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Analyse

Le modèle démocratique occidental face aux cultures politiques populaires d’Asie Centrale

Une conscience politique collective préférant l’équité à la liberté, le « bon gouvernement » à la démocratie

Par Antoine Buisson

juin 2006

Comment interpréter la faible contestation des régimes autoritaire d’Asie centrale? D’où vient le rejet par la population de la démocratie occidentale? Dans le cadre d’un questionnement plus général sur l’enracinement du pouvoir, on s’interroger ici sur l’imaginaire politique centrasiatique : la pensée politique islamique, le système soviétique et sa chute produisent en effet des attentes spécifiques.

Table des matières

Les observateurs étrangers s’étonnent de la faible contestation des régimes autoritaires centrasiatiques, de l’apparente soumission et d’un comportement populaire qualifié de « moutonnier » par certains nationaux dépités 1. Le dialogue avec les populations de la région nous a permis de constater à maintes reprises la résonance des discours officiels dans la conscience collective : le rejet de la démocratie occidentale par certains citoyens au motif que la mentalité ouzbèke est spécifique, non adaptée à la civilisation occidentale et donc à son modèle de démocratie.

Il serait trompeur de penser que ces régimes se perpétuent seulement en usant de l’autorité et de la force. Ils cultivent et se reposent également sur un imaginaire politique populaire marqué par la reconnaissance d’un pouvoir fort comme seul garant de la stabilité et de la sécurité. Façonné à l’époque soviétique, cet imaginaire a des racines plongeant dans l’histoire ancienne de la région et limite la portée des valeurs démocratiques occidentales.

Le soviétisme a conforté et consolidé l’opinion, développée depuis l’invasion musulmane de la Transoxiane, selon laquelle il est nécessaire, voire naturel, et donc normal que ce soit le plus fort qui gouverne car il protège la société de l’instabilité.

Dans la pensée politique islamique, l’argument de nécessité a progressivement évolué. Il apparaît avec les philosophes musulmans, comme Al-Farabi (872-950), qui considéraient que l’homme tire sa raison d’être de Dieu seul et non de soi, et donc que son pouvoir est un fait de puissance qui ne peut être que fragile et illégitime. Sa légitimation ne peut par conséquent provenir que d’un argument de nécessité et d’un effort de rapprochement vers la Loi de Dieu 2. Remarquons que dans cette culture islamique du politique structurée par l’opposition entre la nécessité du pouvoir-puissance de l’homme et la légitimité du pouvoir-autorité de Dieu, l’idée de souveraineté (du peuple et du prince) et celle de représentation perdent leur sens. Au fil des crises politico-religieuses, l’idée d’un ordre politique idéal, pur et légitime (car créé par Dieu) et même celle de la légitimité d’un califat dirigé par le successeur du Prophète 3 ont été écartées au profit du pouvoir nécessaire à l’ordre et à la protection de la religion et au détriment du pouvoir califal légitime. Abu Hamid Ghazali (1058-1111) préfère en effet soutenir l’établissement du sultanat seldjoukide plutôt que défendre le califat traditionnel au motif qu’un « ordre mauvais, voire injuste, vaut mieux que le désordre ou l’anarchie », deux maux qui, en troublant la sécurité et la paix, détruisent les conditions nécessaires au bonheur et à l’obtention du salut des hommes4 . Cette prise de position établit ainsi une hiérarchie des illégitimités érigeant le désordre en risque plus redoutable que l’injuste. Pour être légitime, le pouvoir doit d’abord être, ensuite les hommes doivent obéir (permettant au prince d’imposer – déjà – un autoritarisme modernisateur)5 .

Cette conception du règne naturel du plus fort a trouvé un écho dans le principe de la « öldja » , apparemment apporté en Asie centrale par les tribus nomades kazakhs puis ouzbeks 6. Une fois le pouvoir conquis par un groupe (tribu, clan), il ne serait pas contesté par les groupes rivaux tant que le dominant serait assez fort pour le conserver et assurer l’ordre. Ceci implique d’une part le maintien de sa domination mais aussi l’entretien de loyautés et une certaine redistribution politique, symbolique et économique entre ces groupes. Une filiation et une constante politique pourrait donc s’établir avec les différents systèmes de clientélisme qu’a connu l’Asie centrale jusqu’à aujourd’hui.

Il faut aussi souligner que le respect du plus fort – sa force pouvant d’ailleurs être tirée de moyens de coercition, de son âge ou encore de sa puissance financière – est confortée par la tradition centrasiatique de soumission à la hiérarchie que perpétue l’institution familiale. Mise à l’honneur par les autorités comme pilier de la stabilité sociale, la famille est le premier stade d’intériorisation des règles sociales suivantes : obéissance au plus âgé, respect de la hiérarchie et des règles de la communauté7 .

