essay

Peut-on gouverner les machines institutionnelles ?

Extrait de l’ouvrage « Mission Possible » de Pierre Calame (Chapitre 6)

By Pierre Calame

1993

Dans un chapitre de son livre « Mission Possible » publié en 1993, Pierre Calame réfléchit sur l’importance des formes d’organisation pour la conduite de l’action collective au sein d’institutions de nature différente. Il y développe l’idée que chaque institution à sa propre logique de fonctionnement, déterminée par les modes d’organisation, les méthodes quotidiennes de travail, la gestion de l’information, de la mémoire et de l’argent, les modes de circulation de l’expérience, les formes explicites ou implicites d’évaluation. Ces logiques institutionnelles sont particulièrement puissantes, bien plus fortes que les impulsions politiques par lesquelles on espère en général orienter le fonctionnement des institutions. C’est pourquoi un des arts essentiels de la politique est de concevoir des institutions dont la logique de fonctionnement va spontanément dans le sens des objectifs qu’on leur a assignés. Or l’ingénierie institutionnelle est un art peu connu aussi bien dans le monde des associations que dans celui des institutions publiques.

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Les logiques institutionnelles, rouages essentiels des systèmes complexes

Les systèmes bio-socio-techniques se caractérisent par l’importance et l’influence de leurs machines techniques et institutionnelles. Gérer la société, ce n’est pas seulement conduire des hommes, c’est aussi et avant tout créer et gouverner des machines et des institutions.

Leur logique propre est très puissante; leurs désirs, leurs stratégies sont inscrites dans leur structure; on aurait envie de dire: dans leurs gènes, car elles finissent par échapper des mains et de la volonté de leurs créateurs pour poursuivre sans frein et sans contrôle les buts pour lesquels elles sont dessinées.

Sociologues et économistes ont abondamment décrit le rôle des technostructures dans les entreprises et dans l’administration. Les politologues, de leur côté, sont exercés à analyser l’effet

des règles du jeu constitutionnel - répartition des pouvoirs entre législatif et exécutif, durée du mandat, loi électorale - sur le mode même de gouvernement d’un pays.

Les cabinets de conseil en organisation ont, depuis vingt ans, foisonné et prospéré, signe d’une prise de conscience de l’importance des formes d’organisation pour la conduite de l’action collective. Cette prise de conscience ne va pas sans quelques naïvetés, sans effet de mode, sans le désir de disposer des recettes automatiques du succès, désir habilement exploité par des charlatans. Les manuels de management me font penser parfois aux manuels de prestidigitation. Enfant, j’avais acheté un livre de tours de magie. Hélas, la recette était insuffisante; il y manquait l’essentiel, la dextérité! Tel directeur d’administration centrale qui croit que l’élaboration d’un « projet d’entreprise » va lui tenir lieu de projet et de cohésion collective, tel chef de service qui croit que des « cercles de qualité » lui tiendront lieu d’estime à l’égard de ses subordonnés, tel chef autoritaire qui croit que les leçons apprises à son dernier stage de dynamique des groupes le transformeront en apôtre de la collégialité, ne se comportent guère moins naïvement que l’apprenti prestidigitateur que j’étais, avec pour effet au mieux de faire rire sous cape et au pire de donner le sentiment d’une tricherie organisée.

En 1969, j’avais mené au Centre d’études sur l’aménagement urbain (CERAU) une étude avec Henri Coing pour la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régio-nale). La DATAR, créée en 1963, était en 1969 dirigée par Jérôme Monod et était au plus haut de sa gloire. Nous avions démontré que l’institution était organisée non pour mener une stratégie d’ensemble d’aménagement du territoire, ce que pourtant elle proclamait dans ses discours, mais pour réaliser des « coups» politiques ponctuels. J’avais aussi été frappé du décalage entre la devanture du magasin, occupée par quelques brillants intellectuels beaux-discoureurs, et la réalité du pouvoir, exercé par la petite équipe qui délivrait aux entreprises lesautorisations d’extension de leurs implantations en région parisienne, disposant ainsi d’un outil très efficace de négociation pour inciter à des implantations en province.

Un an plus tard, je commençais à travailler à Valenciennes avec des élus locaux. Nous préparions le PME (Programme de modernisation et d’équipement du 16e plan). Les PME servaient à déterminer la nature des équipements collectifs que l’Etat et les collectivités locales auraient à cofinancer dans les cinq ans à venir. Très vite je fus frappé de voir combien la réflexion sur l’avenir du Valenciennois et sur les besoins réels de la population était biaisée par l’enjeu financier de l’exercice. Je me souviens même m’être exclamé un jour devant les élus locaux composant la commission d’élaboration du PME : Si l’Etat subventionnait des guillotines, vous découvririez que vous avez besoin de guillotines! » Je pris conscience également à cette occasion du rôle structurant des finances locales dans la pratique effective de l’urbanisme. L’arrondissement de Valenciennes est découpé en quatre-vingt-deux communes. Une fiscalité, dont l’assiette est communale et dans laquelle les activités économiques sont principales sources de recettes et les familles pauvres principales causes de dépenses, ne peut guère inciter à une approche d’esemble de l’organisation de l’espace. C’est cette expérience quotidienne du terrain pendant toute une décennie qui m’a poussé, au moment de la discussion des lois de décentralisation, en 1982-1983, à militer en faveur d’une réforme de la fiscalité locale, en particulier de la fiscalité foncière.

Ainsi, d’expérience en expérience, j’en vins à m’intéresser au mode d’organisation des institutions.

La majorité des travaux sur les organisations concerne les entreprises. Le marché principal des cabinets-conseils se situe là: aider l’entreprise à améliorer son efficacité; mais la finalité de l’entreprise est d’une certaine manière définie à l’avance et conditionne à son tour la mesure de l’efficacité (productivité, parts de marché, taux de profit ou de croissance, etc. ). Ma propre expérience s’est au contraire forgée pour l’essentiel dans la fonction publique et je me suis surtout intéressé à la manière dont les logiques institutionnelles déterminaient la forme de l’action menée. Je conçois « l’ingénierie institutionnelle » comme l’art de bâtir des institutions dont la logique « naturelle » de fonctionnement aille dans le sens désiré. J’ai en effet acquis la conviction que cette logique de fonctionnement finit toujours par s’imposer à tous.

