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Céder à l’argument culturaliste et accepter la thèse de l’extranéité radicale de la démocratie en Asie centrale serait injustifié compte tenu des expériences démocratiques qu’ont connues d’autres sociétés asiatiques dites traditionnelles (Inde, Japon, Thaïlande, Cambodge) et injuste pour les activistes centrasiatiques luttant pour la démocratisation de leur régime. Toutefois la question mérite discussion.

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Relecture des « mouvements démocratiques » de la Perestroïka

Les espoirs d’une rapide démocratisation post-indépendance nourris par les gouvernements occidentaux reposaient en partie sur les mouvements démocratiques locaux apparus pendant la Perestroïka. De nombreux analystes soulignent en effet que les États d’Asie centrale avaient entamé des « processus endogènes de démocratisation » 1 dont certains s’étaient manifestés de façon plus ou moins visible à la fin des années 1980 : conséquence directe de l’ouverture octroyée par Moscou couplée à la volonté du centre de renouveler les cadres dirigeants des appareils républicains et d’encourager par en haut la formation de mouvements démocratiques, des partis politiques nationalistes apparaissent à partir de fin 1988. Au travers de publications et de manifestations, ils luttent pour la valorisation des cultures et des identités nationales (ce qui aboutit en 1989 au vote des lois sur la langue d’Etat, en remplacement du russe), dénoncent les problèmes économiques et écologiques et contestent le monopole politique du Parti. Ces processus ont toutefois fait long feu.

Devant l’évolution autoritaire des cinq Républiques d’Asie centrale, la question est de comprendre pourquoi ce précédant n’a pas engendré un élan de démocratisation comme dans les autres pays de la CEI et en Europe de l’Est. Des éléments de réponse doivent se trouver dans les stratégies des dirigeants au tournant des années 1990, dans le contexte international de l’époque (les influences extérieures) et également dans des facteurs systémiques plus fondamentaux qui poussent à s’interroger sur la réalité de ces « processus endogènes de démocratisation » .

Comme souligné précédemment, aucune des élites dirigeantes ne s’est battue pour l’indépendance de son pays. Ces dernières sont donc toutes dépourvues de la véritable expérience nationaliste de leurs collègues de la Baltique, du Caucase, d’Ukraine et d’Europe de l’Est. Cela les a empêché d’inspirer un élan populaire de « fin de l’empire » 2 qui aurait capitalisé sur l’ouverture politique voulue par Gorbatchev. Bien au contraire, après l’échec du putsch d’août 1991, elles ont cherché par tous les moyens à se maintenir au pouvoir et fait le choix de la répression. Leur stratégie fut en trois temps : récupérer les thèmes nationalistes (identitaires, économiques et écologiques) formulés par les jeunes mouvements et partis alternatifs, organiser des élections présidentielles dans la foulée des déclarations d’indépendance pour gagner une légitimité populaire et internationale mais en s’assurant de leur « bon déroulement » , refermer rapidement la parenthèse de la libéralisation ouverte par la Perestroïka. Elle réussit partout sauf au Tadjikistan qui s’abîme en mai 1992 dans un conflit fratricide dont sortiront toutefois vainqueurs les défenseurs koulabis de « l’ancien régime » . Au Kirghizstan, Askar Akaev est élu à la présidence en octobre 1991 avec un score à la soviétique mais fait ensuite le pari de la démocratisation… avant de se raidir dès 1995.

