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Analyse

Les refontes institutionnelles municipales au Canada

Processus de « fusions » et « défusions » municipales : témoins d’une tension entre métropolisation et démocratie locale.

Par Aude-Claire Fourot

29 juin 2006

Les années 1990 ont été marquées au Canada par un important processus de réformes institutionnelles au niveau municipal communément appelées les « fusions municipales » . Si celles-ci ont beaucoup retenu l’attention dernièrement, elles ne doivent pas occulter qu’un long processus de réformes institutionnelles les précède. Nous passerons ici en revue les principales raisons évoquées pour un tel changement institutionnel dans le contexte actuel de métropolisation. Nous verrons aussi les résistances que celui-ci a provoquées, notamment du point de vue de démocratie locale. Enfin, nous dresserons un portrait de l’organisation institutionnelle actuelle, comprise entre comme une tentative de réponse à ces deux défis, soit la métropolisation et la démocratie locale. Pour l’illustrer, nous nous servirons de l’exemple de la province de Québec et plus particulièrement de sa métropole, Montréal.

Table des matières

Les précédents en matière de réorganisation municipale

La volonté de réduire le nombre de villes s’est fait sentir dès les années 1960, compte tenu du fait que les villes canadiennes ont un nombre très élevé de municipalités (Collin 2002), le Québec ayant traditionnellement le plus de municipalités parmi les provinces canadiennes (Hamel 2005 : 151). Les débats quant aux inconvénients de la fragmentation municipale soulignant la nécessité de regrouper les villes dans des entités de plus grande taille n’est donc pas un phénomène récent mais au contraire un thème qui traverse les affaires municipales canadiennes depuis plus de quarante ans.

Un des traits majeurs des municipalités canadiennes est qu’elles n’ont pas d’assises constitutionnelles (1) . En ce sens, ce sont aux provinces que reviennent le pouvoir de légiférer quant aux regroupements municipaux. Des provinces ont alors élaboré des législations cadres pour inciter les villes à fusionner ou ont même décrété des regroupements qui leur paraissaient incontournables. Dès lors, on constate une diminution continue du nombre des municipalités, avec cependant un rythme fort variable selon les provinces. Par exemple, la réduction du degré de fragmentation municipale survient beaucoup plus tôt, et à un rythme nettement plus rapide, en Ontario qu’au Québec (Cermakian 2003 : 747).

Pourtant, au Québec, les années 1960 sont le théâtre d’une grande période de réorganisation municipale touchant les municipalités rurales mais particulièrement les agglomérations urbaines. Dans le contexte de la Révolution tranquille, marquée par un souci de planification et de création des grands ensembles, le gouvernement Lesage adopte plus de 70 lois qui touchent de près ou de loin les municipalités (Saint-Pierre 1994 : 116-118). En 1965, la province vote une première loi cadre relative aux fusions volontaires (2) . Les municipalités connaissent également des fusions dites « forcées » dans les années 1970, fusions qui suscitent d’importantes controverses et résistances (3) et dans certains cas aboutissent à des défusions (4) .

En plus des fusions municipales, les provinces ont prévu de créer des instances surpramunicipales (5) censées résoudre les problèmes liés à la répartition jugée inéquitable de certains coûts, coûts surtout défrayés par les villes centre alors que ces services, comme par exemple la gestion des matières résiduelles, le transport en commun ou encore les services de police, sont bénéfiques à l’ensemble de l’agglomération.

Cependant, même si les années 1960 ont connu un mouvement de réformes institutionnelles important, le bilan reste mitigé, avec des réformes qui perdurent et surtout piétinent (Rhéaume 1982). Au Québec, mais aussi dans plusieurs autres provinces canadiennes, la fragmentation municipale est toujours considérée comme étant trop importante. S’en suit alors une deuxième vague de réformes, amorcée dès les années 1990.

Les réformes municipales à partir des années 1990

Au début des années 1990, les gouvernements provinciaux recommencent à se préoccuper des municipalités. Le phénomène de métropolisation, compris comme le corollaire urbain de la mondialisation, apparaît comme un des changements majeurs dans les villes canadiennes. Il renvoie à une concentration démographique et géographique dans les zones métropolitaines, mais surtout à l’importance croissante de l’aspect économique (concentration et spécialisation économique) et sociale (des villes créatrices mais aussi qui se paupérisent).

Au Québec, les approches pour favoriser les regroupements municipaux sont plutôt incitatives. L’approche se « durcit » au milieu des années 1990 avec l’arrivée du gouvernement de Lucien Bouchard, mais c’est véritablement avec la publication du Livre Blanc publié par le Ministère des Affaires municipales et de la Métropoles intitulé « La réorganisation municipale Changer les façons de faire, pour mieux servir les citoyens » que le processus de fusions municipales prend un tournant décisif (Hamel 2005 : 152).