Dis-moi comment tu es organisé et je te dirai qui tu es.

De là m’est venue l’attention portée aux méthodes quotidiennes de travail, à ce qui se passe dans la « cuisine interne » des institutions, à la gestion de l’information de la mémoire et de l’argent, aux modes de circulation de l’expérience, aux formes implicites d’évaluation.

La politique ne se fait pas au salon

Une plaisanterie court. Un Français discute avec un Américain. L’Américain lui dit. chez nous, c’est les hommes qui commandent. Ce sont eux qui discutent politique, qui réfléchis-sent, qui orientent les élections. Et les femmes, que font-elles, les femmes? Oh, répond l’Américain, elles s’occupent du quotidien, la gestion du budget, les décisions de dépense et d’investissement, l’éducation des enfants, l’entretien de la maison…

J’ai remarqué que la conversation sérieuse se tenait à la cui-sine plus souvent qu’à la salle à manger. Autour de la table de salle à manger, quand les invités sont là, la conversation a un tour formel, il faut l’entretenir comme un feu si elle vient à languir. Tout autre est l’atmosphère dans la cuisine, au moment où se coupent les légumes, où se fait la vaisselle. L’échange n’est plus un but en soi. Il naît soudain et court comme une flam-mèche. Il s’éteint, puis renaît. Les choses viennent sans ordre et sans souci de plaire. Chacun sent bien que c’est à la cuisine que les choses importantes se passent.

Que reproche l’opinion aux hommes politiques, dans le fond? De parler de politique nationale et de tout ce qu’ils vont faire quand ils savent bien que l’essentiel ne se passe plus à l’échelle de la nation, d’expliquer que ce qui est bien vient d’eux et ce qui est mal vient du contexte qu’ils subissent, au lieu de s’attacher à transformer réellement ce qui est à leur portée; de dire qu’ils ne se soucient que du bien public quand l’opinion ne leur prête que le souci de leur propre carrière; de n’avoir pas de cohérence entre leurs discours et leurs actes.

Les enjeux réels de la politique se sont déplacés, mais les hommes politiques font semblant de ne pas le savoir. Quels sont les véritables défis de la politique aujourd’hui? La construction patiente des institutions supranationales; l’invention de nouvelles stratégies de lutte contre l’exclusion; la transformation des rapports entre État et société; la mise en place de politiques urbaines assurant les régulations sociales, techniques, écono-miques et politiques au sein de vastes conurbations; la construction de nouvelles solidarités et de nouvelles coopérations entre le Nord et le Sud; l’émergence des nouvelles formes de citoyenneté; l’élaboration d’un modèle pour le monde rural de demain; la participation à la lutte commune pour la sauvegarde de la pla-nète; l’organisation d’une stratégie internationale de conversion des industries d’armement; l’émergence d’un k projet de société » pour le XXIème siècle, remettant les sciences et les techniques à leur place: la réduction des décalages entre les faits, les idéologies et les institutions.

Gérer la cité, c’est, de plus en plus, agir sur le mode d’organisation et de fonctionnement concret des institutions, les aider à engager les mutations culturelles nécessaires, améliorer chaque jour leur pertinence, leur savoir-être et leur savoir-faire collectifs, leur apprendre à se nourrir de l’expérience des autres, à construire, à capitaliser et à transmettre la leur.

L’ingénierie institutionnelle, c’est l’art culinaire appliqué à la politique.

En 1993, on parle une fois de plus, en France, de limiter le cumul des mandats. Le rapport Vedel souligne l’incompatibilité des fonctions de maire de grande ville et de ministre. J’ai trop vu des ministres occasionnels faire trois petits tours dans leur bureau et s’en retourner au plus vite gérer qui sa ville, qui son conseil général, qui son électorat pour ne pas être sensible à la lutte contre le cumul des mandats. Mais le temps de présence au ministère n’est pas le seul critère. Quand il est présent, encore faut-il que le ministre veuille bien s’intéresser à l’essentiel, au mode concret de fonctionnement de l’énorme machine dont il a la charge, aux conditions et aux rythmes de son évolution, au fonctionnement du Bureau des marchés, à la circulation des savoir-faire, aux relations entre directions, aux conséquences de ses demandes d’information sur l’organisation du travail en administration centrale. Faute de cette attention de marmiton, un ministre ne sera jamais qu’un producteur de discours et de papiers.

Le poids des logiques institutionnelles est souvent si fort qu’il conduit à des désillusions en cas de changement politique. Je pense à la déception qui a suivi, dans beaucoup de pays d’Amérique latine, le retour à la démocratie ou la conquête par des mouvements populaires de municipalités tenues par des oli-garchies locales. Les vainqueurs croient qu’il suffit de changer les dirigeants des institutions pour changer de politique. Ils décou-vrent à leur grand dam qu’il n’en est rien.

Dans les institutions publiques, la prédétermination des poli-tiques par les institutions est particulièrement visible quand le pouvoir politique veut faire rapidement un geste spectaculaire, quand un ministre qui sait qu’il ne restera qu’un an veut avoir quelque chose à montrer à ses électeurs quand il veut un plan de relance rapide pour satisfaire telle ou telle profession. Le pouvoir politique n’a pas alors le temps d’élaborer une action correspondant à ses vœux. Il doit mettre les habits neufs de son discours à des projets existant dans les cartons. Ces projets bien entendu sont ceux qu’engendre la logique « naturelle » de production de l’institution et sont donc le reflet direct de cette logique. Plus un pouvoir politique se rapproche de la régulation à court terme - ce qu’en France il ne cesse de faire depuis vingt ans - et plus il subit la logique autonome des institutions publiques; plus la politique se politise et moins elle a d’impact.

