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Gouvernance despotique,gouvernance chefferiale et gouvernance postcoloniale

Intervention de Jean-Pierre Olivier de Sardan au colloque IRG/ARGA de Bamako (Mali), janvier 2007

Quels sont les traits communs nous permettant de parler d’une « gouvernance ouest-africaine »? Comment comprendre les maux qui la caractérisent aujourd’hui à partir de son héritage colonial? Cette fiche donne des éléments de compréhension et des pistes pour sortir des difficultés actuelles en prenant en compte tant les dynamiques internes que les influences venant de l’extérieur.

Cette contribution s’inscrit dans le cadre du colloque organisé par l’IRG et L’ARGA en janvier 2007 à Bamako (Mali). Elle s’inscrit plus particulièrement dans la session de débat sur « LA GESTION DU BIEN PUBLIC ».

Table of content

Le concept de « gouvernance » ne fait pas l’unanimité en sciences sociales. Certains lui reprochent d’être « pollué » par ses acceptions normatives, développées en particulier par la Banque mondiale, apôtre d’une « bonne gouvernance » fortement teinté d’idéologie néolibérale. D’autres (souvent les mêmes) y voient une tentative de « dépolitisation » des affaires publiques, au profit d’une vision purement gestionnaire ou technocratique, qui serait illusoire ou mensongère 16 . Je ne rentrerai pas ici dans ce débat : je souhaite simplement définir clairement la posture à partir de laquelle j’utilise pour ma part le concept de gouvernance, à savoir : (a) sur un mode analytique (non normatif), (b) en prenant en compte la dimension gestionnaire, mais sans en faire une « machine antipolitique » 17 .

En effet, la politique, au sens large, qui inclut aussi bien le fonctionnement de l’administration que la mise en oeuvre des politiques publiques, ne se résume pas seulement à des phénomènes de pouvoir (« pouvoir de » et « pouvoir sur »), de domination (ou de monopole de la violence légitime, ou de contrôle des corps et des esprits), de légitimation ou d’idéologie, même si elle est aussi, et parfois surtout, tout cela. Il s’agit en même temps de formes de délivrance et de gestion de biens et services publics et collectifs, et c’est le sens que j’entends donner à « gouvernance ». Cette dimension de la politique a été souvent oubliée : l’État, ses agents, ses appareils, ont été perçus, par toute une tradition critique (marxiste, anarchiste, contestataire, et aujourd’hui altermondialiste), comme étant par essence des dispositifs de répression ou de conditionnement idéologique (au service du grand capital). Or, quand bien même ce serait vrai, au moins partiellement, ces dispositifs assurent également (plus ou moins bien, plus ou moins efficacement, avec plus ou moins de justice) des fonctions de protection, d’assistance, de fournitures de services, de développement, de création d’infrastructures, etc. Il en est ainsi pour une démocratie progressiste comme pour une dictature rétrograde. Analyser ces fonctions, comment elles sont (ou non) prises en charges, comment elles sont exercées au quotidien, et à la base, cela fait aussi partie du cahier des charges des sciences sociales. Il n’est pas inutile de préciser que si la délivrance de biens et services publics et collectifs relève le plus souvent de dispositifs étatiques, elle peut être aussi assurée par d’autres opérateurs, tels que les institutions de développement, les mécènes, le secteur privé ou le monde associatif (aujourd’hui souvent appelé « société civile »), qui parfois suppléent l’État, parfois se substituent à lui, parfois collaborent avec lui, ou parfois le soutiennent par des « perfusions » sectorielles.

La gouvernance, prise dans cette acception, constitue, un « champ semi-autonome » 18 , qui n’est certes pas indépendant de la nature du pouvoir, du type de régime ou de gouvernement, mais qui a sa propre épaisseur et ses propres logiques. Le néolibéralisme n’est qu’une forme de gouvernance parmi bien d’autres. Au temps de l’URSS, il y avait par exemple une gouvernance soviétique, ayant des points communs et des différences avec la gouvernance maoïste…. C’est en ce sens qu’on peut sans doute parler à certains égards d’une « gouvernance ouest-africaine » (comme on peut parler à certains égards d’une gouvernance européenne). Diverses recherches menées entre autres par le Lasdel 19 depuis plusieurs années ont en effet mis en évidence la convergence des formes de gouvernance dans des pays comme le Sénégal, le Bénin, le Niger ou le Mali, aux trajectoires politiques pourtant assez différentes depuis la colonisation. D’autres que nous, et avant nous, avaient déjà tenté de caractériser l’État africain à partir de certains aspects de son fonctionnement ordinaire 20 .

Mais la particularité des travaux du Lasdel est de se fonder sur des enquêtes empiriques intensives (de type socio-anthropologique). Pour comprendre les raisons de cette commune gouvernance qui caractérise aujourd’hui la plupart des pays africains, il faut remonter à la période coloniale. C’est en effet la colonisation qui non seulement a mis en place l’État africain moderne mais aussi, à y bien regarder, qui a jeté les bases des formes contemporaines de gouvernance.

La gouvernance coloniale

Ce n’est pas ici le lieu de revenir en détail sur l’État colonial. Je voudrais seulement insister sur deux dimensions majeures de la gouvernance coloniale, que j’appellerai la gouvernance despotique et la gouvernance chefferiale.

La gouvernance despotique coloniale

De nombreux travaux ont mis en évidence l’arbitraire institutionnalisé qui caractérisait le régime de l’indigénat, la toute puissance des « commandants de cercle (qui cumulaient tous les pouvoirs), les ponctions permanentes en hommes et en produits (travail forcé, contributions obligatoires, impôt capitaire, conscription, etc.), les brimades incessantes et les humiliations quotidiennes. Le terme de « despotique » a lui-même été déjà utilisé à ce propos 21 .