Cette crispation de ces élites sur le pouvoir est d’autant plus aigue qu’elle ne date pas de la fin 1991 mais du milieu des années 1970 lorsque Andropov, en tant que chef du KGB, tente « de reprendre le contrôle, par le truchement de jeunes intellectuels et technocrates autochtones avides de pouvoir, des appareils républicains réputés aux main d’apparatchiks, rompus à toutes les pratiques illicites » . Cette volonté de renouvellement des cadres sera accentuée après le « scandale du coton » de 1983 et perpétuée par Gorbatchev. Cela aboutit ainsi au « raidissement des appareils républicains contre l’ ‘interventionnisme’ russe […]» 3 et au divorce déjà évoqué qui poussent les élites dirigeantes à défendre mordicus leur poste et leur mode de gouvernement. Par conséquent, ces dernières resteront sourdes aux discours sur la démocratisation qu’ont pu leur servir après 1991 les élites russes « démocrates » et les puissances occidentales, préférant se replier sur elles-mêmes et assurer le statu quo par des techniques éprouvées.

Médias et partis d’opposition subissent donc une répression multiforme dès 1991 qui rend impossible de savoir s’ils auraient eu la capacité de mener à bien le processus de démocratisation .4 Mais était-ce réellement l’enjeu ? Certains chercheurs privilégient une analyse en terme de rapport de forces et de lutte pour le pouvoir et les ressources entre factions politiques. Ainsi, pour Kosach , 5 interpréter la lutte au Tadjikistan entre communistes et islamo-démocrates comme une confrontation entre totalitarisme et démocratie teintée de nationalisme est erroné : c’est ignorer la lutte entre élites régionales destinée à bouleverser la distribution du pouvoir opérée par Moscou dans la République et dans laquelle l’idéologie et les principes ne jouaient qu’un rôle secondaire. L’analyse est applicable aux autres Républiques centrasiatiques.

Il faut en effet bien garder à l’esprit le contexte agité de la Perestroïka, marqué par le désengagement économique du centre de la région, accentuant le retard et les difficultés de cette dernière 6, les attaques répétées de Moscou sur les cadres républicains et l’encouragement donné aux élites alternatives, issues d’autres régions. Ces dernières saisissent évidemment l’opportunité qui leur est proposée d’accéder au pouvoir politique et économique dont elles ont été plus ou moins exclues jusqu’alors. Elles s’engagent alors dans la contestation des élites dirigeantes, ce qui implique nécessairement la remise en cause du monopole politique et idéologique et de la légitimité du Parti mais pas nécessairement un engagement démocratique réel.

Certes, les discours et les manifestations organisées par les partis d’opposition sont marqués par des revendications démocratiques concernant la réforme du système politique et les libertés individuelles (liberté d’expression, liberté religieuse). Elles apparaissent toutefois instrumentales, la contestation politique passant d’abord par des revendications nationalistes concernant les domaines culturels et économiques .7 De plus, les principes et valeurs démocratiques ont à l’indépendance été inscrits dans les programmes de tous les partis politiques, y compris le (défunt) parti communiste .8 L’investissement démocratique des « démocrates » peut d’ailleurs être questionné pour au moins deux raisons. La première est qu’aucun ne s’en ait pris directement au système soviétique en tant que tel et ne réclamait une indépendance nécessaire à l’avènement d’un Etat démocratique. La seconde est que la culture politique des « démocrates » est généralement semblable à celle des dirigeants communistes, c’est-à-dire marquée par l’absence d’expérience du dialogue politique .9 Olivier Roy conclut ainsi que les « vrais démocrates sont plutôt des intellectuels isolés et sans partis, mais implantés seulement dans une intelligentsia urbaine (et souvent très russifiée) [et qui] sont vites marginalisés » 10.

Il y avait certainement dans les années 1980 – comme encore aujourd’hui – des démocrates en Asie centrale, mais ils n’ont pas réussi à imposer leur agenda. Quels sont donc les chances et les facteurs de succès d’une démocratisation dans cette région ?

Pas de démocratisation sans endogénéisation – perspectives

L’avènement de systèmes politiques démocratiques en Asie centrale semble impossible, par comparaison historique, sans processus endogène. Or, il existe bien dans cette région une conception de la légitimité politique, même négative, qui ouvre le champ de la contestation des régimes prévaricateurs.

