cette question avec le drame que vivent les parents, en particulier les mamans, avec l’histoire du lait maternisé. Ce lait frelaté, dangereux pour la santé, ne pose pas seulement la question des normes et du respect des normes en matière de qualité du lait. Il pose plus généralement le problème d’une chaîne d’irresponsabilités qui fait que personne n’a rien dit alors que nécessairement beaucoup savaient. Ce qui veut dire que tout au long de cette chaine, les personnes concernées ont estimé qu’il y avait des questions plus importantes pour eux que la vie des enfants. C’est une question éthique. On comprend pourquoi c’est une question majeure pour la société chinoise d’aujourd’hui.

    Le troisième défi commun concerne la gouvernance elle-même et en particulier l’évolution vers un mode de gestion de la société où les simples citoyens auraient mieux la parole. Il peut être étonnant pour vous que cette question se pose aussi bien en Europe, où la plupart des Etats membres ont des institutions démocratiques qui donnent la parole aux citoyens, notamment par le biais de leur vote, que dans un régime autoritaire comme celui de la Chine. Cela tient au fait que l’aspiration de la population à une meilleure participation à la vie de la société est d’autant plus grande que les gens sont éduqués et bien informés. Les vieux systèmes autoritaires, comme chez vous ou les vieux systèmes de délégation de l’autorité à des élus, comme en Europe, ne satisfont plus les gens. Pour répondre à cette aspiration il faut inventer d’autres manières d’élaborer les politiques publiques mais il faut aussi que les fonctionnaires adoptent d’autres attitudes vis-à-vis de la population. Ce n’est pas si facile.

    Je prendrai un exemple concret, celui de la ville de Paris. Le maire de Paris a affiché dans son programme politique la nécessité d’aller vers ce que l’on appelle « une démocratie participative » où les décisions associeraient beaucoup mieux les simples citoyens. Cela suppose pour les fonctionnaires d’autres manières de dialoguer avec la société, de se mettre à l’écoute des points de vue et même de l’expertise des citoyens. Cela rompt avec le rapport classique entre les gouvernants et les gouvernés, l’administration et les administrés.

    J’ai eu connaissance récemment d’une évaluation qui a été faite de cette nouvelle politique. A ma grande surprise, les résistances ne viennent pas des fonctionnaires de base. Eux, trouvent au contraire intéressant, même si cela leur prend beaucoup de temps, de mieux écouter les points de vue et de chercher à concilier différents intérêts en présence. La réticence vient de leurs chefs qui se disent que si les fonctionnaires de base se mettent à discuter directement avec les citoyens, eux vont perdre du pouvoir. Ainsi, vos fonctionnaires devront se préparer à gérer une société plus complexe, plus exigeante, où il faudra trouver des réponses moins segmentées qu’aujourd’hui et en élaborant des politiques qui associent mieux les citoyens.

     

    4. Quelle est la place des villes et des provinces dans l’évolution de la Chine : de quel territoire la Chine a-t-elle besoin ?

    Cette question fait le pendant de celle que j’ai évoquée précédemment pour la formation des fonctionnaires européens : de quelle Europe le monde et l’Europe elle-même auront-ils besoin ?

    Si on ne sait pas répondre à cette question simple, de quelles villes la Chine aura-t-elle besoin, on forme des fonctionnaires locaux à l’aveugle.

    A l’issue d’une analyse qui s’étend sur plusieurs dizaines d’années, j’ai montré que les villes ou les territoires seront dans les décennies qui viennent les principaux acteurs de la gestion du monde, les principaux acteurs de la gouvernance.

    Quand on parle de gouvernance, traditionnellement, on pense surtout à l’Etat. Dans votre pays comme dans le mien, la France, les fonctionnaires de l’Etat avaient traditionnellement plus de prestige que les fonctionnaires locaux. Mais, en réalité, je suis arrivé à la conclusion que les villes prendront sans cesse plus d’importance dans un système internationalisé et que les États, au contraire, perdront de l’importance. Pourquoi ? Parce que les villes sont mieux à même de gérer les défis de la société de demain, mieux à même de chercher des solutions qui prennent en compte à la fois le développement des techniques, l’efficacité économique, la cohésion sociale et la protection de l’environnement. Les administrations d’Etat risquent de demeurer toujours segmentées. Les villes seront un des lieux privilégié d’invention de la transition du modèle de développement actuel au développement durable ou si l’on veut à la société harmonieuse.

    Je pense que cette perspective a de quoi passionner les fonctionnaires locaux. Peut être beaucoup d’entre eux sont-ils dans vos institutions de formation, comme c’est le cas en France, parce qu’ils n’ont pas pu intégrer la fonction publique d’Etat, l’école du Parti ou encore une université prestigieuse. Il est important de leur dire : « peut être n’avez-vous pas intégré la voie universitaire la plus prestigieuse mais c’est en réalité vous qui aurez à inventer le monde de demain ».

     

    5. Quels sont les principes de gouvernance qu’il faut inculquer et illustrer ?

    Première question, peut-on parler de principes communs de gouvernance et surtout de principes universels ? Est-il raisonnable d’imaginer qu’il y a des principes communs qui s’appliqueraient aussi bien il y a deux mille ans que dans vingt ans, qui valent aussi bien pour l’Europe que pour la Chine ? Personnellement, au bout de quarante ans d’expérience et de réflexion, j’ai répondu : « oui, il existe des principes communs ». Cette affirmation peut paraître étrange ou même prétentieuse.

    Il me faut donc dire un mot de mon itinéraire, de la manière dont je suis parvenu à cette conclusion. Il se trouve que j’ai eu une très grande chance dans ma vie professionnelle. J’ai été, pendant ses vingt premières années, un haut fonctionnaire en France. Puis, pendant les vingt années suivantes, j’ai été directeur de la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme, une fondation à vocation internationale.

    A ce titre, j’ai sillonné le monde et, qui plus est, j’ai eu la chance de travailler aussi bien sur les questions de gouvernance locale que sur les questions de gouvernance mondiale. Jusque là, ma spécialité avait plutôt été la réforme de l’Etat en France. Mais, quand je me suis mis à vraiment découvrir le monde, j’ai été troublé : j’avais l’impression de rencontrer toujours et en tout lieu les mêmes questions. C’est cette découverte que j’ai voulu partager. Je l’ai exposée dans un livre traduit en chinois qui s’appelle « la Démocratie en miettes ». Il fait 500 pages, je ne peux pas le résumer en cinq minutes. Ce n’est pas un livre de professeur, c’est un livre d’explorateur qui a envie de partager ses découvertes.