Considérer l’État colonial comme un fournisseur de services à des usagers semble donc anachronique, voire surréaliste, tant l’« indigène » était loin d’être traité en « usager ». Mais pourtant l’État colonial, malgré tout, assurait aussi des prestations envers ses sujets (santé, éducation, routes, par exemple). C’est justement ce paradoxe qui définit la gouvernance despotique : des services sont délivrés, mais sur un mode autoritaire, répressif, arrogant, voire raciste. À cet égard, la gouvernance despotique coloniale n’est évidemment qu’une des multiples figures des modes despotiques de gouvernance à travers l’histoire.

Mais la gouvernance coloniale constituait aussi une forme assez particulière de gestion des affaires publiques, qui mélangeait un ensemble de traits issus du modèle étatique européen (avec sa bureaucratie, ses procédures, ses organigrammes, ses rapports, ses institutions) et un autre ensemble de traits « inventés » par la situation coloniale et souvent en contradiction avec les précédents (puisqu’on commandait à des « indigènes », au lieu d’administrer des citoyens), dans une situation complètement dérogatoire par rapport à la métropole.

Une bureaucratie du mépris

L’ampleur du fossé entre bureaucrates et usagers « indigènes » a introduit une très grande marge d’arbitraire et même de violence dans la rationalité procédurale de la bureaucratie classique métropolitaine officiellement importée « clé en main » dans les colonies. Au-delà du mépris souvent affiché de beaucoup de fonctionnaires européens pour leurs administrés, ce sont des générations d’auxiliaires et de « commis » africains qui ont appris auprès des colonisateurs à édifier une barrière entre eux-mêmes et les populations locales, à multiplier les signes affirmant leur statut de privilégiés, à construire leur supériorité par l’affirmation de ‘infériorité des autres, à « mal traiter » leurs « administrés », à user de l’arbitraire… Alors qu’en Europe, la bureaucratie moderne s’est développée plus ou moins parallèlement avec l’émergence de la citoyenneté et de la démocratie, tout au long du XIX e siècle, elle a au contraire, en Afrique, rimé depuis ses débuts (et jusqu’à aujourd’hui) avec le mépris de l’usager, sans tradition civique ou citoyenne égalitaire. Une caractéristique collatérale doit être soulignée : alors qu’en Europe la bureaucratie s’est construite dans une relative autonomie par rapport au pouvoir exécutif, en Afrique, dès le pouvoir colonial (et jusqu’à aujourd’hui), elle a été indissociable de l’arbitraire du pouvoir.

Le « privilégisme »

On pourrait appeler « privilégisme » les innombrables « avantages de fonction » propres à la bureaucratie coloniale : au- delà des salaires doublés grâce aux indemnités, tout était dû aux administrateurs : le logement, la domesticité, les moyens de déplacements, les dons et présents en nature des populations, les services gratuits, les maîtresses… L’écart était d’autant plus grand par rapport aux fonctionnaires de la métropole que les cadres coloniaux avaient en général une formation nettement inférieure. Le seul fait d’avoir une fonction dans l’administration coloniale donnait accès à ces privilèges, indépendamment de la compétence ou du mérite, et constituait une motivation majeure de l’entrée dans ce corps. Pour les auxiliaires « indigènes », qui ont constitué le noyau de la future administration après l’indépendance, les privilèges obtenus étaient certes mineurs par rapport à ceux des Européens mais majeurs par rapport à la situation des « indigènes » ordinaires.

Elections : trucages et achats de voix

On a parfois oublié que la démocratie électorale et le multipartisme ont fait leur apparition en Afrique sous la colonisation française, avant que, après les indépendances, les partis uniques et les régimes militaires ne changent les règles du jeu, jusqu’aux conférences nationales. Mais les élections organisées après 1945, puis sous la loi-cadre, ainsi que le référendum, ont été aussi des élections largement manipulées, où le pouvoir colonial tentait par tous les moyens de barrer la route au RDA, en suscitant des partis « coloniaux », en mettant tous les moyens de l’administration au service de ceux-ci, en trafiquant les résultats, en distribuant les billets pour acheter les voix, etc. La culture politique électorale qui s’est édifiée dans les colonies à cette période est donc assez éloignée de celle de la métropole à la même époque, et singulièrement proche de celle qui règne aujourd’hui en Afrique.

Recours aux intermédiaires, clientélisme, et corruption

La bureaucratie coloniale était caractérisée à la fois par une sous-administration chronique et par un décalage maximal entre les normes et usages locaux et les normes et règles officielles. Faute de ressources humaines, et faute de maîtrise des codes et usages locaux, les bureaucrates coloniaux ont non seulement toléré, mais aussi utilisé systématiquement diverses formes de sous-traitance, de clientélisme et d’informalité, là encore loin des règles métropolitaines, faisant la part belle aux auxiliaires, supplétifs, courtiers et autres hommes de main ou de confiance. D’où une structure « schizophrénique » de l’administration, écartelée entre un formalisme procédural surtout rhétorique, scripturaire ou superficiel, et de multiples accommodements oraux négociés par des intermédiaires empressés et omniprésents. Cette importance de la négociation et de l’intermédiation, qui se traduisait par de multiples « arrangements », est sans doute à l’origine des premières formes de petite corruption quotidienne, qui sont apparues dès la période coloniale, au profit certes des auxiliaires, des commis et des supplétifs, mais aussi des fonctionnaires français en poste aux colonies. De même, le clientélisme bureaucratique, où un fonctionnaire avait ses « protégés », et accordait des faveurs à ceux qui lui rendaient des services, comme à ses parents ou à ses connaissances, s’est mis en place pendant la colonisation.