L’institution fait l’action à son image

En 1983, arrivant à la direction des Affaires économiques et internationales (DAEI) du ministère, je découvre une nouvelle mode, la « coopération par projets » . Cette idée de projet m’était déjà familière en administration territoriale: projet de route, de logement, d’aménagement urbain, c’est autour d’objets concrets et délimités que s’organise l’action administrative, que se met-tent en place les financements et les coopérations avec les col-lectivités locales. L’idée d’appliquer les mêmes principes à la coopération internationale, de s’obliger à définir avec les partenaires les objectifs et les contours de l’action me paraît donc au départ frappé au coin du bon sens. Assez vite, je déchante. Il me semble qu’il y a quelque chose de profondément artificiel dans la démarche mais je ne sais pas encore quoi. je vois les ambitions de la coopération franco-algérienne s’épuiser en d’innombrables missions de définition de projets, en formulation de leurs « termes de référence » .

Un jour, je vais au ministère de la Coopération écouter un docte exposé sur les modalités d’instruction des projets, et le drame commence à m’apparaître dans toute son ampleur: on vient de me décrire l’enfer pavé de bonnes intentions ou, si l’on est plus cynique, l’art et la manière de réduire un effort de coopé-ration tout en faisant semblant de l’accroître. À la même époque, la Fondation commence à financer des actions de développement. je découvre, au sein des organisa-tions non gouvernementales, la même logique centrale de mon-tage, de financement et de conduite de « projets de développement » . Même malaise. Même sentiment que les prémisses de l’action sont fausses.

En 1986, la Fondation demande à l’association Solagral de raconter ce qui, dans l’expérience de modernisation de l’agricul-ture française, entre 1945 et 1980, pouvait être utile au développement des agricultures du tiers monde. La réponse de Solagral tient en deux mots: l’agriculture française ne s’est pas développée à coups de projets, façon Banque mondiale ou façon ONG de développement. En revanche, il y a eu un projet de modernisation de l’agriculture française, faisant l’objet d’un consensus implicite ou explicite des forces vives de l’agriculture, de l’État et de la nation. C’est autour de ce projet, de cette représentation commune du futur, de cet imaginaire collectif que se sont organisées les énergies, structurées les institutions, mises en place les procédures financières et techniques.

Pourquoi alors tant d’insistance sur les « projets » dans la coopération et l’aide publique et privée au développement alors qu’à l’évidence mille projets solidaires ne feront jamais un développement solidaire? Si on demande à une organisation de coopération: « Que faites-vous?», elle vous répondra neuf fois sur dix, comme si c’était une évidence: « Nous finançons des projets. » Eh bien, disons-le bien haut, la notion de « projet » n’existe pas dans la nature! Ce n’est pas un élément constitutif « naturel » de l’évolution de systèmes bio-socio-techniques. Cependant c’est le produit d’une logique institutionnelle. Dès lors que la Banque mondiale fait des prêts, que les ONG de développement font des dons et font appel pour cela à la générosité du public et à des cofinancements de l’État ou de la CEE, il faut déterminer un objet clos dont on délimite les contours dans le temps et dans l’espace, et pour lequel on produit des critères de recevabilité et de choix, on définit des principes d’évaluation. Le projet est une nécessité pour celui qui finance, pas pour celui qui reçoit.

Le « projet » , objet de la relation entre celui qui finance et celui qui réalise, existe tout autant dans l’administration. À l’époque où j’étais à Valenciennes, nous formions une équipe sérieuse, donc nous avions le goût de rire. J’ai toujours constaté que l’esprit de sérieux tue le sérieux véritable; qu’il faut choisir entre se prendre au sérieux et prendre ses convictions au sérieux, les deux ne sont pas compatibles; et qu’enfin une réunion où l’on n’a pas ri est une réunion où l’on n’a pas vraiment travaillé.

Bref, nous avions à défendre auprès de l’administration cen-trale des projets de financement d’études de quartier. J’ai eu très envie de faire un dossier bidon, sur un quartier qui n’existait pas, en y mettant toutes les formes réglementaires nécessaires. Nous aurions reçu des observations de « la Centrale » , nous aurions corrigé, refait un dossier, peut-être procédé à l’évaluation de l’étude… je me suis dégonflé.

Je repense souvent à cela en recevant à la Fondation des publipostages de projets de développement rural intégré pré-sentés par des associations paysannes d’Afrique. Le modèle, les termes, les arguments en sont entièrement façonnés par les besoins internes, par les logiques institutionnelles des institutions susceptibles de financer. En Inde, des associations d’intellectuels au chômage ont même créé des sociétés de service aux mouvements populaires des pays du Sud pour leur « montrer des projets » en prélevant une commission de 20 % sur les projets qui sont financés. Je trouve cela excellent pour deux raisons. La première, c’est que cela fait grincer les dents alors que c’est une manière de dire: « le roi est nu » . La seconde, c’est que cela met l’accent sur l’importance et le coût de la médiation entre deux univers. La société de service met le besoin d’argent de son client en une forme « consommable » par l’agence de financement, il est bien normal qu’elle soit rétribuée pour la réalisation

de la transaction! Les anciens réfugiés politiques d’Amérique latine en Europe sont, une fois retournés au pays, de merveilleux médiateurs. La plupart font une fois par an leur tour d’Europe des bailleurs de fonds. On est même averti par un fax comminatoire. Ce n’est pas « EDF passera lundi entre telle heure et telle heure, merci de laisser la clef à la concierge » mais « X ou Y viendra vous voir tel jour à telle heure à la Fondation pour vous présenter les échantillons de l’année; merci de nous prévenir d’avance de vos nouvelles modes et de lui réserver bon accueil » . Ils ont affaire à une clientèle diverse, contradictoire et versatile. On ne parle pas à la Fondation comme on parle à une ONG hollandaise, au ministère français de la Coopération ou à la CEE. Quel métier! À l’un il faut parler du rôle des femmes, à l’autre du développement intégré, à la Fondation de capitalisation d’expériences, au quatrième de la place des curés.

L’institution fait l’espace à son image

En tant qu’administrateur territorial, je me suis beaucoup intéressé à l’espace public. L’espace public, c’est le liant de la ville, c’est ce qui associe entre elles ses parties, c’est une sorte de bien gratuit, fruit de la combinaison des multiples logiques des acteurs.

Une des intuitions formidables d’Haussmann et d’Alphand, pour l’urbanisme parisien du Second Empire, a été d’unifier la ville, qui venait d’absorber un ensemble de communes périphé-riques comme Montmartre, Belleville, La Villette, etc., par l’ho-mogénéité des espaces publics et du mobilier urbain.