    Je résume ces découvertes en cinq principes. Je vais les énoncer. Ils me paraissent un bon guide pour aider les jeunes et surtout les praticiens confirmés à réfléchir à leur propre pratique, à l’interroger à la lumière des résultats de cette exploration. En effet, les questions qui ne sont pas immédiatement visibles quand on exerce dans un pays apparaissent soudain au grand jour quand on découvre qu’elles sont les mêmes dans d’autres pays.

    Le premier principe, je l’ai intitulé « légitimité et enracinement de la gouvernance ». Souvent, les enseignements de droit administratif ou de science politique prennent pour acquis l’existence d’une communauté qui partage un destin commun. La gouvernance a alors pour objet de gérer cette communauté déjà instituée. On s’intéresse donc essentiellement à l’organisation et au partage des pouvoirs, au droit, à la loi, à la légalité des décisions qui sont prises. Tout cela est en général consigné dans les Constitutions : comment élit-on les représentants ou comment les nomme-t-on ? quelles sont les responsabilités des collectivités locales par rapport à l’Etat ? quels sont les textes qui régissent les droits des citoyens ? quel est le partage du pouvoir entre le législatif (qui a la charge d’énoncer les lois) et l’exécutif (qui a la responsabilité de les mettre en oeuvre) etc.. De ce fait, trop souvent, on réduit la qualité de la gouvernance à la question de savoir si ce qui se fait est bien légal.

    Mais une autre question se pose en amont. Qu’est-ce qui fait qu’un ensemble humain, par exemple la Chine ou l’Union Européenne, se reconnaît comme une communauté, se reconnaît un destin commun ? Il ne suffit pas de les doter d’un drapeau, d’un hymne national, d’institutions pour que ce soit le cas. Est-il évident que pour l’éternité les Chinois, les Français ont envie de vivre ensemble au sein d’une nation ? Celle-ci a-t-elle vocation à durer pour l’éternité ? Et, quand on créé un ensemble politique nouveau, comme c’est le cas dans l’Union Européenne, cette création suffit-elle à ce que des Polonais, des Portugais, des Estoniens, des Français et des Britanniques se sentent réellement partager un destin commun ? Il faut donc admettre qu’une des fonctions de la gouvernance est d’instituer ou de réinstituer une communauté, de lui faire partager le sentiment d’un destin commun.

    Par ailleurs, il n’est pas suffisant de dire que les décisions sont légales, que l’exercice du pouvoir et le fonctionnement des institutions publiques se font conformément à la loi, pour que les simples citoyens, le peuple, se sentent « bien gouvernés » pour qu’ils se reconnaissent dans la manière dont la société est gérée. Ont-ils, par exemple, le sentiment que les politiques publiques sont menées pour leur bien ou au contraire le sentiment que les gouvernants, les gens puissants, ne les mettent en oeuvre qu’en poursuivant leurs propres intérêts ?

    Ce sont évidemment des questions gênantes. On préfère se réfugier dans des cours techniques ou des cours de droit car cela évite de se les poser. Et pourtant je me suis aperçu, au cours de mes années d’expérience, que c’était là la question centrale : la question de la légitimité et de l’enracinement de la gouvernance. Soit dit en passant, ce n’est en rien une question nouvelle. Je l’ai vu très bien traitée dans un livre chinois vieux de plus de deux mille ans, celui de Lu Jia, un conseiller du premier empereur Han, intitulé « nouveaux principes de politique », du moins est-ce le titre qui lui était donné en français. Ce lettré confucéen centre toute sa réflexion et tous ses conseils sur la question de la légitimité : « une gouvernance est légitime quand les gens se sentent bien gouvernés ».

    Analysant la question de la légitimité au fil de l’histoire et dans différentes régions du monde, j’ai pu constater que l’on pouvait aller plus loin et définir les conditions précises de la légitimité.

    Première condition, que les contraintes imposées à la société au nom du bien commun répondent à une nécessité ressentie par tous. Toute gestion de la société limite les libertés individuelles, comporte une dimension de contrainte. Les gens veulent savoir si ces limites et contraintes sont bien nécessaires au bien commun.

    Deuxième condition, que j’ai appelée l’enracinement dans la société. Les gens comprennent-ils la manière dont le pouvoir fonctionne ? cela correspond il à leur propre idée de l’exercice du pouvoir, dans la famille, dans des cercles restreints, plus informels ? c’est en effet à travers cette expérience concrète qu’ils se font une idée de la manière dont une société doit être gérée. Cette question vous paraît peut être secondaire en Chine, héritière d’une très longue tradition politique et administrative, mais j’ai pu mesurer son importance en Afrique ou en Amérique Latine. L’administration, héritée de la période coloniale, y est un corps étranger à la société. De sorte qu’il y a la société réelle qui fonctionne, parfois souterrainement, selon certaines règles et la société officielle qui fonctionne sur d’autres bases. Découvrant l’importance de ces questions dans ces continents, je me suis aperçu qu’elle se posait aussi dans nos vieilles sociétés et que, trop souvent, le fonctionnement administratif était à la fois opaque et éloigné de ce que les gens, les citoyens, les familles considèrent à la lumière de leur expérience immédiate, comme une bonne manière de fonctionner.

    Troisième condition de la légitimité : nos dirigeants sont-ils dignes de confiance ? J’entends ici par dirigeants non seulement des maires ou vices maires mais jusqu’au plus petit fonctionnaire. Est-il compétent ? est-il dévoué au bien commun ? est-il digne de confiance ? Ce n’est pas parce qu’il a été nommé là par le pouvoir qu’on peut lui faire confiance, c’est en vérifiant au quotidien qu’il l’a mérite.

    Quatrième condition, s’y prend-t-on de façon efficace ? les politiques qu’on élabore sont-elles vraiment adaptées aux problèmes que l’on veut traiter ? Toute contrainte imposée qui ne se traduit pas par une politique efficace devient suspecte d’abus de pouvoir aux yeux des simples citoyens.