Un régime non-démocratique n’implique pas forcément qu’il soit illégitime si la légitimité est conçue, par les participants du système social, comme l’acceptation des règles de l’ordre politique en tant que règles contraignantes. Comme nous l’avons évoqué plus haut, ces règles incluent toutefois non seulement le pacte hobbesien (ordre et sécurité physique), mais également redistribution et justice sociale. Les régimes centrasiatiques actuels ont tendance à l’oublier et ne répondent pas à l’exigence de « bon gouvernement » .

Pour s’être focalisés sur le maintien du statu quo politique et économique, les dirigeants n’ont pas pu relever pleinement les défis majeurs posés par l’indépendance. Leurs Etats sont loin d’être totalement fonctionnels (surtout au Tadjikistan, au Kirghizstan et au Turkménistan). Leurs économies se reconstruisent, certes, mais de façon déséquilibrée. Elles reposent en effet sur l’exploitation des ressources naturelles (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan) et sur une monoculture agricole (Tadjikistan, Turkménistan, Ouzbékistan) qui infligent des dommages environnementaux sans fournir suffisamment d’emplois pour des populations croissantes. La volonté de conserver un secteur étatique dominant ou de conserver la mainmise sur des secteurs clés (hydrocarbures, matières premières) ne bénéficie pas à ces dernières mais bien en premier lieu aux nouvelles nomenklatura économiques, transfuges des nomenklatura politiques de l’époque soviétique, dans une version plus riche et plus puissante .11 Les dirigeants ne représentent pas du tout les intérêts de la majorité de leurs administrés mais les leurs et ceux de leurs réseaux de solidarité (factions, famille…).

Les régimes centrasiatiques actuelles sont donc loin d’incarner toute valeur d’équité et de justice économiques et politiques. A la faible redistribution économique et à l’explosion des inégalités sociales et régionales s’ajoute la corruption qui gangrène toute la société et ses structures. La non distinction entre richesse publique et privée a été institutionnalisée à l’époque soviétique, lorsque les factions politiques se sont « branchées » sur l’Etat, ce qui fait que, de pratique déviante, la corruption est devenue une politique d’Etat 12 qui empêche le bon fonctionnement de l’économie et de la société toute entière. Le comble est atteint en Ouzbékistan et au Turkménistan où les citoyens ont une peur profonde de leur propre Etat, devenu policier et totalitaire (dans le second pays). En Ouzbékistan, la police (militsia) n’est pas respectée en tant que garant de l’ordre, de la sécurité et de la justice. Au contraire, elle est crainte et véritablement haïe pour son injustice et sa brutalité qui semblent sans limites et restent impunies .13 Dans ces conditions, le slogan « La Force est dans la justice » attribué à Tamerlan et apposé sur le socle de sa statue à Tachkent ne peut paraître qu’hypocrite…

Le maigre capital de légitimité que pouvait avoir en 1991 les dirigeants actuels en tant que garant de la stabilité et architectes d’une identité nationale et d’une communauté politique (dans des sociétés marquées par la force des clivages identitaires inter- et infra-ethniques) est à bout de souffle ou s’est évanoui. Et le trucage des élections a aujourd’hui atteint ses limites. A la différence de l’U.R.S.S. 14 , les régimes centrasiatiques n’ont pas les moyens (ressources idéologiques et institutionnelles et pression sociale orchestrée) nécessaires à la mobilisation et à la socialisation de populations qui ne croient plus en la politique, et doivent compter par ailleurs avec le contrôle d’organisations internationales telles que l’OSCE (et sa branche ODIHR). D’où l’essor de protestations populaires en Ouzbékistan, au Kirghizstan et au Kazakhstan.

La volonté de libéralisation est réelle, à la fois au sein des populations et de certains membres de l’élite intellectuelle 15. Toutefois, face à l’exigence de stabilité et de sécurité, surtout au Tadjikistan, la préférence est généralement donnée à un processus graduel et pacifique, et non révolutionnaire.

