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La gestion des biens publics : le cas des états musulmans du Mali

Intervention de El Hadj Mahmoud DICKO au colloque IRG/ARGA de Bamako (Mali), janvier 2007

Quelle reconnaissance et quelles ressources peut-on accorder aux chefs religieux? Selon l’imam Dicko la religion est un mode de régulation et un moyen de stabiliser la communauté. Cette fiche revient sur l’héritage laissé par des chefs religieux et politiques dans la gouvernance des biens publics, élément fondamental de la tradition politique africaine.

Cette contribution s’inscrit dans le cadre du colloque organisé par l’IRG et L’ARGA en janvier 2007 à Bamako (Mali). Elle s’inscrit plus particulièrement dans la session de débat sur « LA GESTION DU BIEN PUBLIC ».

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Il n’est pas facile de définir la « gouvernance ». On s’en fait une idée en évaluant l’efficacité des services publics et en mesurant la productivité de l’administration à partir d’un certain nombre d’indicateurs que la Direction nationale de la statistique et de l’informatique (DNSI) a fournis à la suite d’une enquête portant sur la gouvernance, la démocratie et les multiples dimensions de la pauvreté en 2001. Parmi ces indicateurs, il y a notamment le degré de satisfaction des usagers qui fournit une mesure indirecte de la performance de l’administration, la corruption, la politisation, l’absentéisme, l’incompétence, l’inadaptation de la réglementation et une meilleure allocation des ressources nationales. L’amélioration de ces indicateurs permet d’apprécier favorablement la qualité de la gouvernance et la démocratie dans un pays, dans l’espace et dans le temps.

Par essence, l’islam est une religion du juste milieu, qui combat les abus de toutes sortes, prône la justice et l’équité, encourage le travail, la solidarité, la paix et l’amour du prochain. On peut donc affirmer que les éléments de la bonne gouvernance et de la démocratie sont conformes aux prescriptions du saint Coran et du Hadith dans la mesure où ils visent à améliorer le bien-être et la dignité de l’être humain. Si l’empire du Mali n’est pas reconnu dans l’histoire de notre pays comme un empire islamique, il faut admettre tout de même que certains de ses dirigeants ont beaucoup fait pour l’islam et ont laissé des traces indélébiles dans le cadre de la « bonne gouvernance ».

 

Soundiata Kéïta (1230-1255)

Le souverain le plus important et le plus connu de l’empire fut certainement Soundiata Kéïta qui organisa l’empire et le gouverna de manière beaucoup plus démocratique qu’auparavant en associant plusieurs couches socioprofessionnelles à la gestion de la société.

Après sa victoire sur Soumangourou Kanté, Soundiata scella l’acte de naissance du nouveau Mandé en déclarant que la gestion des affaires du pays ne serait plus l’affaire d’une seule famille, mais plutôt celle de tout le Mandé. Ainsi, il demanda la constitution d’une Assemblée générale composée de chefs de guerre et de lignage qui avaient combattu Soumangourou Kanté, la distribution des prisonniers, le jugement de ceux qui n’avaient pas participé aux combats, la création d’un corps d’élite chargé de la surveillance du pays, l’annonce du pouvoir à travers le monde, le renforcement de l’armée, la soumission du Sosso, l’unification du Mandé qui doit s’imposer à tous, l’intensification de la recherche et de l’extraction de l’or et l’annonce du serment selon lequel ils étaient tous prêts à mourir. Tout cela exigea l’union à laquelle Soundiata convia tout un chacun.

L’Assemblée prit également d’autres grandes décisions comme l’envoi des messagers auprès de toutes les autorités morales, religieuses et claniques du pays pour leur demander de s’associer à la cause de la partie. Tous les Mandé de famille ou de lignage furent convoqués à Dakadialan pour faire acte d’allégeance et de soumission à Soundiata. Des messages furent envoyés aussi aux « Rois sacrés » Traoré des provinces de Samanadougou, Dandougou, Kaminiadougou et de Chiendougou pour qu’ils bénissent le Mandé et son chef. Le même message fut envoyé aux Malinkés de l’extérieur. Une garnison militaire ou « Kelé Massa Dougou » fut créée ainsi qu’un corps d’observateurs politiques et de surveillants du pays pour éviter des abus d’autorité, des injustices et dissuader les fauteurs de troubles.

Soundiata fit un pèlerinage à « Kita CouLou » pour deux raisons. La première est que depuis des temps immémoriaux, des prêtres, rois, grands dignitaires et chefs de guerre allaient pour se purifier à vie et prier pour la prospérité et la grandeur du Mandé à lasource « Mogoya Dja » où « fonder la personnalité ». Cette source est située dans la montagne qui domine Kita. La deuxième raison est que les Tounkara qui étaient à la tête de cette localité et qui étaient aussi des alliés des prêtres Camara, premiers occupants du pays, méritaient respect et considération à cause de leur fonction de chef et adeptes de l’un des plus anciens cultes du Mandé.