    Et cela débouche sur la cinquième condition de légitimité, que j’ai appelée « le principe de moindre contrainte ». Toujours la même idée. En règle générale, les gens sont d’accord pour qu’on limite leur liberté au nom du bien commun mais ils souhaitent que ces limites soient les plus petites possibles eu égard aux objectifs poursuivis.

    Il est intéressant de constater que cette question de la légitimité a longtemps été peu abordée dans l’enseignement aux affaires publiques et même dans les réflexions des institutions internationales. Cela tient au fait que l’Occident dominait la pensée politique. Comme en Occident nous disposons d’institutions démocratiques, il était admis depuis le 18e siècle que dans ces institutions le pouvoir était légitime dès lors qu’ils s’exerçait de façon légale : comment considérer que les dirigeants sont corrompus quand on les a élus ? comment contester l’impôt quand on l’a soi-même voté ? En réalité, au cours des dix dernières années, la question de la légitimité s’est imposée comme une des principales questions de la gouvernance.

    Le deuxième principe de gouvernance, je l’ai appelé « démocratie et citoyenneté ». Il faut ici entendre la démocratie dans son sens le plus large et non la réduire à son sens formel, celui d’institutions et de mécanismes de répartition du pouvoir tels qu’on les trouve dans la démocratie représentative. La démocratie à son sens le plus large pose la question de savoir comment les citoyens peuvent être parties prenantes à la définition et à la conduite de leur avenir collectif. Par quels mécanismes peuvent-ils contribuer à énoncer les enjeux, à se faire une opinion à leur sujet et à participer aux décisions collectives.

    Notre démocratie représentative apporte un premier type de réponse : on organise un débat contradictoire, on vote et la majorité impose sa solution et sa volonté à la minorité. Ce n’est pas la seule formule possible. Il y a à cet égard une formule africaine que j’aime bien. Les sociétés villageoises africaines ne sont pas démocratiques au sens occidental du terme. Les chefs de village sont en général héréditaires. Mais pour exprimer l’idée de démocratie, on dit « je veux que ma voix y soit » : «je veux être entendu, je veux vérifier que mon point de vue est pris en compte, qu’il n’est pas méprisé. Peu importe ensuite si cette prise en compte s’est traduite ou non par une élection ». Je trouve cet expression intéressante : elle signifie « je ne veux pas être seulement un sujet, je ne veux pas qu’on gère mes affaires à ma place, je veux être partie prenante ».

    Evidemment, ce qui est simple à l’échelle d’un village, et se traduisait dans la démocratie grecque par l’agora, la place publique où les citoyens libres débattaient des affaires de la cité est beaucoup plus compliqué à l’échelle de centaines de millions ou de milliards d’habitants. C’est rendu difficile aussi par la complexité des défis auxquels est confrontée la société ou des techniques et connaissances auxquelles elle fait appel.

    Que voulez-vous que les gens du peuple comprennent à la biologie moléculaire, à la crise financière, à la physique nucléaire ou à la médecine, entend on parfois dire, y compris dans les sociétés dites démocratiques ? Ce ne sont pas des savants ! C’est à des comités d’experts de se prononcer ce n’est pas aux gens !

    Cette question est au cœur de la démocratie d’aujourd’hui et nos sociétés sont souvent traversées par des tendances contradictoires. D’un côté, la société est de plus en plus éduquée et, comme on l’a vu à propos des défis qui attendent la Chine, cette société revendiquera de plus en plus fortement la possibilité d’avoir son mot à dire, de contribuer activement à la gouvernance. De l’autre, une autre tendance consiste à limiter le champ de la démocratie soit à ses dimensions locales soit à des questions plus traditionnelles sous prétexte que les simples citoyens n’ont pas les moyens de se prononcer sur les autres. Mais est-ce alors encore de la démocratie ?

    C’est ce qui explique une certaine désillusion à l’égard de la démocratie. D’où le titre de mon livre « la démocratie en miettes ». Le cas de l’Europe est typique à cet égard. Tout le monde dit : « il y a un déficit de démocratie européenne ». Il existe pourtant un Parlement Européen, un Conseil des ministres qui représente chacun des Etats membres dont les gouvernements sont élus démocratiquement. Ensemble, ils orientent la politique européenne. Et pourtant, beaucoup d’Européens ont le sentiment qu’ils ne comprennent rien de ce qui se passe à Bruxelles, qu’on décide au dessus de leur tête, qu’ils n’ont pas voix au chapitre.

    On voit par cet exemple à quel point la nécessité de créer une démocratie substantielle, une démocratie qui permette vraiment aux citoyens de traiter des questions essentielles de leur destin devient brulante. Les fonctionnaires ont tôt fait de considérer que les citoyens ne peuvent pas comprendre, qu’ils ont une vue simpliste ou erronée des problèmes et que de ce fait, moins on les consulte et plus on parvient à prendre des décisions rationnelles.

    Or, l’expérience des nouvelles méthodes qui ont été expérimentées notamment dans les pays du nord de l’Europe, que l’on appelle « conférences de citoyens » ou « conférences de consensus » montre que si l’on adopte des méthodes de travail adaptées la délibération de simples citoyens vaut largement les décisions que prennent des comités d’experts. Pour revivifier la démocratie à l’âge d’internet et quand les défis sont souvent mondiaux, il faut inventer de nouvelles méthodes d’information des citoyens, de délibération, d’élaboration progressive des politiques publiques en intégrant une multitude de points de vue.

    La question qui se pose pour la démocratie se pose aussi pour la citoyenneté. Que signifie être citoyen ? Son sens noble c’est de participer à la construction et à la gestion de la communauté. Son sens dégradé, la vision passive du citoyen, est que ce soit les droits attachés au fait d’appartenir à une communauté, par exemple à la nation chinoise, sans qu’il y ait recherche d’un véritable équilibre entre les droits et les responsabilités. La recherche de ce nouvel équilibre, de cette nouvelle citoyenneté active, est une des grandes questions des prochaines décennies.

    Le troisième principe de gouvernance rejoint par un autre biais la question de la légitimité de l’exercice du pouvoir. C’est la pertinence et l’efficacité des dispositifs de gouvernance. La gestion de la société implique le fonctionnement de multiples institutions. Ce fonctionnement tient aussi bien à la conception des institutions qu’à la culture et aux manières de faire des fonctionnaires. Il ne suffit pas, pour juger de l’efficacité d’une gouvernance de regarder la structure des institutions, il faut les voir fonctionner effectivement. C’est alors que l’on peut s’assurer qu’elles sont bien conçues pour aborder efficacement les défis de notre société.