Parmi les auxiliaires, une place à part doit être accordée aux chefs, dans la mesure où leur rôle n’était ni informel ni inséré dans le dispositif bureaucratique proprement dit: il s’agissait en effet d’une institution originale, située à la périphérie de l’administration, mais jouant un rôle central dans le dispositif colonial.

La gouvernance chefferiale

La « chefferie administrative » a constitué une innovation coloniale majeure. L’administration coloniale nommait les chefs (de village et de canton, parfois de province), les rétribuait, définissait leurs attributions, les supervisait. Le despotisme colonial passait par eux : les chefs recrutaient les hommes pour le travail forcé ou la conscription, ils percevaient l’impôt pour le compte des commandants de cercle, ils avaient une fonction de justice de premier degré, ils servaient de relais en toute chose pour l’administration et constituaient l’interface entre l’appareil colonial et les populations. Ils étaient d‘ailleurs censés à la fois représenter les populations face à l’administration coloniale et l’administration coloniale face aux populations. Sous la colonisation, le monde rural n’a connu ni municipalités, ni maires. Chefs de village et chefs de canton quadrillaient seuls le pays. La chefferie de canton, qui « coiffait » les chefs de villages, constituait en fait le principal centre de pouvoir officiel en milieu rural.

Certes, la chefferie administrative se réclamait des chefferies précoloniales, dont elle se voulait l’héritière. Mais les chefs précoloniaux relevaient en fait de formes de pouvoirs multiples (rois, émirs, sultans, chefs de guerre, patriarches villageois, aînés lignagers, etc.), liés à de tout autres contextes (guerres, esclavage, sujétions politiques, confédérations, etc.) et à des modes de légitimation très différents (investitures magico-religieuses, droit de conquête, accords lignagers, alliances matrimoniales, etc.). La légitimité « précoloniale » de la chefferie administrative coloniale est largement une fiction coproduite par la colonisation et les chefs qu’elle a mis en place, étayée par diverses « inventions de tradition » (ou néotraditions), et le recyclage de certains éléments des rituels politiques précoloniaux. Une réalité sociologique permettait cet usage très idéologique de la « tradition »: les chefs administratifs étaient en effet souvent issus de l’aristocratie précoloniale (la plus grande partie a fini par collaborer, et la colonisation s’est largement appuyée sur cette couche sociale).

Quoi qu’il en soit, dans la réalité, les chefs administratifs tenaient avant tout leur pouvoir des commandants de cercles et des gouverneurs, et étaient des rouages essentiels de la gouvernance coloniale. Or, le mode chefferial de gouvernance locale était très particulier. Il a régi pendant plus de soixante ans l’ensemble des campagnes africaines sous domination coloniale française 22 , il a été le biais par lequel les populations sont entrées en contact avec l’administration moderne, et, comme nous le verrons, il a laissé de nombreuses traces dans la gouvernance postcoloniale. J’en résumerai ci-dessous les principaux traits.

Le patrimonialisme

Il y a toujours eu (et ceci avec l’aval officiel du pouvoir colonial) confusion entre les ressources et dépenses personnelles du chef et ses ressources et dépenses de fonction. Il ne recevait de l’État colonial qu’un salaire (et une commission sur « l’impôt de capitation » qu’il percevait pour le compte de l’administration). Il ne bénéficiait d’aucune allocation ou subvention liée à ses fonctions Privé de tout budget, il devait donc financer ses charges officielles sur ses revenus propres.

Or il avait un « rang à tenir » et son rôle lui imposait de nombreuses dépenses. Aumônes et cadeaux, entretien des émissaires, voyages et tournées, réception des visiteurs, il lui fallait sans cesse rétribuer, donner, distribuer.

Nous sommes face à un cas typique de « patrimonialisme », à l’image du sultanat classique pris comme exemple par Max Weber 23 . Le chef, bien que partie intégrante du système administratif colonial, devait financer « de sa poche » les activités liées à sa fonction, et il y avait complète confusion entre dépenses de fonction et dépenses personnelles. Le chef devait se « débrouiller » pour trouver les ressources qui lui étaient nécessaires, et celles-ci lui permettaient indissociablement et simultanément d’assurer les charges liées à sa fonction, de maintenir ou d’accroître son prestige, et d’augmenter son patrimoine personnel.

De fait, les chefs de canton avaient souvent d’importantes ressources propres, en raison de la constitution d’un patrimoine familial foncier important, en général accaparé par la chefferie au fil des années, avec la complicité des autorités coloniales.

Confusion des pouvoirs

Dans son canton, le chef n’avait pas de contrepoids institutionnel, et, de fait, il cumulait en sa personne tous les pouvoirs, plus particulièrement les pouvoirs d’administration, de justice et de police. À l’échelle locale, il n’y avait ni division des pouvoirs, ni équilibre des pouvoirs, mais confusion des pouvoirs. Le chef représentait le commandant de cercle. Il pouvait faire arrêter tout administré par ses « cavaliers », et le faire conduire au cercle. Il convoquait les villageois individuellement ou collectivement, au nom de l’administration coloniale. Il pouvait infliger des amendes. Il arbitrait les litiges fonciers, les querelles d’héritage, les affaires de divorce ou d’adultère, les bagarres entre individus, les larcins, les conflits entre éleveurs et agriculteurs, appliquant un droit coutumier souvent réorganisé à son avantage, aux frontières imprécises, avec une large marge d’évaluation personnelle.