Au cours de son pèlerinage à Kita Coulou, Soundiata était accompagné du marabout Bougariba Cisse en plus des notables et de son griot Balla Fasseké Kouyaté .Ils avaient décidé que chacun d’entre eux pouvait prier dans sa langue, son dieu et ses mânes avec espoir que ces prières seraient exaucées pour le grand bien du Mandé.

Soundiata n’avait pas voulu désigner son successeur en estimant qu’il revenait au peuple, notamment la confrérie des chasseurs et des trente-quatre familles de base du Mandé de le faire plutôt que de le laisser aux seuls Massalé Kéïta. Un autre grand apport de Soundiata à la bonne gouvernance est certainement la charte ou constitution du Mandé ou « Kouroukan Fouga » qu’il élabora en 1235/1236 pour le Mandé à Kan Fouga dans l’actuel cercle de Kangaba après la bataille de Kirina. Cette charte était un bel exemple de gouvernance démocratique (voir cette charte en annexe des présents actes).

Rappelons pour mémoire que si certains traditionalistes comme le griot Wakanmissoko disent que Soundiata Keita était resté fidèle aux religions traditionnelles jusqu’à sa mort, Ibn Batouta écrit qu’il s’était converti à l’islam. Selon lui, il se trouvait au Mali lorsqu’un certain Ibn Fakkous lui a annoncé que son père avait converti une personne Soundiata à l’islam ayant le nom de Mari Diata, qui est effectivement un autre nom de Soundiata Kéïta.

 

Kankou Moussa (1307-1332)

Kankou Moussa est certainement l’un des souverains du Mandé les plus connus à l’extérieur. Il remplaça au pouvoir Aboubacar II, neveu de Soundiata qui monta sur le trône en 1303 et se rendit célèbre par la découverte de l’Amérique deux cents ans avant Christophe Colomb qui n’explora la côte de l’Amérique Centrale qu’entre 1502 et 1504.

En 1324, en expiation d’un crime involontaire, Kankou Moussa décida de jeûner le restant de sa vie et de faire un pèlerinage a la Mecque avec quelques soixante mille visiteurs portant plusieurs tonnes d’or sous forme de canne ou poudre au point que le cours du métal jaune chuta sur le marché international. Kankou Moussa acheta beaucoup de terrains, de maisons et de jardins à Médine, à la Mecque et en Égypte qu’il avait donnés en waqf pour le compte des étudiants et des pèlerins de l’Afrique de l’Ouest.

Il en fut de même à l’université d’Al Azhar, la deuxième université arabe du monde construit en l’an 600 de l’Hégire après l’université Zétoun de Kairouan en Tunisie, bâtie en l’an 120 de l’Hégire. Les mêmes donations ont été faites à l’université de Jérusalem par Kankou Moussa. Ces lieux existent de nos jours dans les différentes localités et les autorités musulmanes peuvent et doivent les réclamer en faveur du peuple malien.

De retour de la Mecque en 1328, Kankou Moussa ramena avec lui plusieurs hommes de culture dont l’architecte Abou Issac dit Es- She Li d’Égypte . Il s’arrêta à Tombouctou pour confirmer l’autorité du Mali sur la Boucle du N’Jer et fit construire par cet architecte la grande mosquée de Tombouctou appelée « Mosquée Djinguarrey Ber » et une résidence à Madougou.

Kankou Moussa marqua l’apogée du Mali et fit connaître le pays dans tout le monde arabe depuis l’Andalousie jusqu’au Kharossan. Ses ambassadeurs allaient chez les sultans du Maghreb et d’Égypte et échangeaient avec eux des présents. Kankou Moussa a beaucoup fait pour consolider l’islamisation de l’empire du Mali, notamment Tombouctou. Il créa des écoles coraniques et des mosquées et encouragea la promotion sociale des oulémas et érudits en science islamique. C’est ainsi que la ville de Tombouctou devint un centre de culture islamique où des saints, érudits et des personnalités de culture islamique se réfugièrent, venant d’un peu partout à travers le monde musulman. L’islamisation de Tombouctou se renforça davantage avec le temps grâce à l’importance et au soutien matériel et moral accordés à l’islam par le souverain Kankou Moussa le Malinké et le souverain soninké Askia Mohamed Sylla de Goumbou dans le cercle de Nara. C’est grâce aux efforts louables d’islamisation de ces deux souverains que Tombouctou devint la cité mystérieuse aux 333 saints.