    Curieusement, ces questions ont été relativement peu étudiées. Je vais pour bien me faire comprendre prendre un exemple. En 1999, à la demande du Parlement Européen, j’ai procédé à l’évaluation de la politique de coopération internationale de l’Europe, en particulier avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. J’ai fini par leur dire : « votre coopération n’est efficace que par effraction ». Par cette formule choc, je voulais leur dire que les procédures utilisées pour mettre en oeuvre la coopération internationale qu’ils avaient décidée étaient vraiment inadaptées au but poursuivi, de sorte que pour être efficaces, il fallait en réalité tricher avec les procédures.

    C’est également vrai dans beaucoup de villes. Là où il faudrait aborder les problèmes de manière transversale, associer les différentes questions entre elles, il y a des administrations cloisonnées. Les patrons de chaque administration sont jaloux de leur autorité. Pour la maintenir, ils veulent éviter à tout prix que leurs subordonnés travaillent entre eux. De sorte que tout pousse à faire fonctionner l’une à côté de l’autre des administrations cloisonnées. De même, l’administration ayant à faire face à des situations très diverses, il faudrait qu’elle soit capable de s’adapter à ces situations très différentes. Or, les fonctionnaires estiment très souvent qu’ils sont jugés en fonction de leur loyauté, de la bonne application d’une norme uniforme, ce qui leur interdit de s’adapter à la diversité des situations.

    On appelle ingénierie institutionnelle l’art de concevoir des modes de fonctionnement des institutions qui aillent spontanément dans la direction des objectifs poursuivis. Il y a à cet égard un paradoxe que j’ai souvent soulevé. Selon moi, il est beaucoup plus difficile de gérer une ville qu’une entreprise. L’entreprise a un objectif plus limité. Et pourtant, depuis plus d’un siècle, on a dépensé des milliards de dollars pour développer les méthodes de management des entreprises. On a créer des méthodologies, mis au point des outils de gestion. On a créé de nombreux MBA (Masters of Business Administration). On fait appel à des consultants pour motiver les gens, pour les faire travailler ensemble, pour évaluer l’efficacité de l’entreprise. Bref on reconnaît l’importance d’investir dans la recherche des meilleurs moyens d’atteindre les objectifs poursuivis. Mais on ne trouve pas l’équivalent quand il s’agit des affaires publiques. Quand les villes prennent conscience de la nécessité de moderniser leur gestion, que font-elles alors ? Trop souvent, faute d’avoir assez réfléchi, elles copient bêtement les méthodes de management des entreprises. Or ces méthodes sont souvent très mal adaptées.

    Vos instituts ont la chance de recevoir des fonctionnaires déjà expérimentés en formation continue. Ils ont déjà une pratique administrative. Ils connaissent de l’intérieur le fonctionnement quotidien de leurs institutions mais ils n’ont certainement jamais eu l’occasion de réfléchir individuellement et collectivement à ce que signifie ce fonctionnement et à la manière de l’améliorer. Vous avez là un rôle très important à jouer.

    Le quatrième principe de gouvernance est celui de la coproduction du bien public. Très souvent, en France par exemple, on considère qu’il y a d’un côté les acteurs publics, qui ont vocation à servir le bien public, et de l’autre des institutions privées, en particulier les entreprises, qui ont pour seule vocation de poursuivre leur intérêt privé. Quand on y regarde de plus près, ce n’est pas ainsi qu’une société fonctionne et se gère. Le bien public est le fruit d’une interaction entre différents types d’acteurs, entre différentes parties prenantes. C’est pourquoi je parle de coproduction du bien public. Mais, une fois ce principe posé, il faut le faire vivre ! Il faut définir les conditions du partenariat entre acteurs publics et acteurs privés, qu’il s’agisse du développement économique de la ville ou de la gestion de l’eau, de l’assainissement et des transports.

    Cinquième principe, l’articulation des différents niveaux de gouvernance.

    J’y ai déjà fait allusion à propos de l’Europe. La tendance classique est de vouloir définir clairement la responsabilité qui relève de chaque niveau de collectivité : le village ou le quartier, le district, la ville, la province, l’Etat, etc.. On a toujours dit : « si on ne sait pas qui est responsable de quoi exactement, il n’est pas possible d’évaluer nos dirigeants ». Ce besoin de clarté dans les responsabilités est évidemment légitime. Encore faut-il qu’il soit réellement possible de distribuer ainsi les responsabilités en donnant des compétences exclusives à chaque niveau de collectivité. Or ce n’est pas le cas. Tous les grands problèmes des sociétés contemporaines relèvent de tous les niveaux à la fois, appellent une adaptation fine aux besoins et aux réalités de la société, ce que peuvent apporter les collectivités de base, les plus proches de chaque réalité concrète, et relèvent en même temps de grandes évolutions qui opèrent à l’échelle mondiale. La conclusion s’impose d’elle même : on ne peut pas gérer la société en juxtaposant les actions des collectivités des différents niveaux. Il faut nécessairement qu’ils coopèrent entre eux. C’est pourquoi il y a, au cœur de la gouvernance, des règles de coopération entre les différents niveaux de gouvernance comme il y a des règles de partenariat entre les différents types d’acteurs.

    Je voudrais conclure cette partie de mon exposé par une phrase. Il ne suffit pas que les fonctionnaires locaux connaissent et veuillent appliquer ces principes de gouvernance. Ils ont besoin, quelque soit le domaine dans lequel ils agissent, de bonnes connaissances techniques : on ne créé pas un réseau d’égout, on ne fait pas fonctionner un réseau de transport, on ne développe pas une politique de santé publique sans compétence dans le domaine du génie civil, de la gestion des réseaux ou de la santé publique. Par contre, il est indispensable de travailler à partir de ces principes de gouvernance pour réfléchir la manière de bien mobiliser ces connaissances techniques au service de la société.