La prédation et la corruption

Le chef de canton a toujours bénéficié d’une large tolérance des autorités coloniales pour prélever des redevances dites « coutumières » et autres « contributions » de ses administrés 24 . Le chef bénéficiait ainsi de multiples prestations ou tributs plus ou moins « traditionnels » (souvent « néotraditionnels »). Certes la période coloniale n’est pas homogène et doit être périodisée : le mélange d’exactions massives et de répressions brutales, si caractéristique de la chefferie aux débuts de l’époque coloniale, s’est atténué progressivement (du fait de la lutte du RDA, puis de l’abolition de l’indigénat en 1945, et enfin avec la loi-cadre Deffere), et l’ampleur des ponctions avait très nettement diminué à la veille de l’indépendance.

La justice rendue par le chef est en tout cas restée une ressource centrale : outre un « droit de table » parfois exigé (cette somme forfaitaire versée par les deux parties en conflit est une production du droit colonial), divers autres prélèvements plus ou moins occultes alimentaient, grâce à la justice, la cassette du chef de canton ou de ses hommes de main: « droit de convocation », amendes infligées et perçues directement, commissions sur les dommages et intérêts, et, surtout, d’importantes sommes très souvent versées en sous-main pour se gagner la bienveillance du chef ou de ses conseillers avant un jugement, ou le remercier, après. La vénalité de la justice en Afrique prend sa source dans la chefferie administrative coloniale.

Habitudes népotiques et clientélistes

Inversement les chefs redistribuaient une partie importante de ces ressources « informelles » auprès de leurs dépendants, de leur cour, et de certains de leurs sujets. Le chef entretenait tout un réseau de clientèle. Mais la richesse en hommes comme la richesse en biens (et la conversion permanente de capital économique en capital social, et vive versa) étaient des conditions sine qua non de l’accès à la chefferie et de la réussite d’un « règne » …

Par ailleurs le chef avait une « maison » à sa charge, qui lui tenait lieu de personnel de fonction. Il lui fallait en effet des gardes, des représentants auprès du cercle, voire de la capitale, des percepteurs pour prélever les taxes sur les marchés, des émissaires qu’il pouvait dépêcher auprès des villages, un assistant pour les tâches administratives et les écritures nécessaires, sans parler des inévitables griots attachés à sa personne et chantant ses louanges. Pour toutes ces diverses charges liées à la chefferie, le chef nommait et révoquait qui il voulait, comme il voulait, quand il voulait. Il choisissait systématiquement parmi ses parents ou ses dépendants. Ils étaient rétribués par lui, de façon informelle. Ils n’avaient de comptes à rendre qu’à lui.

Aucun compte à rendre aux administrés

Le patrimonialisme inhérent à la chefferie impliquait l’absence de toute comptabilité. Pas de budget, pas de comptes. Mais, au delà des comptes au sens strict, les chefs échappaient à toute « accountability ». Ils étaient en effet nommés à vie par l’administration coloniale, et n’étaient donc soumis à aucun contrôle de la part de leurs « sujets ». La seule menace qui planait sur eux était la révocation, s’ils déplaisaient trop au commandant de cercle ou au gouverneur, ce qui explique sans doute le fait que les chefs aient, dans leur très grande majorité, toujours penché du côté du régime colonial. Cette complaisance avait pour contrepartie le fait qu’on leur laissait les mains libres en matière de politique locale. Toute contestation du chef par ses sujets était susceptible de se retourner contre ceux-ci. Une mise en cause du chef par la population pouvait être assimilée à une insubordination. La période coloniale est fertile en cas de ce genre, où le commandant de cercle emprisonnait les malheureux paysans qui avaient osé porter plainte contre leur chef de canton. La chefferie relevait ainsi d’une culture de l’impunité.

Ostentation aristocratique

La chefferie de canton est restée jusqu’aux indépendances l’instance centrale de la notabilité locale (et reste encore le plus souvent un de ses pôles). Ce prestige de la chefferie était produit et reproduit au quotidien par des dispositifs ostentatoires particulièrement efficaces : le « palais » où le chef réside, les courtisans qui l’entourent, ses gardes, les griots qui clament ses louanges, les titres qu’il distribue, les audiences qu’il accorde, les solliciteurs qui se pressent, le cérémonial qui le met en scène, la déférence qu’on lui témoigne… Les chefs de canton ont généralisé sous la colonisation l’étiquette et les formes protocolaires réservées autrefois à certains rares royaumes ou sultanats précoloniaux, et ont érigé la mise en scène de leurs avantages et privilèges en règle de comportement politique.

Rivalités intestines

La visibilité et la centralité du chef de canton ont toujours eu leur revers de médaille: elles se payaient par d’innombrables conflits et intrigues, en particulier au sein du clan de l’aristocratie locale des « ayant-droit ». À la mort d’un chef, l’administration coloniale choisissait en effet son successeur parmi différents candidats au sein de sa famille. Les parents évincés, les cousins désavoués ne ménageaient pas aigreurs et rumeurs. Il n’était guère de chefferie de canton sans coterie interne contre le chef en place, dressant une partie de la famille régnante contre une autre 25 . Parmi les prétendants, chacun voulait obtenir à coups d’intrigue auprès du commandant de cercle, voire du gouverneur, ou de leurs conseillers, la disqualification de ses adversaires et sa propre qualification, en invoquant telle décision d’un administrateur colonial précédent, en se réclamant d’un canton colonial éphémère disparu entre temps, en brandissant un grand-père révoqué, ou un oncle injustement récusé, en mobilisant parfois des références précoloniales plus ou moins contestées ou des procédures « traditionnelles » plus ou moins réinterprétées… Depuis la colonisation et la création de la chefferie administrative, les nominations et dépositions de chefs, dans des branches rivales, se sont partout succédées, au gré de l’arbitraire et des préférences du pouvoir colonial, multipliant ainsi les contentieux et les revendications entre les divers héritiers de ces chefs successifs. De plus, les limites des cantons ont elles aussi varié, excluant ou incluant par là même telle ou telle fraction de l’aristocratie locale du groupe des prétendants.