Mais comment révoquer un gouvernement dans un régime autoritaire où le Parlement ne joue pas son rôle ? On en revient à la société civile et à la nécessité de son autonomisation par rapport à l’Etat, ce qui a fini par avoir lieu ailleurs en Asie du Sud-Est et en Europe de l’Est.

Faiblesse historique et institutionnelle de la société civile

Tout processus endogène de démocratisation requiert un engagement de la part de sections significatives de la population (et des élites). Or, il faut souligner la faiblesse historique et institutionnelle de la société civile en Asie centrale, accentuée par l’apathie politique des populations et bien sûr la répression.

Au-delà du problème de définition du concept 16, les sociétés centrasiatiques reposent sur des groupes traditionnels non voués à jouer un rôle politique – familles étendues, réseaux de parenté, communautés religieuses. Selon Matveeva 17, le cynisme et l’aliénation hérités du soviétisme ont imposé des barrières à l’action collective et empêché les associations volontaires de prendre racine. Le sens de la responsabilité civile, de l’engagement public et de l’initiative collective est par conséquent peu présent dans les représentations populaires. Les populations sont plus habituées à contourner ou, au besoin, à se brancher sur l’Etat par l’intermédiaire de leurs réseaux de solidarité informels qu’à contester frontalement l’ordre établi.

Il est souvent postulé par les organisations internationales que la propriété privée et l’apparition d’une classe moyenne, sous l’effet du développement économique, sont une condition de la stabilisation sociale et de la démocratisation 18. En Asie centrale, cette classe moyenne est faible, parfois inexistante compte tenu de la crise économique post-1991 et des efforts déployés par certains régimes (Turkménistan, Ouzbékistan) pour empêcher l’apparition d’une élite économique et donc potentiellement politique alternative. Elle est constituée par des enseignants, des docteurs, des ingénieurs (dépendant financièrement de l’Etat pour la plupart) et des petits entrepreneurs et marchands (dépendant des autorités locales et centrales et dont la situation est ainsi instable). Au-delà de considérations psychosociales et culturelles, il est très peu probable que cette « classe moyenne » influence ou conteste le pouvoir des élites en place, pouvoir qui repose, dans des pays où les ressources naturelles sont la première richesse et la base de la viabilité du régime, sur le contrôle de leur production et de leur distribution.

Du fait de la répression administrative et policière, médias et partis politiques indépendants n’existent pas (Turkménistan, Ouzbékistan) ou ont beaucoup de mal à s’enregistrer et à fonctionner. Même lorsque de tels partis existent, ils ne sont souvent qu’un instrument aux mains d’une personne ou d’un groupe soucieux de jouer leur carte personnelle et de faire pression sur le pouvoir pour accéder à certains postes à responsabilité et donc à des richesses 19.

Constatant bien le vide idéologique post-1991 et la corruption du pouvoir, les populations se désintéressent de la politique qu’elles n’ont de toute façon jamais pu influencer auparavant et dans laquelle elles n’ont plus aucune confiance 20. Compte tenu des difficultés économiques, elles se préoccupent avant tout de leur survie économique 21. Si la participation politique était très importante à l’époque soviétique, elle était obligatoire et contrôlée ; elle avait pour but de permettre au Parti de s’auto-légitimer par cette apparente adhésion volontaire de la société et non bien sûr de permettre des alternances politiques (les candidats élus par le peuple étant auparavant désignés par le Parti)22 . Ainsi « cette participation ne développe aucunement la compétence du citoyen ; elle ne lui donne aucun accès à la sphère de décision » 23 . Restreinte depuis 1991, la participation politique est boudée, sauf lorsqu’elle est forcée comme au Turkménistan. La révocation des représentants du peuple par les élections est bien un élément étranger à la culture politique centrasiatique.