     

    6. Selon quelles méthodes former les fonctionnaires ?

    Les méthodes de formation découlent de ce que je viens d’exposer. En premier lieu, il faut que chaque praticien soit amené à réfléchir la signification profonde de ce qu’il fait. J’ai coutume de dire que la gouvernance est un art, où les principes théoriques sont inséparables de la pratique. C’est si vrai que seuls les praticiens de la gouvernance comprennent vraiment ce dont il s’agit. C’est la raison pour laquelle il est si difficile de former des jeunes : n’ayant pas de pratique professionnelle antérieure ils ont souvent du mal à comprendre ce qui se cache derrière les principes de gouvernance tandis qu’un praticien confirmé, au contraire, le comprend instantanément.

    Votre formation, si je peux me permettre une provocation, doit transformer chaque praticien en chercheur. Un fonctionnaire, comme tout professionnel, a très peu de temps de réfléchir au cours de sa vie quotidienne, a du mal à prendre de la distance à l’égard de ce qu’il vit. Le rôle du stage, ce moment précieux, doit être de mettre à profit le temps disponible pour amener chacun à se mettre en attitude de réflexion par rapport à ce qu’il fait tous les jours. Et, là, le rôle des professeurs est capital. Il n’est pas d’enseigner des disciplines techniques mais d’aider les stagiaires à réfléchir individuellement et collectivement à la signification de leur activité professionnelle.

    J’insiste sur la dimension collective. Si vous prenez un praticien confirmé, qui a vingt ans d’expérience, si vous le mettez dans une salle tout seul et que vous lui demandez d’écrire une étude de cas à partir de ses expériences, vous avez de grandes chances de le retrouver en larmes devant sa feuille blanche. Il n’aura pas su par quel bout prendre les choses. Il y a tellement de choses à dire et en même temps rien. Il ne voit pas l’intérêt de raconter des choses qui lui paraissent banales puisqu’elles font partie de son quotidien. Il ne voit même pas comment ça pourrait intéresser d’autres. Et puis il y a aussi les choses qu’il ne peut pas dire : la corruption, la réalité des rapports de pouvoir, les luttes d’influence à l’intérieur de son service et leurs conséquences sur la politique qui est menée.

    Comment permettre aux gens de sortir de la culpabilité, née du fait que les choses ne fonctionnent pas réellement comme on dit qu’elles devraient fonctionner, pour faire de cette connaissance un élément de compréhension sur la réalité de la gouvernance ?

    J’ai remarqué que c’est pratiquement impossible à faire seul mais que cela devient très intéressant quand la réflexion est menée en petits groupes. Petit à petit, les choses se disent, les réalités deviennent plus claires. On fait émerger de vraies questions, on cesse d’avoir honte du fait que la manière dont ça se passe n’est pas conforme à ce qui est écrit dans les textes. On fait de cette réalité un objet de réflexion collective.

    Je vous ai parlé par exemple de l’exercice par les fonctionnaires de leur responsabilité. Mais, comment les prépare-t-on à exercer leur responsabilité ? Cet exercice ne se comprend bien qu’en analysant des dilemmes éthiques : des situations où l’application des principes auxquels on croit ne débouche pas sur une solution claire. Je travaille actuellement là dessus en France où l’on s’est aperçu que la pédagogie de la responsabilité est très déficiente. On manque terriblement d’études de cas. Or c’est en travaillant sur ces études de cas, sur ces dilemmes que l’on peut progresser et non en écoutant des cours de morale.

    On pourrait dire la même chose à propos des différents principes de gouvernance. Il ne suffit pas d’enseigner ces principes à vos élèves. Il faut véritablement qu’ils les redécouvrent en réfléchissant collectivement à leur pratique.

    Je voudrais une fois de plus souligner à cet égard l’intérêt des formations permanentes, concernant les fonctionnaires déjà confirmés. Quand je fais une conférence à des jeunes qui n’ont jamais pratiqué, j’ai du mal à partager avec eux mes réflexions sur la gouvernance. Ils me regardent avec de grands yeux et d’un air sceptique. Ce dont je leur parle ce n’est pas tiré de cours de droit, de sciences de l’ingénieur, de sciences politiques. Ils ne voient pas la portée concrète de ce que je leur raconte parce qu’ils n’ont pas découvert par eux-mêmes que c’était fondamental.

    C’est pourquoi, l’aller et retour entre pratique et théorie est indispensable. C’est si vrai qu’écouter les cours d’un praticien est souvent ennuyeux parce qu’il raconte son histoire sans aucune prise de distance par rapport à ce qu’il vit. Et ce que les théoriciens enseignent est également ennuyeux par ce que cela semble coupé de la vie réelle. A tel point que dans les stratégies de formation des fonctionnaires, c’est souvent les ressources humaines en enseignants, qui manquent le plus parce qu’il y a très peu de praticiens qui ont fait cet effort d’aller et retour entre la théorie et la pratique.

    Le grand économiste anglais John Maynard Keynes, a dit un jour : « les hommes politiques sont des esclaves sans le savoir d’économistes morts depuis longtemps ». Je crois que cette formule est extrêmement juste. Elle veut dire que dans la vie quotidienne, nous pensons à partir de cadres intellectuels dont nous n’avons même pas conscience. Nous les prenons pour des évidences. Nous avons oublié quand, comment et pour répondre à quelles situations ils ont été construits.

    Il en va de même quand on utilise dans une formation des outils pédagogiques qui ont été élaborés ailleurs. Ainsi, je vois dans beaucoup de formations aux affaires publiques utiliser des études de cas élaborées à Harvard aux Etats-Unis, au motif que ce sont les seules qui existent sur le marché. Mais, le faire, c’est pour reprendre l’expression de Keynes devenir esclave de modes de pensée qui ne sont pas forcément les nôtres, de traditions administratives qui ne sont pas forcément les nôtres, faute d’avoir produit notre propre corpus d’expériences.

    Les études de cas, il faut qu’elles soient familières. Il faut qu’elles soient nées d’ici. Votre collectif d’instituts de formation de fonctionnaires provinciaux peut jouer un très grand rôle en mettant en commun l’élaboration de ces études de cas. Je sais que ce n’est pas facile. Depuis longtemps je cherche à construire un site web de ressources documentaires pertinent pour la gestion des villes et j’ai bien du mal à le faire parce qu’il est très difficile de produire des études de cas qui ne soient pas superficielles, qui permettent d’illustrer les principes fondamentaux de gouvernance. Ce serait une ambition magnifique pour votre groupe de huit instituts provinciaux que de mettre en commun vos efforts pour produire ces outils pédagogiques et cette base d’expériences.