C’est la même intuition qui a guidé l’administration française des Monuments historiques quand elle est passée de l’idée de monuments remarquables à l’idée de sites urbains à protéger: l’architecture urbaine compte plus par ses vides, par les espaces qu’elle délimite, que par ses pleins.

L’immense échec de l’urbanisme de l’après-guerre tient à l’espace public: la pensée fonctionnaliste, allouant à chaque portion de ville une fonction et plantant des immeubles comme autant de chandelles, a transformé la ville en charnier avec ce sentiment paradoxal qui étreint dans la plupart des grands ensembles d’être en face tout à la fois d’un trop grand entassement et d’un trop grand vide.

L’institution fait le temps à son image

Beaucoup d’institutions publiques ou privées ont des services de recherche et des services opérationnels nettement séparés, faisant appel à des profils d’homme et à des logiques de fonctionnement distinctes. J’ai eu la chance au cours de ma carrière professionnelle de naviguer de l’un à l’autre et l’obsession au contraire de toujours promouvoir un lien dialectique entre réflexion et action. J’entends bien que l’action à court terme et la réflexion à long terme ne peuvent pas en permanence être associées, que la recherche nécessite une distance et des méthodes spécifiques. Il n’empêche. La coupure m’a toujours paru très dommageable. Quand j’étais en administration centrale, au début des années 80, j’avais notamment en charge les relations avec les Agences d’urbanisme qui existent dans une trentaine d’agglomérations et sont cofinancées par l’État et les collectivités locales. J’avais à l’époque suscité des journées de rencontre entre praticiens et chercheurs qui marchaient très bien. J’avais constaté en effet, dans mes pérégrinations profes-sionnelles, que praticiens et chercheurs sont également frustrés… de ne pas être l’autre. Les praticiens de ne pas avoir de recul vis-à-vis de leur pratique, les chercheurs de ne pas voir l’unité sociale concrète pour leurs recherches. Dès lors qu’ils sont amenés à dialoguer régulièrement et sur un pied d’égalité, les préventions tombent, un langage commun se construit et chacun y gagne en profondeur.

La coupure entre les services opérationnels et les services de recherche marginalise en général les seconds, les prive d’une confrontation exigeante avec une « demande sociale » , les renvoie à des logiques corporatistes de production et d’évolution de la connaissance. De surcroît, elle engendre une myopie de l’institution qui ne réagit qu’aux événements instantanés, qui a du mal à discerner des changements culturels en cours. Dans une entre-prise, cela peut induire un manque de sens prospectif, mais le «Marché» assure une certaine régulation, provoque un ajustement, oblige à prendre en compte les nouvelles aspirations des clients. Cette régulation n’existe ni pour l’État, ni pour l’Université, ni pour la formation, ni pour les actions de coopération. La logique du fournisseur de service ne rencontre pas, à court terme, le contre-pouvoir exercé par le bénéficiaire du service.

L’intégration de la réflexion et de l’action est donc particulièrement importante dans les services publics… Les agents de l’ac-tion quotidienne doivent aussi se sentir une fonction de « tête chercheuse».

La technique fait l’institution à son image

Les systèmes techniques mis en œuvre structurent, de façon parfois décisive, les organisations. Dans beaucoup d’entreprises françaises, les ingénieurs passent en premier et déterminent le système technique; le responsable des ressources humaines est ensuite appelé à « ajuster » la relation beaucoup plus dialectique une organisation doit être en mesure de choisir un système technique adapté à ses finalités et aux aspirations de son personnel.

L’informatique offre un champ d’expérience très riche dans ce domaine. L’intrusion de la micro-informatique porte en germe une petite révolution des modes d’organisation. Les grands systèmes informatiques en vogue dans les années 70 étaient cen-tralisateurs et incitaient à construire des K usines à gaz » dont la logique s’imposait à tous. je me souviens, dans les années 70, de l’introduction de l’informatisation des marchés au ministère de l’Équipement ; au plan local, le premier effet de cette innovation technique fut de nous priver d’une mise à jour immédiate de l’état des marchés; il fallait donc garder notre système manuel et tenir une double comptabilité; en revanche, par les vertus de l’informatique, le chef du service K infrastructures » se croyait au courant de tout. La micro-informatique comporte à l’inverse un principe d’autonomie des agents. Son succès foudroyant dans les organisations est dû, me semble-t-il, au fait que ce principe d’au-tonomie rejoint les aspirations socioculturelles profondes d’une main-d’œuvre de mieux en mieux formée.

L’institution fait la société à son image

Dans la conception des organisations publiques, un des choix stratégiques concerne le degré d’« adhérence » au milieu qu’elle dessert. Si l’institution est trop éloignée de ce milieu, une énergie excessive est consacrée à la médiation avec lui. Si elle en est trop proche, elle fait corps avec lui mais devient incapable le jour venu de prévoir et de préparer les mutations. L’Institut national des recherches agronomique (INRA), en France, en offre un bon exemple. L’institut, comme je l’ai raconté mercredi, a participé très étroitement à l’aventure de la modernisation de l’agriculture française, a fait cause commune avec la fraction moderniste de l’agriculture. Il s’est privé de ce fait de capacité prospective. Ne coopérant qu’épisodiquement avec les agriculteurs plus pauvres, qui, faute de pouvoir prendre le train du progrès, devaient garder une agriculture plus intégrée, peu au contact avec les marginaux de l’agriculture K bio » , il a longtemps pris à la légère la recherche en faveur d’une agriculture « alternative » plus soucieuse de qualité et de préservation de l’environnement et n’a pas su préparer le monde agricole à cette nouvelle mutation.

je crois également pouvoir énoncer la règle selon laquelle une institution privilégie toujours le dialogue avec un « milieu » qui lui est familier, qui parle le même langage, qui, lui, est socialement homogène. En voici quelques exemples.

Au début des années 70, j’ai beaucoup collaboré avec l’Édu-cation nationale pour analyser sous toutes leurs coutures les retards scolaires dans le Valenciennois. Nous pensions en effet que la faible réussite moyenne des enfants à l’école constituait un des obstacles à la conversion de la région, car elle conduisait à reproduire d’une génération à l’autre une population insuffisamment qualifiée. J’ai été frappé du principe suivant: « les enfants d’instituteurs sont ceux qui réussissent le mieux à l’école primaire; et les enfants de professeurs ceux qui réussissent le mieux dans le secondaire » . L’école, inévitablement, privilégie ceux qui lui ressemblent.