Contestation factionnelle et insurrection populaire

Compte tenu de l’autoritarisme policier des régimes actuels (Kirghizstan excepté), de la faiblesse institutionnelle de la société civile et de l’inexpérience locale des élections multipartites, la révocation de dirigeants illégitimes est donc peu susceptible de se faire par les urnes. Elle semble plutôt être le fait politique des factions politiques, acteurs exclusifs du jeu politique, qui ont la capacité d’organiser la mobilisation populaire.

La guerre civile du Tadjikistan et la « révolution des tulipes » au Kirghizstan sont deux exemples historiques qui ont pour point commun le fait que la contestation des dirigeants et de la faction politique au pouvoir a été le fait d’une ou d’autres factions politiques qui ont mobilisé leurs partisans. Dans ces deux cas, il y a eu conjonction entre frustrations politiques de la part de factions et frustrations populaires sociales et économiques. Le régime en place n’était pas capable d’entretenir ou de créer des allégeances inter-factionnelles (inter-régionales en l’occurrence), ni de contrôler ses structures de force. Le principe de la « öldja » ne tenait plus.

Les factions en lutte ont alors organisé la mobilisation populaire selon des solidarités infra-nationales et infra-ethniques au moyen de manifestations et au cours d’élections. Il est à ce propos intéressant de noter que sous la façade de l’élection à l’occidentale s’est glissée et perpétuée l’habitude de vote selon des loyautés personnelles ou de groupe (familiales, locales ou économiques) reflétant les divisions sociales internes, une habitude utilisée à plein au Tadjikistan et au Kirghizstan.

Deux autres modalités de contestation semblent possibles. D’abord la « révolution de palais » , c’est-à-dire le renversement d’un dirigeant par sa faction ou par l’alliance de factions qui l’avait porté au pouvoir, dans le cas où il n’apparaîtrait plus comme le garant de leurs intérêts. C’est ce qui pourrait menacer Islam Karimov. D’autre part, la contestation islamiste gagne du terrain partout en Asie centrale (il est cependant difficile de savoir ce qu’il en est au Turkménistan, faute d’informations), à l’image du mouvement Hizb-ut Tahrir. Ce dernier, comme d’autres, gonfle ses rangs en jouant habilement sur le thème de la justice sociale et de l’équité, même si pour l’heure la majorité des populations centrasiatiques demeurent attachées à leur mode de vie et de gouvernement séculier.

Conclusion

Arrivé au terme de cette réflexion, on peut comprendre pourquoi certains acteurs occidentaux doute de la stratégie à adopter pour promouvoir la démocratie en Asie centrale tout en s’accrochant à leur approche institutionnaliste et formelle24 . D’abord, la démocratie n’est pas considérée dans cette région comme la base nécessaire d’un ordre politique légitime. Ensuite les projets de démocratisation occidentaux font le pari d’arriver à leurs fins – un peu comme les Soviétiques – en contournant les réseaux informels de solidarité que sont les factions politiques. Or, ces dernières sont au fondement des ordres politiques régionaux et ont la capacité, prouvée à l’époque soviétique, de se recomposer au contact d’un interventionnisme étranger.

Ces acteurs informels sont donc incontournables et il apparaît illusoire et contre-productif de prétendre pouvoir arriver « en un bond » à des sociétés politiques débarrassées de leurs solidarités horizontales. Cela suppose d’abord le succès des projets nationaux de construction d’une identité nationale et politique.

Une démocratisation est incertaine à court terme, au vu du renforcement actuel des autoritarismes et de la « démocratie contrôlée » . Pour autant, il est urgent de la préparer face à la très forte probabilité de violence et d’instabilité induites par l’échec systémique économique et politique des régimes en place et par les crises de succession qui s’annoncent25 .