    Une autre piste méthodologique est de mélanger dans les stages des fonctionnaires et des non fonctionnaires, représentants d’autres secteurs de la société : entreprises, associations d’habitants. Il faut des gens qui soient quotidiennement dans des positions différentes de la société. Il faut les amener à aborder ensemble les questions communes. C’est une pratique fréquente en entreprise. Pendant les stages, les fonctionnaires sont en dehors de leur cadre habituel, ne sont pas enfermés dans leur rôle. On peut donc créer des espaces où les rôles s’inter changent, où un fonctionnaire se met dans la peau d’une organisation d’habitants, où les dirigeants d’une organisation d’habitants se mettent dans la peau d’un fonctionnaire. C’est ainsi que, progressivement, ils apprennent à communiquer entre eux et à inventer des formes de partenariat pour la coproduction du bien public.

    J’aborde maintenant une troisième question, celle de la gestion des carrières. Comme j’ai cherché à vous le montrer, les principes de gouvernance se comprennent d’autant mieux que l’on a pratiqué dans des institutions différentes. C’est ainsi en effet que l’on découvre que derrière ces différences il y a des principes constants qui sont à l’oeuvre. Plus les expériences sont variées, plus on a la chance de travailler avec des institutions de différents niveaux, les unes très proches de la base de la société, les autres au contraire plus lointaines et mieux on comprend la nature même de la gouvernance.

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    débat

    - Question : Quelle est la distinction entre le gouvernement, la gouvernance et la gestion publique ?

    C’est une excellente question. Je donne personnellement de la gouvernance une définition très large. Pour moi, la gouvernance c’est tout simplement l’art des sociétés d’inventer au fur et à mesure de leur développement des modes de régulation qui vont leur permettre d’assurer leur cohésion, leur développement, leur sécurité extérieure, la paix et l’équilibre entre la société et son environnement.

    Ce n’est donc pas seulement l’art de gouverner les sociétés, c’est aussi l’art des sociétés de se gouverner. Pour bien comprendre, je crois utile de considérer la société comme un être vivant collectif, dont les équilibres sont complexes. Il existe d’autres êtres vivants collectifs, par exemple les grandes communautés d’insectes qui comptent comme les sociétés humaines des millions voire des milliards d’individus. Leur régulation est complexe mais fondée sur un partage stable des rôles et par des caractéristiques génétiques. Au contraire, les régulations des sociétés humaines sont conscientes et sont un des fruits de la civilisation.

    Essayer de comprendre comment une société se gère va donc beaucoup plus loin, aborde des questions beaucoup plus vastes que la simple question de savoir comment un gouvernement fonctionne, comment un service public est géré. C’est pour marquer l’importance de cet élargissement de point de vue que j’ai été un des premiers en France à introduire ce concept de gouvernance. C’était pour moi la nécessité de sortir du cadre trop étroit de pensée qui était le mien en tant que fonctionnaire de l’Etat français.

    J’ai commencé ma vie professionnelle par des certitudes. J’avais été sélectionné par un processus de concours mis au point par l’Etat français, copié des concours mandarinaux de la Chine impériale, car le mode de fonctionnement de l’administration chinoise a énormément influencé, au 18e siècle, la pensée des philosophes français. Comme tous les jeunes hauts fonctionnaires de ma génération j’ai été convaincu qu’avec ma technicité j’étais porteur de l’intérêt général. Je me sentais pleinement au service du public. L’Etat était pour moi une évidence.

    Petit à petit, je me suis aperçu qu’il fallait regarder les choses de façon beaucoup plus large pour donner son sens à la réflexion même sur l’Etat. D’où ma conception large de la gouvernance. Il est vrai qu’elle n’est pas partagée partout et qu’elle fait l’objet d’un débat international. A certains moments le mot français gouvernance et le mot governance en anglais ont pris des significations radicalement opposées.

    Par exemple, la Banque Mondiale a, jusqu’à une date récente, voulu promouvoir ce qu’elle appelle « good governance » ou « best practices ». C’était une vision très étroite et très normative de l’action publique, avec l’idée que les entreprises étaient plus efficaces que l’Etat et qu’il fallait copier le fonctionnement des entreprises. Avec l’idée aussi que le seul bon modèle de gouvernement était le modèle de la démocratie représentative occidentale. Je me suis fortement opposé à cette vision étroite et normative de la gouvernance. Progressivement l’Europe s’en est éloignée et, à une date plus récente, la Banque Mondiale a commencé à remettre en cause ses dogmes. Comme je vous l’ai montré, selon moi, chaque société, à chaque moment de son histoire, doit inventer sa propre gouvernance. Elle ne peut pas se borner à copier les recettes venues d’ailleurs, sinon sa gouvernance n’est pas véritablement perçue comme légitime à la population.

    Je vous ai parlé de principes généraux de gouvernance. Mais un principe général est l’opposé d’une recette. Un principe général vous guide en vous disant ce sur quoi doit porter votre effort d’invention. Mais c’est à vous de trouver la réponse. Elle ne se trouvera ni à New-York ni à Bruxelles ni à Paris. Ainsi, la Banque Mondiale avait élaboré tout un ensemble d’indicateurs de bonne gouvernance. J’en ai fait une analyse détaillée et ma conclusion est très critique. Ces indicateurs ne visent pas à élaborer une gouvernance adaptée à chaque société mais à imposer à tous l’idéologie américaine des années 90.

    - Question : Peut-on transposer facilement les méthodes de management des entreprises à l’administration publique ?

    Je ne le crois pas ou plus exactement pas complètement. Il est vrai que le mot governance en anglais est venu directement de « corporate governance » la gouvernance des entreprises. Mais celle-ci ne peut pas se réduire à des recettes simples. L’art de gouverner les entreprises est devenu plus complexe qu’autrefois. Dans une économie de la connaissance par exemple, où chaque salarié est invité à mobiliser non seulement sa force de travail mais aussi son intelligence et sa créativité, on ne mobilise pas les intelligences, on ne construit pas la cohésion des entreprises comme on le ferait sur un chantier de construction où on fait seulement appel à une force de travail.