La concentration des signes du pouvoir local sur une seule personne, et le monopole de la fonction par les différentes branches d’une seule famille, ces deux éléments convergeaient pour rendre compte de la permanence et de l’acuité des « conflits de proximité » ou des « conflits de parenté » autour de la chefferie de canton.

La gouvernance postcoloniale

J’ai insisté sur les deux principaux traits de la gouvernance coloniale parce que mon hypothèse est la suivante : les caractéristiques de la gouvernance postcoloniale sont largement influencées par l’héritage colonial, la gouvernance postcoloniale étant, entre autres, simultanément chefferiale et despotique. Ces deux formes se sont interpénétrées et fécondées mutuellement, même si la « bureaucratie de responsabilité » postcoloniale (la hiérarchie administrative) s’est plutôt inspirée de la gouvernance chefferiale, tandis que la « bureaucratie d’interface » postcoloniale (les fonctionnaires au contact avec les usagers) reprenait préférentiellement le modèle de la gouvernance despotique.

En effet, il n’y a pas eu de rupture importante entre l’administration coloniale et l’administration postcoloniale, bien au contraire. Avec les indépendances, les nouveaux États se sont construits dans une logique de continuité et d’amplification du modèle colonial. Les innovations postcoloniales ont plutôt été dans le sens d’un élargissement ou d’un approfondissement du modèle colonial que de sa transformation ou de son abolition. Le paradoxe est que, bien souvent, les formes spécifiques de la gouvernance africaine sont imputées (à tort) à des survivances précoloniales ou à une culture politique traditionnelle 26 , alors qu’elles sont d’abord et surtout une production historique de la colonisation. Il faut ici dissiper un malentendu éventuel.

Avec les indépendances, les nouveaux États se sont construits dans une logique de continuité et d’amplification du modèle colonial.

Je ne veux en aucun cas décharger les élites africaines au pouvoir de leurs responsabilités quant aux formes de gouvernance actuelle, et inversement tout mettre « sur le dos » de la colonisation. Je veux simplement rappeler que le processus de construction des États africains modernes commence avec la colonisation (et non avec les indépendances), et que c’est celle-ci qui a bâti les fondations et les premiers étages des édifices de gouvernance qui ont pignon sur rue aujourd’hui. Mais il est clair que ce sont les élites africaines postcoloniales qui ont choisi de ne pas rompre avec le mode de gouvernance coloniale et au contraire de le prolonger, de l’élargir, et de l’approfondir.

La gouvernance néochefferiale postcoloniale

Certes, dans la plupart des pays d’Afrique francophone, la chefferie n’est plus aujourd’hui une institution officielle (sauf au Niger). Cependant son influence en milieu rural reste partout forte. Les processus de décentralisation ont révélé que les chefs gardaient un capital symbolique non négligeable et essayaient de le faire fructifier à l’occasion d’élections locales. On a même pu parler d’un « retour des rois » 27 …

Mais ce n’est pas à ce niveau que l’héritage de la chefferie administrative semble le plus significatif en termes de gouvernance. On peut en effet se demander la gouvernance chefferiale n’a pas essaimé, loin de la chefferie en tant qu’institution ou couche sociale, pour servir de modèle politique aux élites nationales. Même si la chefferie n’est plus la forme hégémonique ou dominante du pouvoir local, le mode chefferial de gouvernance semble s’être étendu bien au delà de son fief de départ, pour s’infiltrer au sein même des administrations et de l’État, influencer de façon significative la gouvernance publique à tous les niveaux (pourtant régie officiellement par des normes « occidentales ») et imprégner durablement la culture politique des élites. Il sert plus ou moins de modèle latent au comportement de tous les détenteurs de pouvoir. Les comportements des chefs de service ou des chefs de partis politiques évoquent presque irrésistiblement ceux des chefs de canton, qui semblent exercer une véritable fascination sur les élites politiques nationales. Un ministre gère pour une part son ministère comme s’il s’agissait d’un canton, et la gestion « chefferiale » caractérise les normes pratiques suivies par la plupart des responsables de l’État, du Président au sous-directeur d’une obscure administration locale. On trouve ainsi un fort « air de famille » entre les diverses caractéristiques de la gouvernance chefferiale coloniale évoquées ci- dessus et les traits qui sont typiques du fonctionnement des services publics dans divers États d’Afrique de l’Ouest 28 . La confusion entre bien public et bien privé, les abus de pouvoir, la prédation et la corruption, le népotisme et le clientélisme, la non accountability, l’ostentation, les rivalités intestines, tous ces traits de la gouvernance chefferiale sont clairement devenus des éléments constitutifs de la « culture politique » ou de la « culture bureaucratique » 29 postcoloniale, à tous les niveaux de l’État. On peut émettre l’hypothèse qu’ils reposent sur une légitimité « officieuse » issue pour une part du mode chefferial de gouvernance, dont les procédés et l’idéologie latente s’étendent de façon masquée aux institutions modernes, y compris et surtout le sommet de l’État ou les partis politiques…

On pourrait donc parler d’une gouvernance « néochefferiale » typique de la « bureaucratie de responsabilité » moderne. Ce passage de la gouvernance chefferiale (comme institution coloniale de pouvoir local) à la gouvernance néochefferiale (comme modèle de comportement des élites bureaucratiques) évoque irrésistiblement le « néopatrimonialisme » si bien décrit par Médard 30 . En fait, sous la colonisation, la chefferie administrative relevait directement du patrimonialisme lui-même (et non du néopatrimonialisme), dans la mesure où c’étaient les normes officielles elles-mêmes qui étaient patrimoniales : elles avaient été en effet édictées ou tolérées en tant que telles par l’administration coloniale. Par contre, la gouvernance néochefferiale contemporaine relève bien du néopatrimonialisme, car elle s’inspire de normes pratiques fort éloignées des normes bureaucratiques officielles. Si le dispositif de gouvernance public de l’État postcolonial suit théoriquement (sur le papier, dans les textes et les discours) des règles et des procédures qui sont aux antipodes du patrimonialisme (et de la gouvernance chefferiale coloniale), la gouvernance quotidienne « de fait » est tout autre, et semble puiser plutôt son inspiration dans la gouvernance chefferiale d’antan.