 

L’Empire Songhoï avec Askia Mohamed (1493-1528)

Après le règne de Sonni Ali Ber entre 1461 et 1492, le fondateur de l’empire Songhoï qui libéra son pays de la tutelle malinké et de celui de son fils Bakary qui dura moins d’un an, c’est un lieutenant du clan Tekrourien, gouverneur, qui, ulcéré par la renonciation de Bakary à la foi musulmane, s’empara du pouvoir en 1493 avec l’aide des oulémas sous le nom de Askia Mohamed. Rappelons que «Askia» est le surnom donné par Sonni Ali Ber à son cousin maternel qu’il appelait affectueusement en Tamacheq « Askia » qui signifie « petit esclave » et ce, dans le cadre de la plaisanterie entre cousins ou « Calimaya ». C’est ce surnom qui a demeuré après l’accession au pouvoir.

Plus méthodique et plus organisateur que son illustre prédécesseur Sonni Ali Ber, musulman très pieux, Askia Mohamed exerça une surveillance puritaine des moeurs et combla les marabouts. À l’instar de Kankou Moussa, il fit un pèlerinage mémorable à la Mecque au cours duquel il fit des « Wagfs » à Médine pour le compte des étudiants et pèlerins d’Afrique de l’Ouest. Ces donations étaient des jardins et des maisons qui doivent revenir maintenant à l’État malien. Dès son retour de la Mecque, Askia Mohamed se lança dans des guerres de prosélytisme islamique pour convertir des gens, ce qui provoqua la tension au sein de la famille royale et dans le royaume. C’est Askia Mohamed qui créa une armée de métier et libéra le peule pour qu’il s’occupe de la production agricole. Il abdiqua en 1528 en faveur de son fils Askia Moussa. Il mourut de mort naturelle et son corps repose dans le tombeau des Askia à Gao.

 

Le Royaume du Macina de la dynastie des Barry Sangaré

Le fondateur de ce royaume fut Amadou Hamidou Boubou Lobo Barry, alias Sékou Amadou. Il est né à Malangal, près de Téninkou, dans la province du Macina en l’an 1189 de l’Hégire (1811), d’une famille de lettrés islamique. Orphelin très tôt, grâce à son grand père maternel, il devint un marabout intelligent qui recruta des adeptes fanatiques pour mettre à mort Guislodo Amadou, le fils de l’Ardo du Macina.

Les marabouts de Djenné, inquiets et épouvantés, le chassèrent et il alla s’installer à Noukouma, dans le Zébéru et d’où il prépara la guerre sainte. En 1818, le corps expéditionnaire envoyé par le roi Da Diarra de Ségou et commandé par Diamogo Séri Diarra fut anéanti par Amadou à Noukouma.

Les Peuhl du Macina, dirigés par Sékou Amadou Barry, se libèrent du joug de Ségou et créèrent un État, Hamdallaye. Sékou Amadou prit le titre « d’Emir Al Mouminoun » ou « Commandeur des croyants ». Il régna de 1818 à 1845. Son fils et successeur, Amadou Sékou, règne de 1845 à 1853 et poursuit son oeuvre d’islamisation. Le successeur de Amadou Sékou du nom de Sékou Amadou II, alias Amadou, régna sur le Macina de 1853 à 1862. C’est lui qui accorda l’hospitalité et son concours à Binna Ali, roi de Ségou, chassé par El Hadj Oumar Tall. Tous les deux, Binna Ali et Amadou du Macina ont été capturés et exécutés et leurs armées anéanties par El Hadj Oumar le 16 mai 1862.

 

L’Empire Toucouleur d’El Hadj Oumar

Il fut créé par El Hadj Oumar Tall. Son fils aîné Amadou Sékou Tall régna auprès de lui sur l’ex-royaume Bambara de Ségou alors que son neveu Tidiani Tall régna sur l’ex-royaume du Macina. Né en 1796 à Guédé Alwar au Fouta Toro, en Sénégambie, de l’Elimane Saïdou Tall et de Adam Tall avec Youma Aïssé comme maître, El Hadj Oumar fit des études coraniques avec Lamine Sacko, le mari de sa grande soeur ainsi que avec Tierno Bismo. Un an après son retour du Fouta Djallon, El hadj Oumar décida d’aller en guerre contre les païens et d’imposer l’islam par la force. Il lança sa guerre sainte par Tamba Counda, une région païenne. Il s’était réfugié à Tamba à cause de ses inimitiés avec Almamy Oumar de la branche Soriya, puis à Djin guaray avec ses 34 talibés où il fit venir ses proches vers 1841. Il assiégea Tamba entre 1852 et 1853, le roi Yimba prit la fuite et sera assassiné par ses vassaux. En 1853, les guerriers prirent le Bouré et son précieux or, les vallées du Bofing et de Tinkissa, Nioro du Sahel en 1855, le royaume bambara du Kaarta et la zone productrice d’or. Le gouverneur français à Dakar, Louis Léon César Faidherbe, répliqua à la main mise d’El Hadj Oumar sur le Haut Sénégal entre 1852 et 1861. C’est ainsi que 11 chefs kahassonké sur 12, à l’exception de Moriba Bafari, ont signé des accords et traités avec le gouverneur français pour se protéger contre El Hadj Oumar. Djouka Sambala Diallo, maître de Médine, fils de Hawa Damba et frère cadet de Kinti, avait juré allégeance à El Hadj Oumar et avait fourni des troupes et provisions entre le Massachi du Kaarta.