    C’est pourquoi la gouvernance de l’entreprise d’aujourd’hui ne se réduit pas aux recettes traditionnelles de management. J’ai connu d’ailleurs au fil de ma carrière un certain nombre de modes dans le domaine du management et j’ai pu observer que chaque fois que l’on décrit une entreprise comme une entreprise modèle, au vu de la mode en vigueur, cette entreprise a toutes les chances de faire faillite dans les dix ans qui suivent !

    J’ai eu la chance d’être pendant une période de ma vie cadre dirigeant dans une grande entreprise sidérurgique. J’ai donc pu faire le parallèle entre la gestion d’institutions publiques et la gestion d’institutions privées. Il y a, bien évidemment, des problèmes communs à toutes les grandes organisations quel que soit leur statut. Mais ces problèmes communs ne justifient pas pour autant qu’on transpose sans précaution les méthodes du management privé à la gestion publique.

    J’ai vu cette tendance à l’oeuvre en France dans les années 80 et j’ai vu les dégâts qu’elle a provoqués. On a pensé faire un progrès substantiel en considérant chaque citoyen comme un client du service public. Ce n’est pas toujours faux. Il est bien que dans un hôpital on considère le malade comme un véritable client et qu’on ait des égards à son sujet comme pour un client d’une clinique privé. Mais, comme le sait bien la médecine chinoise, l’état de santé est un tout, en particulier l’état sanitaire de toute une population. Cela dépend du niveau d’éducation sanitaire, de la compétence des familles, d’un équilibre entre le physique et le spirituel, du sentiment d’avoir véritablement prise sur sa santé. Tout ça ne se résume pas à des journées d’hôpital. De sorte que ce n’est pas en gérant l’hôpital en bon manager que vous allez créer un état satisfaisant de santé pour la population.

    Très souvent, comme je l’ai montré, on copie l’entreprise dans la fonction publique parce que l’on n’a pas fait l’effort de réfléchir à notre métier. On aimerait trouver par exemple des critères d’évaluation de notre efficacité aussi simples qu’est le critère de profit, de rendement pour l’entreprise. Ce faisant, on s’imagine qu’on a été un bon gestionnaire mais en fait on détruit le service public de l’intérieur parce que l’on détruit ce qui était le plus précieux, le plus difficile à construire : le désir pour chaque fonctionnaire que sa vie ait un sens par rapport au bien être de la société.

    Il ne faut pas rejeter a priori l’idée d’évaluation de l’efficacité de l’administration mais il faut chercher, à chaque fois, des méthodes vraiment adaptées au but que l’on poursuit et ne pas se borner à copier les méthodes qui correspondent à un autre but. Sinon, sous prétexte que vous avez vu quelqu’un enfoncer une vis avec un tournevis, vous copiez son geste mais pour enfoncer un clou et rien ne marche.

    C’est tellement vrai que j’ai vu introduire il y a quelques années ce que l’on appelle le « new public management » à la Commission Européenne. Les fonctionnaires européens que je côtoie me disent qu’ils passent maintenant 20 à 30 % de leur temps à remplir des fiches d’évaluation. Cela n’a aucun sens. L’introduction de ces méthodes est un désastre pour l’Europe.

    Les questions d’évaluation sont importantes mais elles relèvent trop souvent, hélas, de ce que l’on appelle « la parabole de l’ivrogne ». C’est l’histoire d’un ivrogne qui tourne la nuit sous un réverbère, regardant obstinément le sol. Un passant le voit et lui dit : « cher monsieur, vous cherchez quelque chose ? » l’ivrogne lui répond : « oui j’ai perdu mes clés ». Le passant lui dit : « vous avez perdu vos clés sous le réverbère ? » « non » répond l’ivrogne « mais c’est là qu’il y a de la lumière ».

    Quand vous examinez de près ce que l’on appelle l’évaluation des politiques publiques, avec l’obsession de rechercher des indicateurs quantifiés, vous êtes exactement dans la situation de l’ivrogne. On choisit des chiffres pour évaluer non parce qu’ils reflètent ce qui est important mais parce que ce sont ceux que l’on peut calculer. Par exemple on ne va pas s’intéresser à l’impact de l’action publique sur la santé de la population, on va seulement mesurer l’impact immédiat d’un acte de santé particulier, par exemple on va mesurer le temps d’utilisation d’un scanner, quitte à multiplier les examens inutiles au scanner pour augmenter les chiffres de productivité.

    Si on veut intéresser les praticiens à la pertinence et au sens de leur action, il faut les amener à réfléchir à la nature de cette pertinence. La seule bonne méthode d’évaluation est d’associer tous les praticiens à la réflexion sur le sens de leur action. Ainsi ils découvriront progressivement ce qui fait qu’ils ont été ou non pertinents par rapport aux problèmes posés. Et c’est ainsi que petit à petit on dégage dans chaque domaine des principes communs.

    - Question : Aux Etats-Unis a été publié un livre « réformer l’Etat, réformer le gouvernement ». Ce livre a beaucoup d’influence en Chine, surtout auprès des universitaires qui le prennent pour un manuel d’enseignement.

    Il faut se replacer dans le contexte. Après la chute de l’empire soviétique, on a assisté à une grande offensive idéologique des mouvements néo conservateurs pour imposer l’idée que le fonctionnement privé c’était mieux que le fonctionnement public, que l’entreprise c’était toujours et partout mieux que l’Etat, que les réactions de ce dernier étaient presque toujours néfastes en imposant des régulations contraires à l’efficacité des marchés. C’est une idéologie. Ce n’est pas fondé sur des analyses approfondies.

    Je vais vous en prendre un exemple. Sous le règne de Georges Bush et notamment quand elle était dirigée par un des conseillers de Georges Bush, Paul Wolfowitz, la Banque Mondiale s’est alignée sur l’idéologie des Républicains américains. Elle a voulu promouvoir partout une vision normative de la « bonne gouvernance ». Pour cela, la Banque Mondiale a développé une théorie selon laquelle cette bonne gouvernance était la clé d’un développement économique rapide. Or cette théorie était tout bonnement ridicule. Le Ministère français des affaires étrangères m’a demandé d’écrire un chapitre d’un livre intitulé « la gouvernance démocratique, nouveau paradigme de développement ». Le chapitre qu’on me demandait avait été intitulé « le contre exemple asiatique ». Les institutions internationales en effet étaient conscientes que ce qui se passait en Asie (c’est-à-dire concernant 60 % de l’humanité !) n’était pas conforme au dogme américain. D’où l’expression de « contre-exemple » : quelque chose qui ne se conforme pas à une loi générale.