La gouvernance néodespotique postcoloniale

Quant au modèle despotique de gouvernance coloniale, il semble évident que, lors des indépendances, il a connu une seconde jeunesse, et a largement prospéré aux mains des nouvelles bureaucraties, qui, loin de rompre avec lui, se le sont appropriés : on peut donc parler d’une gouvernance néodespotique.

Dans nos enquêtes dans les services de santé urbains, il y a quelques années, la principale phrase qui ressortait des entretiens avec les malades était : « On ne nous regarde même pas ! » 31 . On ne peut mieux dire le sentiment d’humiliation que ressentaient les usagers du service public dans un domaine, la maladie, où pourtant on pourrait s’attendre à une relative compassion de la part des agents de l’État.

Plus généralement, c’est toute la bureaucratie d’interface, celle qui est en contact avec les citoyens ordinaires, qui est caractérisée par une culture du mépris face à l’usager, aux antipodes de toute notion de « service », qui pourtant figure dans l’expression « service public ». On peut en dire autant du privilégisme, du trucage électoral, du recours aux « arrangements informels », du clientélisme et de la corruption, qui étaient autant de traits inhérents à la gouvernance despotique coloniale et qu’on retrouve aujourd’hui au coeur du néodespotisme des administrations postcoloniales.

Il est significatif que les trajectoires politiques variées des pays d’Afrique de l’Ouest après l’indépendance, qui placèrent les uns et les autres dans des camps opposés durant la guerre froide, et qui les firent se conformer (au moins théoriquement) à des modèles politico- économiques fort différents (libéralisme, socialisme pur et dur, social-démocratie, dictature militaire, etc…) n’aient jamais en fait altéré ou menacé la gouvernance despotique elle-même, qui est restée commune à tous. Les États « pro-occidentaux » partisan du libéralisme économique n’ont pas hésité à promouvoir les partis uniques ou à laisser le pouvoir à l’armée. Les pays « prosocialistes » n’ont évidemment pas été en reste. Les « techniques d’encadrement de masse », d’inspiration militarisée, importées d’Israël pour les uns et des pays de l’Est pour les autres, ont partout accentué la dimension despotique héritée de la colonisation. Les élections peu équitables de la période coloniale sont devenues des farces électorales à la mode stalinienne, avant la démocratisation des années 90, et de vastes concours d’achats de voix, depuis. Le privilégisme s’est amplifié, à a fois par la « démocratisation » au milieu (toute fonction publique vaut d’abord par les privilèges qu’elle permet d’acquérir), et par la démesure au sommet (chefs d’État). La part de l’informel dans la gestion des affaires publiques n’a fait que croître.

Un même mode de gouvernance

La combinaison de gouvernance néodespotique et de gouvernance néochefferiale ne suffit pas à caractériser les formes actuelles de gouvernance. Il faut en particulier y ajouter la gouvernance développementiste. La « rente du développement » est devenue, on le sait, un élément central des politiques publiques en Afrique. Les institutions de développement, omniprésentes en Afrique, et pour l’essentiel pilotées depuis les pays du Nord, délivrent de fait des biens et services publics ou collectifs, ou interviennent de façon significative dans leur délivrance par les administrations ou le secteur associatif. Elles importent au niveau local, par le biais des « projets » une architecture institutionnelle particulière qui implique des formes nouvelles de gouvernance (cf. comités de gestion). Elles tentent d’impulser (et parfois d’imposer) des conditionnalités de gouvernance au sein même de l’appareil d’État (par exemple par le biais de l’aide sectorielle et des SRP). Elles soutiennent la création et le renforcement de la « société civile ».

Il faut souligner que leurs modes d’intervention sont très proches d’un pays à l’autre. Autrement dit, la gouvernance développementiste contribue elle aussi, comme le fait d’une autre façon l’héritage colonial, à la constitution d’un mode de gouvernance commun aux pays d’Afrique de l’Ouest.

Il ne faudrait pas en déduire un postulat d’uniformité ou d’homogénéité. Les formes de gouvernance néodespotiques et néochefferiales d’un côté, et les formes de gouvernance développementistes de l’autre sont assez dissemblables, et leur articulation crée de nombreux espaces de manoeuvre. Par ailleurs, d’autres formes de gouvernance existent, parfois moins visibles ou moins connues (cf. mécénat, par exemple). Le mode néocolonial de gouvernance n’est pas une machine monolithique, c’est la résultante de forces diverses, parfois contradictoires, mais qui aboutissent à des lignes de forces analogues dans de nombreux pays africains et à un même équilibre général. Certes les différences sont nombreuses, mais elles distinguent pas un pays d’un autre (sauf en termes de nuances), elles sont plutôt internes à chaque pays, variables selon les secteurs, les domaines, les contextes locaux ou professionnels, à l’intérieur de ce cadre général commun que constitue le mode de gouvernance postcolonial. Celui-ci n’est ni une « déviation » par rapport à un « modèle » européen qu’il conviendrait de respecter ou d’imposer, ni encore moins le prolongement d’une soi-disant culture politique précoloniale. C’est une formule originale, relevant de la modernité des pays africains et de leurs histoires récentes 32.