L’apparition d’un processus endogène est pour cela nécessaire et pourrait être suscitée par plusieurs facteurs. Pour répondre à l’exigence de stabilité et ménager la méfiance des populations face à la démocratie, l’aide à l’éducation et au développement économique est indispensable pour faire évoluer les mentalités conservatrices, former de nouvelles élites économiques et politiques et créer des entreprises compétitives et des emplois. Cela dit, libéralisation économique n’implique pas nécessairement ouverture politique comme l’illustre le cas chinois. Pour cela, peut-être qu’une clé se trouve dans la mise à jour du jeu informel des factions politiques. Ces dernières s’efforcent de maintenir cachés leur fonctionnement et les accords sur lequel repose les allégeances. Si elles devenaient des acteurs officiels de l’échiquier politique, elles pourraient – enfin – donner une réalité aux partis politiques et ouvrir la voie vers une démocratie de consensus 26. Cette dernière permet le partage du pouvoir entre plusieurs segments de la société au lieu de l’opposition entre gouvernement et opposition à laquelle mène la démocratie majoritaire. Le contrôle et l’arbitrage réels par la population au travers d’élections pluralistes deviendraient alors possibles. Reste la question du comment.

Notes

1 Poujol, Catherine, « Le concept de démocratie est-il applicable à l’Asie centrale post-soviétique? Réflexions sur la transition démocratique » , in Défense, n°91, janvier-février 2001, pp. 32-36

2 Merry, E. Wayne, art. cit., p. 291

3 Dudoignon, Stéphane, « Une segmentation peut en cacher une autre : régionalismes et clivages politico-économiques au Tadjikistan » , in Dudoignon, Stéphane et Jahangiri, Guissou (eds), Le Tadjikistan existe-t-il? Destins politiques d’une nation imparfaite, CEMOTI, n°18, juillet-décembre 1994, p. 77

4 Au-delà la répression, les partis d’opposition « démocrates » , très souvent élitistes et conduits par des intellectuels citadins, n’ont pas réussi à constituer de larges bases sociales (interethniques, interrégionales) ni à estomper leurs divisions. Au contraire, les ex-PC représentaient le corps social rural (notables, présidents de kolkhoze et membres de l’administration) et exprimaient mieux la revendication ethnico-nationaliste que les nationalistes (notamment en acceptant les frontières issues de l’U.R.S.S., rassurant ainsi la population). Roy, Olivier, La nouvelle Asie Centrale ou la fabrication des nations, Chap. 7, p. 203

5 Kosach, Grigorii G., “Tajikistan: Political Parties in an Inchoate National Space”, in Ro’I, Yacov, Muslim Eurasia conflicting legacies, 1995, p. 125. Interprétation partagée par Dudoignon, Stéphane, « Une segmentation peut en cacher une autre : régionalismes et clivages politico-économiques au Tadjikistan » , in op. cit.

6 Rumer, Boris Z., Soviet Central Asia: ’a tragic experiment’, Unwin Hyman, Boston, 1989

7 A contrario de ce qu’affirme Muriel Atkin dans “Thwarted democratization in Tajikistan”, p. 288. Même si les revendications culturelles et économiques ont cédé le pas, surtout en 1992, aux revendications politiques, l’enjeu était toujours le même.

8 Kosach, Grigorii G., art. cit., p. 125 et Jahangiri, Guissou, « Anatomie d’une crise : le poids des tensions entre régions au Tadjikistan » , in Dudoignon, Stéphane et Jahangiri, Guissou (eds), Le Tadjikistan existe-t-il? Destins politiques d’une nation imparfaite, CEMOTI, n°18, juillet-décembre 1994, Annexe 2 - Partis politiques du Tadjikistan de l’indépendance à la guerre civile

9 Selon notre sociologue ouzbek rencontré en automne 2004, on est ainsi toujours dans le rejet de l’autre, le monologue et violence verbale, annonciatrice de la violence physique. Commentaire semblable d’Olivier Roy lors d’un séminaire à l’EHESS Paris en 2004/5.