À l’époque, nous gérions aussi les canaux. Cohabitaient mari-niers indépendants et flottes industrielles. Le Service des voies navigables nourrissait une prévention contre les mariniers, au profit des flottes industrielles. Ce préjugé n’était pas fondé sur un écart réel de productivité. L’exploitation familiale de la péniche, comme l’exploitation familiale agricole, en reliant sous une forme originale le travail et la vie, peut être extrêmement efficace à condition de participer à une « filière » de transport adaptée. Mais, pour l’administration de l’Équipement, les mariniers constituaient un « autre monde » avec lequel on ne savait pas dialoguer.

J’ai également évoqué jeudi la question du crédit aux plus pauvres et insisté sur une des caractéristiques majeures des banques solidaires. une bonne adhérence au milieu. En effet, le monde bancaire a, en général, le plus grand mal à développer des liens avec ce qui n’est pas proche de lui. Il ne sait pas analyser les risques et les opportunités dans un milieu qui lui est étranger.

L’institution fait le regard à son image

En optique, le pouvoir de résolution est la distance minimale en deçà de laquelle deux points semblent confondus. C’est le plus petit objet que l’on peut distinguer. La profondeur de champ, c’est la plage de distance, du plus près au plus loin, où l’on peut voir nettement. Ces deux concepts s’appliquent aux institutions. Chaque institution a son pouvoir de résolution et sa profondeur de champ.

L’importance de la notion de K pouvoir de résolution » m’est apparue dans les années 70 à propos de la réhabilitation des cités minières. J’étais étonné de voir les Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC) traiter chaque cité de manière plus ou moins uniforme malgré l’effort fait au préalable pour éla-borer une classification des logements et des cités. Or il me sem-blait, vu du k terrain » , vu d’en bas, que les cités étaient hétéro-gènes et que cela justifiait un traitement différencié sinon de chaque logement du moins de chaque groupe de maisons. J’en fis la réflexion à l’ingénieur responsable de la gestion du patri-moine. Comment voulez-vous, me répondit-il, que je descende à ce degré de finesse alors que je gère près de cent mille loge-ments ? Usinor, pour les mêmes raisons, était très peu capable de satisfaire les besoins différenciés de petits clients. Il aurait fallu un système de distribution beaucoup plus décentralisé.

Les institutions centralisées ont en général un très mauvais pouvoir de résolution: on ne voit que ce qui est à sa taille! Cette loi d’homologie est également décisive dans la coopération internationale. La coopération d’État à État ne peut traiter que de grosses opérations. La Banque mondiale est impuissante à soutenir réellement des dynamiques populaires, car il faudrait consentir des petits prêts unitaires, et le coût de suivi et de ges-tion en deviendrait vite exorbitant.

En France, la Caisse centrale de coopération économique est très consciente de la nécessité d’appuyer des micro-entreprises mais elle est mal outillée pour le faire. Seul un organisme de ter-rain, proche des petits entrepreneurs, en est capable.

La BERD, créée pour aider à la reconversion et au développe-ment des pays d’Europe de l’ancien bloc socialiste, rencontre les mêmes difficultés en Pologne : comment, depuis Londres, consentir des prêts de quelques dizaines de milliers de dollars à un petit entrepreneur polonais

Bref, beaucoup d’actions publiques perdent l’essentiel de leur pertinence faute d’un pouvoir de résolution adapté.

Les logiques financières

Les modalités de gestion de l’argent sont bien entendu parmi les plus structurantes: elles prédéterminent la nature de l’action ou définissent ce qui est finançable et ce qui ne l’est pas; elles définissent aussi le pouvoir de résolution et la profondeur de champ de l’institution.

Je me souviens d’un voyage au Brésil en 1989. Dans le cadre de notre coopération avec le programme de technologies alter-natives (PTA), je vais visiter des assentamentos, ces groupes de paysans sans terre qui, à force d’opiniâtreté et avec l’appui de la « Commission pastorale de la terre » , ont obtenu l’attribution des mauvaises terres prélevées sur les latifundia. On me fait rencontrer un groupe « modèle » , au regard des critères des classes moyennes urbaines progressistes qui les soutiennent: beau discours politique, activité communautaire. Nous parlons avenir. Ils me montrent un équipement qu’ils viennent d’installer, une petite scierie je crois. C’est, disent-ils, un « projet » avec la coopération hollandaise. Bien. Je demande: « Qu’allez-vous faire ensuite? » Je voulais parler bien sûr de la commercialisation du bois. Réponse: « Nous préparons un autre projet avec la coopé-ration suisse. » Projet probablement sans rapport avec le bois. Ainsi, de même que la planification dans certaines villes africaines n’est plus que l’articulation ou la juxtaposition de projets « bancables » (c’est-à-dire pouvant faire l’objet de projets de la Banque mondiale), de même certains groupes militants voient l’avenir comme un chapelet de « projets » enchaînés les uns sur les autres.

Les procédures

Quand j’étais à la Direction des affaires internationales du ministère de l’Équipement (DAEI), de 1983 à 1985, j’y ai remarqué l’admiration de nombreux visiteurs étrangers pour notre code de l’urbanisme. Pourquoi? Parce que chez eux le foi-sonnement des règles était tel que personne ne pouvait réellement en vérifier la compatibilité. Chacun sait que l’abondance de règles et leurs contradictions sont un des outils de pouvoir les plus formidables d’une bureaucratie. En France, des légistes ont fait en petit pour l’urbanisme et la construction ce que Justinien avait fait faire pour le droit romain et Napoléon pour le code civil: 1a réunion en un seul livre de l’ensemble des règles du droit s’appliquant à un domaine. Cela donne à nos lois et décrets une allure des plus austères: un long attendu, vu ceci, vu cela, des chiffres et des lettres renvoyant aux articles du code avant d’en arriver au contenu même de la loi ou du décret qui est en général spartiate: telle ligne de tel article est remplacée par telle autre. J’avais constaté, lorsque j’étais à la Direction de l’urbanisme, la force de discipline que cela imposait. Le moindre dispositif juri-dique devait se « localiser » à l’intérieur du code - de quoi parle-t-on? Dans quelle partie ça va? - et devait dire ce qu’il abro-geait, modifiait ou complétait. Ainsi, de pierre en pierre, on faisait évoluer l’édifice mais on n’y ajoutait pas des appendices - bouts de ficelle à la Dubout.