La question de la réforme

Qui la pose ?

Cependant, ce n’est pas parce que l’État africain est original qu’il est satisfaisant. Toutes nos données témoignent au contraire d’une profonde insatisfaction tant des agents de l’État que des usagers par rapport au système de gouvernance en place. Constater une certaine « déliquescence » de l’État africain contemporain n’est pas forcément un préjugé occidental ethnocentrique (même si c’est parfois le cas), c’est au contraire un sentiment général en Afrique même, qui se dégage de nos enquêtes auprès tant des fonctionnaires eux-mêmes que des usagers.

En même temps, un certain nombre d’activités de l’État « marchent quand même », tant bien que mal. Des îlots de fonctionnalité subsistent ou se créent parfois, ici ou là, et pas seulement du fait de la « perfusion » de projets d’appui ou d’aides sectorielles (bien que ce soit souvent pour de telles raisons). De même, un certain nombre de pratiques routinières assurent « malgré tout » un service en quelque sorte minimum, même s’il n’est pas véritablement satisfaisant. Ces Etats sont donc paradoxaux et ambivalents, entre d’un côté une « privatisation informelle » croissante et une qualité des services fournis considérée par la quasi- totalité des citoyens comme déplorable, et de l’autre côté une capacité indéniable à se reproduire vaille que vaille et à gérer à leur façon un niveau minimal d’activités publiques.

C’est ce contexte qu’il faut prendre en compte pour aborder la question des réformes, devenue urgente de l’avis général des citoyens de nos différents pays.

On peut être assez sceptique sur la capacité des actuelles élites dirigeantes à produire de telles réformes « par en haut », et plus encore sur l’effet des injonctions externes, qui n’aboutissent qu’à accroître bien souvent les compétences déjà fortes de la classe politique en matière de « double langage » (celui à l’intention des bailleurs de fond, qui s’inspire de la gouvernance développementaliste, et celui de la vraie politique, des « arrangements » et de la gouvernance quotidienne, entre collègues et accointances, loin des arrogances et des naïvetés occidentales).

Partir des normes pratiques

Il semble plutôt nécessaire d’inventer « de l’intérieur » de nouvelles formes de gouvernance, ce qui implique selon nous de partir des normes pratiques, des cultures professionnelles locales et des comportements réels, plutôt que des normes officielles et des organigrammes formels.

Normes et comportements

Selon un schéma linéaire encore souvent prévalent, les écarts constatés entre normes et comportements relèveraient d’une mauvaise « application » des normes, ou d’une insuffisante compréhension de celles-ci (le « message » est brouillé), et il convient alors soit de mieux surveiller l’application des normes (contrôle), soit de mieux en garantir la maîtrise par les acteurs (formation). Nous préférons utiliser un schéma plus complexe, qui insère, entre les normes officielles et les comportements, un niveau de normes « pratiques ». Les comportements réels ne sont pas simplement des déviances par rapport aux normes officielles, ils relèvent en fait d’autres normes, non dites, que l’on appellera normes pratiques. Autrement dit, les comportements des agents de l’État, dont on constate qu’ils ne suivent pas les normes officielles, ne sont pas erratiques, non conformes, aléatoires, ils sont réglés par d’autres normes de fait, qu’il convient de « découvrir ». Cette découverte est d’autant moins simple que ces normes pratiques ne sont jamais explicitées, elles ne sont pas nécessairement conscientes, ni connues en tant que telles par les acteurs eux-mêmes. La compréhension de ces normes pratiques, qui règlent les comportements des agents de l’État et la façon dont les services publics sont délivrés, nous semble être un point de passage obligé de toute réforme. C’est en effet le seul moyen de pouvoir un jour répondre à cette question : quelles sont, parmi ces normes pratiques, celles qui sont modifiables, et dans quelles conditions ? Sinon, on continuera à ne s’appuyer que sur les normes officielles, pour tenter par tous les moyens de les inculquer encore et toujours aux agents des services publics, de haut en bas, à coup de conditionnalités, de projets, de stages, séminaires et autres formations. Le problème est que les conditionnalités, projets, stages, séminaires et autres formations sont depuis longtemps « récupérés » et « détournés » par les normes pratiques existantes, en tant que ressources supplémentaires à capter, sans modifier réellement les comportements.

Réformateurs de l’intérieur et réformateurs de l’extérieur

Les réformes impulsées par les bailleurs de fonds, assorties de l’injection de fonds massifs, ont largement montré leur inefficacité. Les institutions internationales et les partenaires au développement se trouvent paradoxalement dans la positon de « réformateurs de l’extérieur », qui veulent susciter dans des pays souverains des réformes que les élites ne veulent pas vraiment. Les bailleurs de fonds sont extérieurs aux jeux politiques locaux et à la gouvernance quotidienne, comme ils sont extérieurs aux normes pratiques. Les réformateurs de l’extérieur ne peuvent avoir d’efficacité réelle sans réformateurs de l’intérieur. Aucune réforme ne pourra aboutir si elle n’est pas d’abord et avant tout le produit d’une dynamique interne aux sociétés et aux États considérés.

Mais comment aider une telle dynamique à naître et à de développer ? Qui sont les réformateurs qui sont en position de modifier au moins partiellement les normes pratiques ?