L’attirance pour un pouvoir fort garant de la stabilité et de l’ordre a été renforcée par le soviétisme – le pouvoir hégémonique soviétique étant présenté comme idéal et immuable, défendu par l’armée la plus forte du monde – et, assez logiquement, par la chute même de l’U.R.S.S. Cet événement incroyable a en effet suscité un sentiment de peur, essentiellement car la sécurité – et pas que son sentiment – disparaissait8 . Il s’agissait non seulement de la sécurité économique et sociale (bonnes conditions de vie, d’éducation et d’infrastructures) et de la sécurité militaire (prestige de l’Armée Rouge), mais aussi de la sécurité physique (lors des déplacements, même jusque tard dans la nuit). La sécurité apparaît ainsi, aux yeux de la population, plus importante que certains inconvénients reconnus de l’U.R.S.S., à savoir l’absence de liberté de parole, l’impossibilité de voyager dans le monde entier et de parler avec des étrangers (non-soviétiques) et les lourdeurs administratives de la vie courante. Au Tadjikistan, du fait de la guerre civile, le besoin de sécurité est dans tous les esprits et revient dans toutes les conversations.

Par conséquent, il n’est pas étonnant que les populations d’Asie centrale soient séduites, depuis l’indépendance, par des dirigeants leur promettant de garantir l’ordre et la stabilité par un « régime fort » (dans la continuité soviétique) et d’éviter ainsi la guerre civile (par opposition au Tadjikistan) ou un ordre politique caractérisé par une économie mafieuse et des réseaux corrompus.

Un souverain autoritaire peut ainsi jouir en Asie centrale d’une certaine légitimité populaire tant qu’il garantit la sécurité et se montre capable de conserver le pouvoir. C’est ce qui expliquerait les comportements sociaux suivants a priori troublants pour l’observateur occidental : les enquêtes d’un sociologue ouzbek 9 auprès de populations ouzbékistanaises montrent que si Islam Karimov n’a aucune popularité, il est tout de même appelé le padishah. Certains Tadjiks font parfois référence à l’autorité présidentielle avec force emphase, utilisant l’expression « Oli Djanop » – signifiant « être suprême » – bien que cette tendance ne puisse pas être généralisée 10. Le milieu intellectuel et artistique proche du pouvoir ne manque pas de louanges pour le Président mais sans pour autant se laisser aller à de telles emphases dignes du voisin turkménistanais. Si les Tadjikistanais reconnaissent à Emomali Rakhmonov le mérite d’avoir ramené la paix dans le pays (tout en ayant fait la guerre), ils restent plutôt critiques sur son bilan politique et économique.

Cette légitimité ne s’arrête effectivement pas à l’impératif de stabilité et s’étend à celui de sécurité économique et sociale. Les citoyens attendent un bon gouvernement, c’est-à-dire un gouvernement intègre et efficace qui garantit la justice sociale et économique11 , à l’image en fait de ce que proclamait être le régime soviétique. Stabilité et justice s’imposent donc comme les valeurs politiques fondamentales et prioritaires des sociétés actuelles d’Asie centrale. Comme le soulignait déjà Olivier Roy dans L’échec de l’Islam politique, le contraire de la tyrannie ne serait donc pas la liberté mais la justice, et donc l’éthique mais pas la démocratie12 .

Manque de crédit de la démocratie occidentale comme mode de gouvernement idéal

La démocratie apparaît d’autant moins prioritaire qu’elle tend à être décrédibilisée aux yeux des populations centrasiatiques. Ce n’est tout d’abord pas la première fois qu’on leur vante les mérites de ce système de gouvernement. Le système soviétique se targuait d’être le meilleur système démocratique au monde : « C’est une société [la société socialiste avancée] de démocratie authentique, dont le système politique assure une gestion efficace de toutes les affaires sociales, une participation toujours plus active des travailleurs à la vie de l’Etat » 13. Les organisations internationales sont donc un autre acteur étranger et dominant présentant un nouvel avatar du meilleur des modèles politiques, en l’occurrence la démocratie représentative occidentale. Ceci a donc de quoi désorienter des populations centrasiatiques désillusionnées politiquement et susciter leur scepticisme.

Ce scepticisme est certainement alimenté par les inconséquences de certaines politiques occidentales avec leur discours sur la démocratie et les droits de l’homme 14 et le manque de détermination pour poursuivre leur politique de démocratisation face aux dictateurs d’Asie centrale 15. L’argument du « deux poids deux mesures » est donc partagé par les citoyens.