    A cette occasion, j’ai été amené à démonter totalement la théorie de la Banque Mondiale. Celle-ci disait par exemple : « la bonne gouvernance est la clé de la réduction de la pauvreté ». C’est évidemment absurde. Depuis dix ans, les deux tiers de la réduction de la grande pauvreté dans le monde sont imputables au développement de la Chine. Or, selon les critères de la Banque Mondiale, la Chine est la pire gouvernance qui soit, la plus éloignée des principes de bonne gouvernance.

    Sans chercher plus loin, ce simple fait démontre que la bonne gouvernance façon Paul Wolfowitz ne peut en aucun cas expliquer la réduction de la pauvreté. La Banque Mondiale a fini récemment par reconnaître ses erreurs d’analyse. Il ne faut pas confondre une réflexion fondée sur les faits et une idéologie.

     

    - Question : comment attirer et retenir des fonctionnaires de talent ?

    C’est une question très importante. Vous aurez besoin, dans une Chine de plus en plus développée, confrontée à des problèmes de plus en plus complexes, de gens bien formés, passionnés par leur métier et capables de penser la complexité.

    Ce n’est pas en leur imposant une vision étroite de l’efficacité du service public que vous y parviendrez. En particulier, si on considère l’efficacité du service public à partir de mesures de son impact à court terme, on élimine des actions beaucoup plus fondamentales, à beaucoup plus long terme, pour la bonne et simple raison que l’on ne sera pas capable de mesurer l’efficacité de leur action.

    Prenons un exemple. Je veux améliorer la rentabilité de mon système de transport en mesurant son efficacité par le nombre de kilomètres multiplié par le nombre de voyageurs et divisé par le coût. J’ai l’air d’être raisonnable. En réalité, pour améliorer mon efficacité, je vais éliminer la desserte de quartiers où il y a des personnes âgées qui dépendent entièrement du système de transport public. Certes elles ne voyagent pas souvent et en ce sens ne « rentabilisent » pas le système de transport. Pourtant c’est leur présence qui justifie cette desserte car l’existence de la desserte modifie leur rapport avec la société.

    De même quand je veux rentabiliser mon hôpital, je me donne l’illusion de l’efficacité mais cela va me conduire à maintenir des malades huit jours à l’hôpital quand je manque de malades et, au contraire, à renvoyer des femmes qui viennent accoucher ou des malades qui viennent d’être opérés le lendemain chez eux sous prétexte que je n’en ai plus besoin pour rentabiliser mes lits.

    Ainsi une logique d’efficacité appliquée à un service particulier peut complètement s’opposer à l’efficacité de l’ensemble. Ce que je dis ne vise pas à récuser les efforts de bonne gestion. Bien évidemment si pour un service donné je peux diviser par deux ma dépense en énergie, j’ai fait progresser le service public. Je me borne à dire que les raisonnements gestionnaires localisés ne constituent qu’un petit fragment de la gouvernance.

    Prenons encore le cas de la main-d’oeuvre. J’ai une entreprise. Trente personnes y travaillent. Je vois que je pourrais m’organiser pour n’en utiliser que quinze. J’en conclus qu’il faut en licencier quinze. C’est de bonne gestion. Parce que mon seul critère est l’efficacité de mon entreprise. Transposons maintenant ce raisonnement à une ville où il y a déjà beaucoup de chômeurs. Je pense que je pourrais assurer les transports publics avec deux fois moins de personnes. Mais si cela m’amène à accroître le nombre de chômeurs de toutes les personnes qui sont dans mon service en excédent. Si, à cette occasion, je leur fais perdre leur dignité, leurs ressources, s’ils en viennent à dépendre seulement de la charité publique ou des aides sociales, ai-je fait un bon calcul du point de vue de la société ?

    Ces quelques exemples montrent pourquoi la gestion publique est beaucoup plus passionnante que la gestion d’entreprise. Pour avoir fait les deux je peux l’affirmer fortement. Travailler dans la fonction publique oblige sans arrêt à se poser des questions sociales, philosophiques, souvent difficiles, pour lesquelles il n’existe pas des réponses évidentes. C’est ce qui fait la noblesse du métier.

    En Chine par exemple, vous allez être en concurrence avec les entreprises pour attirer d’excellents cadres, des cadres qui sachent penser et qui maîtrisent bien les techniques. Qu’aurez-vous à leur offrir ? Les entreprises, elles, seront en mesure de leur assurer un bon revenu et le prestige de la modernité. Ils seront tout le temps en avion. Ils auront leur blackberry dans la poche, ils auront accès à la société de consommation.

    Si vous offrez de la fonction publique une image bureaucratique, avec un moins bon salaire, avec plus de contraintes, tous les meilleurs vont aller du côté de l’entreprise. Qu’est ce qui peut compenser ? C’est la forte conscience de faire un métier magnifique. Si dans la fonction publique les chefs de service demandent seulement qu’on leur serve le café et qu’on leur obéisse, qu’on applique les règles, vous perdrez tous les jeunes cadres dont vous avez besoin.

    En Europe et aux États-Unis, on assiste à un retournement de tendance. Certaines entreprises ont du mal à embaucher des cadres brillants et à les garder quoiqu’en leur offrant des hauts salaires, parce que les jeunes estiment que ce travail en entreprise ne donne pas de sens à leur vie, qu’on les fait courir pour produire plus de profit encore dans l’entreprise, qu’on les attache par des avantages matériels comme les stocks options, les suppléments de salaire et les primes, parce qu’ils ont le sentiment d’être pris pour des enfants irresponsables. Cette difficulté à recruter mesure la nécessité de répondre au désir de sens des jeunes.

    Cela montre combien la capacité des différentes organisations à offrir du sens à leurs jeunes cadres est décisive pour attirer les meilleurs. Vous aurez besoin de gens capables de gérer la complexité, de gens qui réfléchissent, qui aient le courage de résister. Ces gens il faudra les trouver et c’est ainsi que vous les trouverez.

     

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