Il n’y a aucune réponse miracle, aucune recette toute faite, aucune solution magique. Un rayon d’espoir est pourtant issu de nos enquêtes. Partout, nous avons rencontré des « exceptions admirables », des agents de l’État compétents, intègres ou affables, qui résistent au moins en partie au mode de gouvernance actuel et tentent de respecter une certaine éthique du service public, du respect de l’usager, et de l’intérêt général. Ils font leur travail de façon consciencieuse, sans cupidité, avec écoute, avec rigueur, le plus souvent dans la discrétion, selon des normes pratiques différentes, au moins pour une part. Ils mettent en oeuvre d’autres formes de gouvernance, malgré le coût social élevé qu’ils payent de ce fait (désapprobation de leur entourage, hostilité de leurs collègues, pressions familiales, marginalisation économique et politique, etc.). Ignorés ou craints de la hiérarchie bureaucratique, isolés, souvent découragés, parfois amers, ce sont eux qu’il faudrait reconnaître, appuyer, valoriser, afin qu’ils puissent faire tâche d’huile et devenir enfin des modèles positifs pour leurs collègues. Comment aider ces « réformateurs de l’intérieur » à briser leur isolement, à se rencontrer, à se mettre en réseau, à agir de façon coordonnée ?

Un autre rayon d’espoir peut paradoxalement venir de l’écoeurement général des fonctionnaires comme des usagers. Nous n’avons jamais rencontré dans nos enquêtes de fonctionnaire heureux, ni d’usager heureux… Ce « ras-le-bol » général ne pourrait- il devenir une force de changement ? Ne pourrait-il déboucher sur des sursauts internes à la fonction publique elle-même, pour que les fonctionnaires puissent enfin retrouver une certaine fierté (aujourd’hui disparue) de bien accomplir leur métier ? Ne pourrait-il déboucher sur des associations d’usagers luttant pour se faire respecter et ne plus être racketté, comme sur des pressions de la « société civile », de la « société politique » et du monde associatif sur les pouvoirs publics ou les médias ?

Conclusion

Le mode de gouvernance postcolonial est un ensemble syncrétique, composé de diverses formes de gouvernance, parmi lesquelles la gouvernance néodespotique et la gouvernance néochefferiale, qui sont des héritages coloniaux récupérés et développés par les élites politiques et bureaucratiques depuis les indépendances.

Une rupture avec ce mode de gouvernance est d’un côté largement souhaitée par une grande majorité de la population, mais elle se heurte de l’autre côté aux normes pratiques qui règlent le fonctionnement ordinaire des services publics comme les interactions entre fonctionnaires et usagers, et qui sont plus ou moins intériorisées par tout un chacun, reproduisant donc la situation actuelle. Le processus de transformation de ces normes sera complexe, long et difficile. Il implique l’émergence de réformateurs de l’intérieur et de mouvements citoyens « comptant d’abord sur leurs propres forces » (autrement dit n’étant pas centrés sur la captation de la « rente du développement »). Sans ces réformateurs de l’intérieur » et ces mouvements citoyens, les tentatives des bailleurs de fonds en vue d’introduire une « gouvernance développementiste » à partir de normes officielles importées sont vouées à l’échec.

Notes

16 Cf. Hermet , Kazancigil & Prud’homme, 2005.

17 Ferguson reprochait aux institutions de développement d’être une « anti-politics machine » (Ferguson, 1990).

18 Pour reprendre l’expression que S.F. Moore avait utilisé à propos de l’espace juridique : Moore, 1978.

19 Le Lasdel est un laboratoire béninois et nigérien de recherche en sciences sociales. Les enquêtes auxquelles il a participé concernent les secteurs de la santé, de la justice, des transports, des municipalités. On en trouvera certains résultats dans Jaffré & Olivier de Sardan, 2003, Blundo & Olivier de Sardan, 2006 . Une première analyse de la gouvernance en Afrique de l’Ouest, fondée sur ces acquis, a été proposée dans Olivier de Sardan, 2004 (divers éléments en ont été repris ici).

20 On pense bien sûr à Médard, 1991 (sur le néopatrimonialisme) ou à Bayart, 1989 (sur la « politique du ventre »). Cf. également, entre autres : Terray, 1987 ; Badie, 1992 ; GEMDEV, 1997 ; Mbembé, 2000 ; Darbon, 2001…

21 Je l’avais utilisé pour analyser les formes d’exploitation coloniales (Olivier de Sardan, 1984). Mamdani, 1996, a de son côté développé une analyse de la colonisation à partir du despotisme.

22 Son équivalent britannique, connu sous le nom d’« indirect rule », auquel on l’oppose souvent, a en fait des caractéristiques assez similaires en termes de gouvernance.

23 Cf. Weber, 1971.

25 Par exemple, au Niger l’expression « enfants d’un même père » (baabizey en zarma, yan uba en hausa) connote partout la jalousie, la rivalité, la compétition, les rapports agonistiques, en référence en particulier à ces conflits entre parents pour l’accès à la chefferie.

26 Cf. entre autres Chabal & Dalloz, 1999

27 Cf. par exemple Almeida-Topor & Perrot, 2001 ; Rouveroy van Nieuwaal & van Dijk, 1999.

28 Cf. Olivier de Sardan, 2004.

29 Je précise que je n’utilise le terme « culture » que pour désigner des comportements et des normes pratiques partagés, mis en évidence par des enquêtes, et non dans l’acception culturaliste d’un patrimoine de valeurs traditionnelles qui définirait l’identité d’un groupe

30 Cf. Médard, 1991; pour la différence entre normes officielle et normes pratiques, cf. Bailey, 1969 ; Olivier de Sardan, 2001.

31 Cf. Jaffré & Olivier de Sardan, 2003

32 Je fais ici allusion à toute une série de réflexions stimulantes qui critiquent les visions de l’État en Afrique faisant de celui-ci une simple déformation de l’État occidental (cf. entre autres Hibou, 1999). Leur limite, toutefois, est de parler de l’État en général, dans un registre de la « caractérisation de l’entité étatique », et non de s’appuyer sur des données empiriques relatives au fonctionnement des administrations.

 

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