La méfiance des populations à l’égard du modèle occidental de la démocratie se trouve encore renforcée du fait que les politiques de libéralisation, ainsi que les valeurs qui les accompagnent, leur apparaissent très déstabilisantes socialement. Individualisme et liberté ébranlent les valeurs traditionnelles familiales, menaçant ainsi le modèle social fondé sur la famille, l’autorité patriarcale et l’obéissance due aux anciens, la primauté de la communauté sur l’individu. De plus, ces populations constatent chez eux et dans d’autres pays ex-soviétiques que la libéralisation n’est pas qu’un bienfait puisqu’elle est accompagnée, voire engendre, corruption, augmentation des inégalités et instabilité sociale. Leur amertume est grande face à ce qu’ils jugent être un passage du « tous égaux » soviétique (certes théorique) au « chacun pour soi » , à l’impunité des puissants, à l’enrichissement d’une toute petite élite (issue de la nomenklatura politique soviétique) et à la dégradation des conditions économiques pour le reste de la population (l’Etat, affaiblit, ne remplissant plus son rôle social). Les « révolutions colorées » conduites sous la bannière de la lutte contre la corruption et pour la démocratie ne leur semblent apporter que plus de désordre et d’incertitude (surtout au Kirghizstan). Par conséquent, les Centrasiatiques ont tendance à associer la démocratie à l’insécurité économique et politique et se montrent ainsi assez réceptifs à l’argument de stabilité ressassé par le pouvoir.

Comment donc conduire avec succès des projets de démocratisation dans des sociétés dont l’histoire et la culture politiques sont dépourvues d’expérience démocratique (autre que socialiste…), où le pouvoir fonctionne principalement selon des structures et des règles informelles et où la démocratie n’est pas conçue comme la base nécessaire d’un ordre politique légitime ? Certainement pas en se focalisant sur la création – et donc l’exportation – d’institutions formelles à l’image de celles de l’Occident.

Notes

1 Critique et qualificatif entendus par l’auteur à maintes reprises en Ouzbékistan et au Tadjikistan.

2 Badie, Bertrand, Les deux Etats. Pouvoir et société en Occident et en terre d’Islam, Fayard, Paris, 1986, p. 113

3 Selon Al-Mawardi (mort en 1058), le califat est fonctionnel car « nécessaire pour que l’ordre politique de la cité procède de la vraie religion et reste conforme à la vérité révélée ». Badie, B., Les deux Etats…, op. cit., p. 51.

4 Ibid., pp. 52-3

5 L’autonomisation du pouvoir politique par rapport à la religion n’était toutefois par permise. Les princes et les califes devaient respecter la Loi de Dieu sous la surveillance des docteurs de la Loi ou ulama. Au moment de l’établissement du pouvoir mongol se convertissant à l’islam par opportunité politique, les princes devaient, selon Ibn Taimiyya (mort en 1328), s’efforcer de convertir l’autorité nécessaire en autorité légitime par la restauration et le strict respect de la Loi divine.

6 L’auteur a pris connaissance de ce concept lors de conversations au Tadjikistan mais n’a pas encore pu trouver d’analyse à cet égard dans la littérature scientifique.

7 Observation faite au sein de familles ouzbékistanaises et tadjikistanaises. Deux éléments structurants de ces sociétés sont frappants. Le cadet de la famille est (considéré comme) « le chien » des autres, soumis, dévoué et devant s’exécuter sans mot dire. Lors des repas par exemples, le cadet doit scrupuleusement veiller à ce que ses aînés ne manquent de rien et les servir. D’autre part, pour assurer la perpétuation du modèle de la « famille traditionnelle », les mariages sont le plus souvent arrangés et même, dans beaucoup de cas, forcés.

8 Conversation avec trois employés supérieurs tadjiks de la Food and Agricultural Organization et deux membres du District Land Committee de Yavan, lors d’une visite de terrain dans cette région le 16 février 2006. Ces interlocuteurs ont dit avoir pris peur (« my ispugalis » ) et avoir entendu des personnes âgées dire « c’est la fin » , « nous sommes morts » .

9 Rencontré en Ouzbékistan à l’automne 2004 mais désirant garder l’anonymat.

10 Observation rapportée par un artiste tadjik, mars 2006, et concernant le milieu artistique.

11 Et l’on verra plus loin que certains dirigeants centrasiatiques actuels tendent à l’oublier.

12 Roy, Olivier, L’échec de l’Islam politique, Le Seuil, Paris, 1992

13 D’après la Constitution de l’U.R.S.S. de 1977, cité par Carrère d’Encausse, Hélène, op. cit., p. 221

14 Cf. les scandales entourant la politique états-unienne et celle de l’Allemagne à l’égard de l’ancien ministre de l’intérieur ouzbékistanais (Almatov), déjà évoqués ci-dessus, p. 5.

15 ICG, Central Asia: What Role for the European Union?, Asia Report n°113, Osh/Brussels, ICG, 10 avril 2006, pp. 32-3 et ICG, Central Asia: Last Chance for Change, Asia Briefing Nº25, 29 avril 2003

 

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