N’étant pas juriste et n’ayant pas participé à la novation, je n’en avais pas vu l’originalité jusqu’à ce que le regard admiratif d’étrangers me la fît découvrir.

L’impact des modes d’évaluation

En 1991, on me demande de participer au « jury » qui clôture un stage organisé dans le nord de la France par mon ami André Talmant, à l’époque directeur régional de l’Équipement. Le prin-cipe est très original: quinze stagiaires d’Amérique latine et d’Afrique, en formation continue à l’université de Louvain-la--Neuve, en Belgique, et quinze fonctionnaires français en exercice dans diverses administrations d’État ou territoriales ont fait ensemble un séminaire de quinze jours au cours duquel ils ont analysé une grosse opération urbaine: la restructuration du quartier de Fives, dans l’agglomération de Lille, à l’occasion du percement d’une importante voie routière. Passionnante démarche de confrontation des regards, de découverte de la diversité des lectures de la réalité et, de surcroît, occasion unique pour les Français d’enrichir le dialogue entre administrations. Vient le moment de la restitution des travaux du séminaire. Un des stagiaires, un ami de longue date, ouvre le feu. Nous avons droit à l’exposé méticuleux de la méthode « d’évaluation des projets » de la Banque mondiale. Tout un arsenal besogneux radicalement inadapté à la réalité de l’histoire de Fives-Lille. Plaquage non seulement inutile mais surtout dangereux d’une « représentation » élaborée à Washington sur une réalité qu’elle prétend plier à ses présupposés. J’explose, car j’y vois deux drames fonda-mentaux. Le premier, c’est la difficulté de mettre son expérience en mots. J’ai mille fois vécu des situations où des praticiens exposent leur pratique en ennuyant tout le monde… justement parce que la pratique est absente de l’exposé. La mise en mots, en concepts vaguement assimilés de sciences humaines ou de lectures, fait disparaître la réalité elle-même, la tronçonne et la défigure. La généralisation et la rationalisation hâtives sont des moyens sûrs de faire disparaître les gens et les choses! C’est sou-vent pendant le repas, quand la conversation roule sur le quoti-dien, sur l’anecdotique, que l’on apprend les choses fondamen-tales. je ne dis pas les choses « croustillantes » , du saignant, du vécu, je dis bien les choses fondamentales, car, oubliant d’ha-biller le concret sous des oripeaux abstraits, le praticien se met à ordonner la réalité, à en donner sa propre représentation à partir d’une analyse clinique, bref à faire un réel acte de pensée.

Une institution qui finance des « projets » a un besoin exis-tentiel de se raconter à elle-même ce que son action a eu pour effet. Dans la réalité (« sur le terrain » , selon la mythologie en vigueur), le « projet » , cette injection ponctuelle et temporaire d’argent, de matériel et d’hommes, s’est trouvé associé à des pro-cessus plus structurels de reproduction et d’évolution du sys-tème. Son effet aura largement été fonction du contexte. L’évaluation du projet, malgré toutes les précautions prises par ceux qui la réalisent, va avoir tendance à reconstruire le pro-cessus de décision, va réinventer les « objectifs » poursuivis, va faire comme si le système s’était arrêté de vivre, de se reproduire et d’évoluer pour mettre en œuvre, toutes affaires cessantes, un ensemble de moyens rationnels d’atteindre les objectifs énoncés dans le projet. À travers cette démarche intellectuelle, on retrouve les principaux défauts de l’action publique et d’une démarche faussement scientifique: l’inversion du concret et de l’abstrait, car c’est le « projet » qui est jugé concret et la « société » qui devient abstraite; l’obsession mal maîtrisée de la mesure; la faiblesse des approches cliniques; le « sujet » social devenu simple « objet » d’application de l’action des institutions.

La dictature du simple

Je participais il y a un an à un séminaire du Grasce (Groupe de recherche en analyse de systèmes de calcul économique) sur « le pilotage de l’entreprise écosystème complexe » . Il y avait là quelques représentants de grandes entreprises avec un haut niveau de réflexion. L’un d’eux a dit: « Il faut en finir avec la dic-tature du simple. » Il pensait notamment aux effets pervers du contrôle de gestion, cet outil qui fut si fort à la mode il y a quelques années. Je suis pleinement d’accord. Le contrôle de gestion, mal pensé, incite chaque agent de l’organisation à se comporter pour son propre compte de manière à avoir, si l’on peut dire, une bonne note, même au détriment du bureau voisin, même au détriment du long terme ou de l’intérêt bien compris de l’entreprise.

Jean Ambrosi, psychiatre genevois, m’a raconté les effets per-vers du contrôle de gestion dans un hôpital psychiatrique. Il ren-force la tendance à la catégorisation: à chaque malade on fait correspondre un ensemble de symptômes puis un traitement standardisé. Et si ce qui comptait réellement, c’était, indépen-damment du traitement, le lien de sympathie qui s’établit entre le malade et son soignant? Je pense à l’époque, pas si lointaine, où les puéricultrices des crèches mesuraient leur « efficacité » au temps mis pour langer un nourrisson… alors qu’il eût été essen-tiel de « perdre du temps » dans ce contact humain primordial.

La plupart des institutions actuelles sont à dominante tertiaire. La circulation de l’information, la cohérence des représentations, la gestion des interfaces y sont essentiels. Dans ces conditions la « mesure » de l’efficacité individuelle est presque impossible et cela suscite une angoisse diffuse. Et si ce qui comptait, dans l’efficacité de l’organisation, c’étaient les coups de main qu’on s’échange d’un collègue à l’autre, les moments gratuits de mise en forme et de circulation de l’expérience? Si l’enjeu principal était l’intelligibilité qu’a chacun des buts collectifs?