10 Roy, O., La nouvelle Asie Centrale ou la fabrication des nations, Chap. 7, p. 203

11 Poujol, Catherine, art. cit.

12 Merry, E. Wayne, art. cit., p. 290

13 Le comportement des miliciens est imprévisible : un soir, le frère d’un ami ouzbek, circulant en voiture avec à son bord des amies, fut arrêté pour un contrôle de « routine » . Devant les avances faites par les miliciens à propos d’une passagère, il refusa et continua son chemin. Les miliciens le prirent en chasse et le poussèrent à l’accident. Après plusieurs tonneaux, il fut sévèrement bastonné et garde depuis lors de graves séquelles. Une enquête fut ouverte et classée sans suites.

14 Les « élections » jouaient effectivement en U.R.S.S. un rôle beaucoup plus important que celui de simple paravent d’un pouvoir autoritaire et contribuaient avant tout à l’intégration de la société soviétique par le rassemblement massif et périodique autour des slogans et des projets du pouvoir. Carrère d’Encausse, Hélène, op. cit., p. 230

15 L’auteur se fonde sur ces conversation et entretiens effectués au Tadjikistan à l’automne 2005.

16 Pour une discussion, cf. Buisson, Antoine, « Société civile et tradition en Asie centrale » , www.irgv.net, 2006

17 Matveeva, Anna, art. cit., pp. 32-4

18 Cette idée vient notamment de Moore, Barrington, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Maspero, Paris, 1969. Elle est reprise par Huntington, Samuel, The third wave: democratization in the late twentieth century, University of Oklaoma Press, Norman, OK and London, 1991

19 Le cas est particulièrement clair au Tadjikistan. Cf. Buisson, Antoine, « Démocratisation de façade. Cas du multipartisme au Tadjikistan » , www.irgv.net, 2006

20 La désillusion est encore plus grande au Tadjikistan en raison de la guerre civile que les Tadjikistanais savent bien avoir été causée par la lutte pour le pouvoir entre factions.

21 La préoccupation majeure pour la majorité, mobilisant toutes les énergies, est de joindre les deux bouts, au besoin et si possible en émigrant en Russie.

22 Carrère d’Encausse, Hélène, op. cit., Chap 7, pp. 221-246

23 Ibid., p. 246

24 L’Union Européenne semble en effet quelque peu désorientée, surtout devant l’évolution du régime ouzbékistanais après les événements d’Andijan en mai 2005 – ICG, op. cit., Asia Report n°113, 10 avril 2006, p. 31. De même pour les Etats-Unis qui font néanmoins le choix – du moins officiellement – de poursuivre dans la même direction (comme l’attesterait le projet de loi « The Central Asia Democracy And Human Rights Promotion Act », introduit en juillet 2005, liant l’aide humanitaire, économique et militaire accordée par les Etats-Unis aux Etats d’Asie centrale aux progrès fait par ces derniers dans les domaines de la démocratisation et des droits de l’homme – Corwin, Julie A., « Uzbekistan: U.S. Lawmakers Call For Sanctions » , RFE/RL, 10 mai 2006 (www.rferl.org/featuresarticle/2006/5/D2EDCE3D-BB34-4368-BCB8-A3166CF8CC24.html)

25 Quand bien même les dirigeants centrasiatiques retiendraient la leçon de l’expérience gorbachevienne et feraient le choix cubain et nord-coréen : ne diminuer en aucun cas la pression de l’autoritarisme (ou de la dictature) et compter sur les techniques de cooptation et de l’Etat policier néo-soviétique pour masquer les contradictions systémiques et maintenir le régime en place.

26 La démocratie de consensus – ou « consociational democracy » – a été théorisée par Arend Lijphart dans différents ouvrages à partir de 1977. Voir notamment Lijphart, Arend, “Consociational democracy”, World Politics, vol. 21, n°2, pp 207-25, Lijphart, Arendt, Democracy in Plural Societies: Comparative Exploration, Yale University Press, New Haven and London, 1977 et Lijphart, Arend, Democracies: Patterns of Majoritarian and Consensus Government in Twenty-One Countries, Yale University Press, New Haven, 1984

 

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