Beaucoup de gens reconnaissent que l’objectif visé par le conquérant toucouleur était la conquête du royaume Bambara de Ségou, laquelle n’a pas été du tout une promenade de santé. La chute de Wortaba qui constituait le barrière infranchissable jalousement gardée par Tata Diarra, fils aîné de Bina Ali, roi de Ségou, sonna la défaite du royaume. Des spécialistes ont reconnu que n’eurent été les canons français, il était impensable aux troupes jihadistes de prendre Woïtale tellement le mur de protection était épais et solide. Comme il est interdit dans la religion musulmane à deux musulmans de se battre, El Hadj Oumar exhiba uniquement les fétiches du temple principal comme pièces à conviction contre Bina Ali pour obliger Amadou de Macina à lui remettre son protégé. Amadou refusa de s’excuser en estimant que Bina s’était bien converti à l’islam. El Hadj Oumar affronte les troupes coalisées de Bina Ali, d’Amadou du Macina et celles des Kounta de Gao entre 1862 et 1864. Il rentra à Hamdallaye le 17 mai 1862 après une bataille sanglante, sortit par une porte secrète du palais assiégé le 6 février 1864 pour aller se réfugier dans la grotte de Déguimbéré pour échapper à ses poursuivants. Son neveu Tidiani qu’il avait envoyé chercher du renfort, revint après sa mort et se livra à une bataille très meurtrière qui se termina en faveur après la mort de Bina Ali et Amadou du Macina. C’est ainsi que Amadou Tall régna sur l’ex- royaume Bambara de Ségou et Tidiani sur l’ex-royaume du Macina jusqu’à la conquête coloniale française en 1893 où Amadou se réfugia au Nigeria.

La conquête toucouleur commença en novembre 1852 avec le siège du roi Yimba de Tamba et se termina le 12 février 1864 avec la mort d’El Hadj Oumar dans la grotte de Deguimbéré. Toutefois, la mission d’islamisation et la consolidation du pouvoir toucouleur se poursuivirent avec son fils aîné Amadou dans l’ancien royaume peulh du Macina jusqu’en 1891/1893 avec la conquête coloniale française.

 

Le Hammalisme avec Cheick Hamalla de Nioro

Si le saint de Nioro n’a pas gouverné directement, il a par contre contribué beaucoup à la propagation et au rayonnement de l’islam en Afrique de l’Ouest à travers sa confrérie de la «Tidianiya 11 grains ». L’avènement de cette confrérie coïncida avec les mouvements indépendantistes africains qui effrayèrent les colons français au point que Cheick Hamalla fut condamné et déporté à deux reprises en Côte-d’Ivoire d’abord, puis en France où il mourut à l’hôpital de Montluçon le 16 janvier 1943 et enterré le 19 janvier 1943 dans la tombe n°12 de la 16 e rangée du cimetière moderne. Les colons français qui avaient peur de sa forte mobilisation des foules, l’accusèrent de subversion de perturbation de l’ordre public et d’incitation à la révolte. Le Hamallisme reste encore la seule confrérie que tous les gouvernements du Mali ménagent beaucoup. Son influence demeure très forte sur ses adeptes qui sont très disciplinés et suivent les ordres de leur chef spirituel de Nioro.

 

Conclusion

Tous les rois et souverains de l’empire du Mali ont bâti leur règne sur à la fois le spirituel et le matériel : la recherche du bien-être social dans la foi à l’Être suprême. L’implication des grands clans dans la gestion des affaires de la cité a été un facteur déterminant dans leurs actions. On retrouve donc, dans leur système de gestion, des principes fondamentaux de la démocratie et un réalisme dans la prise en compte de tous les besoins de l’espèce humaine, à savoir le spirituel et le temporel. La bonne gouvernance et la démocratie ne sont pas des habits faits sur mesure qui s’appliqueraient à chaque pays selon le bon vouloir des gouvernants du moment. Ce sont des principes universels devant contribuer à l’amélioration du bien-être du citoyen. Leur application effective impose des contraintes aux dirigeants et la prise en compte des aspirations profondes des peuples. Nous suggérons d’approfondir la réflexion sur le thème compte tenu de son importance et au regard de l’ampleur des besoins de moins en moins satisfaits des peuples, en dépit des discours de plus en plus éloquents.

 

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