Je ne crois guère non plus aux démarches d’« optimisation » . Elles donnent l’illusion qu’on a élaboré différentes variantes et qu’on a choisi entre elles. C’est faire l’économie de la réflexion sur les processus d’élaboration des décisions. L’objectif d’une ins-titution est de produire collectivement une « bonne » solution, non d’atteindre un optimum.

Le curriculum caché

Dans la plupart des institutions, il y a ce qui se dit et ce qui se fait. C’est ce qui se fait qui compte.

En 1987, la Fondation s’interrogeait sur la place de l’école dans le développement du tiers monde et, plus précisément, sur le rôle de l’école dans l’évolution des systèmes de valeurs. L’école, finalement, agit moins par son discours explicite que par les attitudes requises des élèves par le corps enseignant, ce que les spécialistes appellent « le curriculum caché » . Dans toute ins-titution, c’est le curriculum caché qui compte.

Le système implicite ou explicite d’évaluation des agents est un des éléments centraux des systèmes socio-techniques. Je ne parlé pas seulement, ni même avant tout, de la sanction finan-cière. L’augmentation, la perspective de carrière, la notation ne sont que des éléments d’un système plus large. C’est la prime à la régulation chez les fonctionnaires, la prime à la publication chez les chercheurs, ce peut être tout simplement le sentiment d’adhérer à des pratiques légitimées, valorisées. Une des fonc-tions de la « direction » dans l’évolution des systèmes socio-tech-niques est de légitimer de nouvelles pratiques. Je pense par exemple aux formes de relation entre les techniciens de l’État et la population ou aux modalités de coopération entre agents d’une même institution. Dans les cas, hélas fréquents, où le dis-cours explicite de la direction va dans un sens et ses propres pratiques ou les sanctions implicites des agents vont dans l’autre, les résistances à tout changement se font plus fortes et à juste titre.

On en a un bon exemple en France au sein du ministère de l’Équipement. Officiellement, l’habitat est une des missions essentielles du ministère, mais la gestion des effectifs et des car-rières contredit cette priorité affichée. Pour que des agents d’une institution participent activement au changement, il faut qu’il se sentent valorisés de le faire, qu’ils y aient « intérêt», au sens large du terme.

La contradiction entre valorisation des acteurs et objectifs poursuivis prend parfois des formes caricaturales. Je l’ai vécu à propos des transferts de technologie entre la France et l’Algérie. Selon le principe classique « chercher à qui le crime profite » , j’ai souvent vu, en cas d’échec d’un transfert de technologie, incri-miner l’entreprise du Nord suspectée de refuser tout transfert de son savoir-faire. C’est sans doute souvent vrai, mais pas toujours. J’ai en tête deux cas d’échec.

Premier cas, le transfert de méthodes de gestion. Les dirigeants d’entreprises algériennes « bénéficiaires » du transfert n’en étaient pas désireux. Depuis de longues années ils se dédoua-naient de leur responsabilité gestionnaire en incriminant le contexte, les autorisations générales d’importation (AGI) non délivrées à temps, le manque de pièces de rechange, l’absence de moyens de transport… arguments d’autant plus faciles à manier qu’ils comportaient toujours, on s’en doute, une part de vérité. Moderniser la gestion, mieux raisonner sur le risque, c’était reconnaître rétrospectivement leur responsabilité.

Deuxième cas, les chantiers-écoles. Dans le cadre des grands chantiers de construction conduits par les entreprises françaises, quelques-unes avaient le désir sincère de développer une coopé-ration durable avec l’Algérie. Elles avaient donc monté des chantiers-écoles pour initier les ouvriers algériens aux tech-niques modernes de coffrage. Elles durent y renoncer. Le statut général des travailleurs algériens ne garantissait à leurs « élèves » aucune promotion en échange de l’effort de formation et elles ne trouvaient donc pas de candidats.

La gestion de la mémoire

En 1988, la Fondation finance, à une grosse organisation non gouvernementale (ONG) française de développement, un tra-vail de capitalisation de son expérience. Cette ONG, depuis bientôt trente ans, a soutenu dans le domaine de la santé d’in-nombrables «projets», dont l’objectif est toujours le même, malgré la variété des moyens utilisés: aider une population à mieux gérer sa situation sanitaire. L’objectif du travail de capita-lisation que nous finançons est de dégager les enseignements de tous ces projets. Comprend-on mieux à quelles conditions une population peut prendre en charge sa situation sanitaire, à quelles conditions une aide extérieure ponctuelle peut y contri-buer, comment se complètent l’action publique et privée, com-ment se marient ou s’affrontent les savoir-faire médicaux importés de l’Occident et ceux de la population? Bref, il s’agit non d’évaluer des projets mais de tirer de cette riche et diverse expérience les leçons pour l’action: leçons pour orienter l’action de l’ONG elle-même, bien sûr, mais aussi et surtout leçons mises à disposition des «partenaires » pour qu’ils puissent disposer de l’expérience des autres. Au bout d’un an, l’ONG nous rend la moitié de l’argent. Circulez, il n’y a rien à voir. Les dossiers sont vides ou seulement administratifs. L’absence d’écrits et de mémoires, aggravée par la rotation du personnel, crée une véri-table amnésie organisée. Les justifications de cette amnésie sont nombreuses. La méfiance des «gens de terrain» à l’égard des intellectuels fait sous-estimer l’intérêt des traces écrites, des leçons tirées de l’expérience. Chaque chargé de mission géogra-phique suit près de soixante-dix « projets » et court sans cesse au plus pressé, dans un activisme où il se noie. L’organisation a le souci de ne pas augmenter les frais de gestion, de peur que ceux dont les dons financent largement l’action ne finissent par trouver que l’argent de leur solidarité se dépense trop à Paris et pas assez « sur le terrain » . Mais cela montre surtout que la construction de la mémoire n’est jamais l’exigence la plus impé-rieuse, l’acte le plus urgent. Elle passe toujours après. Or il n’y a pas, il n’y a jamais d’après. Cueillons dès aujourd’hui les roses de la mémoire, aurait dit Ronsard. je compare toujours les leçons tirées de l’action à de l’hydrogène naissant, cet hydrogène ato-mique fantastiquement réactif et fantastiquement instable qui se produit dans la catalyse. 11 faut pouvoir récolter cette rosée de la mémoire avant que le grand jour ne soit levé, que le soleil ne l’ait séchée. C’est dans le petit jour, dans le sommeil éveillé qui précède le réveil pour de vrai, que se bousculent les souvenirs de la veille, que s’entrechoquent et se combinent les événements, qu’ils révèlent leur cohérence aussitôt évanouie comme un rideau relevé un instant et retombé avant que la rétine n’ait pu durablement et consciemment enregistrer le spectacle. C’est dans la chaleur de l’échange, de l’écoute de l’autre, de la surprise de la découverte que s’organise soudain la pensée et que l’on a l’impression, l’espace d’un éclair, de « tout » comprendre, de voir des perspectives nouvelles qui se dessinent. Le temps de prendre le stylo, de bouger, de se lever et c’est déjà fini. Le monde est redevenu inanimé, rationnel, fait de rapports d’activité et autres proses de circonstances sérieuses, terriblement sérieuses. Connaissez-vous Calvin et Hobbes, ces merveilleuses histoires d’un gamin américain et de son tigre? Dès qu’ils sont seuls, le tigre est vivant, joyeux complice de mille bêtises. Dès que les parents sont là, le tigre redevient peluche. Les moments où l’on s’enrichit de l’expérience de l’autre, ce sont les moments d’émo-tion fugaces où le tigre est vivant. Les rapports sont des tigres en peluche. L’apparence y est mais l’essence en a disparu. Les ONG de développement seraient-elles donc seules à cultiver l’amnésie? Hélas non! La plupart des organisations que je connais ont très peu réfléchi à la construction et à la gestion de leur mémoire, à l’usage collectif possible de l’expérience qu’ont accumulée leurs membres.

L’administration en offre de bons exemples. On disait autre-fois: K Les ministres passent, l’administration reste. » Est-ce si vrai, à y regarder de près ? Je reviens à l’évaluation de la politique de réhabilitation du logement social. Le sentiment d’amnésie prédomine. L’étude des archives révèle que tout ce qu’il y avait à dire et à recommander sur la conduite de la réhabilitation a déjà été écrit et recommandé. L’enjeu n’est pas de dire à nouveau ce qu’il y a lieu de faire mais de transformer le dire en faire, d’agir sur les logiques institutionnelles qui aboutissent actuellement à une K mauvaise » pratique plutôt que de décrire une fois encore ce que devrait être une bonne pratique. Dans une des dix Directions départementales de l’équipement (DDE) qui ont mené l’évaluation, tous les cadres de la direction avaient changé presque en même temps. Aucun de ceux qui négociaient pour le compte de l’État les opérations de réhabilitation n’avait plus de dix-huit mois dans le département; aucun d’eux non plus, sans doute, ne s’était jamais occupé de réhabilitation auparavant. Et, naturellement, pas le temps avec la charge de travail quotidien de regarder des archives si elles existent! Dans un autre dépar-tement, la rédaction des histoires de réhabilitation a montré la répétition des mêmes schémas d’action de cinq ans en cinq ans.

La construction et l’échange de l’expérience

Les amis haïtiens du Service œcuménique d’entraide (SOE) se battaient en 1989 pour construire un avenir plus démocra-tique et plus prospère pour leur pays. Ils réfléchissaient à une réforme agraire. Peut-on leur expliquer, de façon brève, pour-quoi 80 % des réformes agraires qui ont eu lieu ont échoué. Pour ce faire il faut prendre des risques, sentir comment les problèmes se posent en Haïti et sélectionner, dans la mémoire du monde, ce qu’il est le plus important de dire à nos amis en peu de mots. Bertrand Hervieu fit une note d’une page pour montrer qu’une réforme agraire était vouée à l’échec si elle ne s’adressait pas à un paysannat ayant une expérience de gestion autonome et de l’en-semble des savoir-faire que cela comporte et si elle n’est pas accompagnée d’un dispositif d’ensemble à l’amont et à l’aval: crédit, intrants, conseils, circuits de distribution.

L’expertise, c’est cela; ce n’est pas diffuser des recettes –à la manière dont les organisations professionnelles agricoles par-courent le monde de l’est au sud pour « vendre » le modèle français-, c’est trier, à la lumière d’un contexte particulier que l’on s’efforce de sentir, les expériences du monde qui présentent des analogies structurelles suffisamment fortes pour servir non pas de modèle mais de stimulant pour penser et agir ici et maintenant, dans ce contexte particulier. Toujours le va-et-vient entre cas cliniques. Je reviens à ce que je disais mercredi de la formation des cadres et des professionnels: ils doivent se penser non comme sujets mais comme médiateurs. Le savoir le plus utile à l’action ressemble à un formidable carnet d’adresses. C’est l’art de détecter entre les contextes différents et apparemment dis-semblables des analogies profondes. J’aime l’image du psychiatre Jean Ambrosi qui dit que le travail du soignant consiste à mettre en relation des parties du soigné qui n’arrivent pas à dialoguer entre elles, à être médiateur entre le soigné et lui-même. Il l’illustre par le songe de Pharaon interprété par joseph, le songe archiconnu des sept vaches grasses suivies des sept vaches maigres. Le Pharaon, fait-il remarquer, a déjà eu les interpréta-tions de ses mages habituels et il a « reconnu » qu’elles étaient fausses. Joseph lui propose une nouvelle interprétation et il « reconnaît » qu’elle est exacte. Il ne connaît pas, il reconnaît, il connaît à nouveau. Quelque part en lui, il connaissait déjà. Aider à « reconnaître » un problème; aider à mettre en contact avec d’autres qui « au fond des choses » , au-delà des fausses apparences de ressemblance et de dissemblance, ont affronté des défis semblables: voilà deux enjeux majeurs, d’ailleurs liés entre eux, de l’échange de l’expérience. Le premier est une fonction de sage-femme. On aide à l’accouchement, on est fier que le bébé soit beau, mais on sait que l’on a été un simple facilitateur. Le sujet véritable est et reste le couple parent-enfant. Le second est une fonction d’entremetteur, de marieur de l’ancien temps, de marieuse plutôt, qui envisageait les appariements possibles entre personnes qui, sans elle, ne se seraient pas rencontrées.

 

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