Les raisons mises alors de l’avant par le Québec pour renforcer les agglomérations urbaines rappellent celles des années 1960 mais aussi celles des autres provinces canadiennes. On note le besoin d’une meilleure « gouverne municipale » , par le biais d’une plus grande équité fiscale et d’une efficacité à meilleur coût, ainsi que d’une meilleure coordination des opérations d’aménagements des territoires (Cermakian 2004 : 746). De nouveaux enjeux comme l’étalement urbain, la vision commune du devenir des collectivités ou la promotion économique sont mis de l’avant pour justifier les réorganisations municipales, compte tenu du fait que ces problématiques dépassent les territoires municipaux en tant que tels (Gouvernement du Québec 2000). Le Livre Blanc insiste sur l’idée que changer les institutions municipales est devenu indispensable dans le contexte urbain et métropolitain actuel, et que seules des municipalités réformées et de plus grandes tailles pourront être capables de faire face à de tels défis, notamment d’un point de vue économique. Les refontes institutionnelles proposées visent alors d’une part à rendre les villes plus compétitives d’un point de vue national et international, mais aussi à mieux partager les coûts engendrés par une certaine paupérisation des villes centres, par exemple en matière de logement social (Gouvernement du Québec 2000 : 33 et 31)

Les processus de fusions et de défusions à Montréal

En décembre 2000, le gouvernement se dote de plusieurs outils, comme le projet de loi 150 sur la fiscalité municipale, le projet de loi 124 et le projet de loi 170 sur l’organisation territoriale municipale, qui officialisaient la réorganisation des municipalités. En janvier 2001, la réorganisation municipale est mise en Ĺ“uvre. De janvier 2001 à juin 2002, 228 municipalités sont fusionnées en 50 grandes villes (Fischer et al. 2004 : 101). Le bilan des fusions municipales au Québec des années 1993 à 2003 reste cependant modeste, puisque le nombre des municipalités québécoises a été réduit de 20 % seulement (Hamel 2005 : 153).

De plus, des voix contre les fusions municipales se font faites rapidement entendre. A Montréal, ce sont surtout les municipalités de banlieue qui s’élèvent contre le projet de fusion, suscitant une opposition de citadins et de plusieurs élus sous la bannière de la démocratie locale (Boudreau 2003). Des contestations sont faites devant les tribunaux, certains élus refusent de participer au conseil des maires mis en place par le comité de transition, des groupes de la société civile s’organisent et contestent cette réorganisation municipale. Les raisons invoquées vont des craintes d’une augmentation fiscale, de la détérioration des services de proximité, de la perte de la relation privilégiée avec les citoyens ou encore de la perte d’une identité notamment linguistique dans les anciennes villes de banlieue majoritairement anglophones.

Mais c’est surtout pendant la campagne électorale à l’échelle provinciale que le parti Libéral du Québec conteste vigoureusement les fusions opérées par le Parti Québécois. Le candidat du PLQ promet pendant la campagne électorale que, s’il est élu, il sera possible de revenir sur le processus des « fusions forcées » . C’est chose faite le 14 mars 2003, la question des fusions ayant alors été évoquée comme l’une des raisons de la défaite du Parti Québécois (Cermakian 2004 : 748). En juin 2003, le nouveau gouvernement dépose le projet de loi no 9 « Loi concernant la consultation des citoyens sur la réorganisation territoriale de certaines municipalités » permettant par le biais de référendums la reconstitution des anciennes municipalités fusionnées sous le gouvernement péquiste. Cependant, en cas de défusion, une ancienne ville reconstituée devra tenir compte des nouvelles structures engendrées par les fusions municipales (Cermakian 2003 : 751 ; Hamel 2005 : 154).

Le référendum sur les défusions tenu le 20 juin 2004 a comme conséquence la défusion de 15 villes de l’île sur 28, dont plusieurs municipalités anglophones, en majorité situées à l’ouest même si l’on note un cas de défusion du côté francophone avec Montréal-Est. Le Conseil d’Agglomération (6) voit le jour le 1er janvier 2006, regroupant toutes les villes de l’île dont les villes défusionnées. Cette institution est actuellement le lieu d’importants conflits entre la ville de Montréal et les municipalités reconstituées, notamment en ce qui concerne l’établissement du budget d’agglomération (voir par exemple Corriveau 2006).

L’organisation actuelle de la Ville de Montréal: entre supra- et inframunicipalisation

Apres une période de transition et en sus du Conseil d’Agglomération, la Ville de Montréal est constituée aujourd’hui d’un système à trois paliers : les arrondissements comme institution inframunicipale, la Ville de Montréal en tant que telle et la Communauté Métropolitaine de Montréal comme palier supramunicipal CMM). Ce design institutionnel est le résultat d’un double processus de centralisation et de décentralisation (Hamel 2005 : 150). Il exprime une volonté de répondre à la fois aux défis engendrés par la métropolisation et aux demandes de démocratie locale.

La CMM a été mise en place au moment des fusions municipales, le 1er janvier 2001. Elle s’est vue doter de quatre compétences autrefois régies par les Communautés Urbaines : l’aménagement du territoire, le développement économique, la planification de la gestion des déchets et la planification du transport en commun. Elle a pour fonction de planifier, de coordonner et de financer ces quatre domaines. Elle a aussi d’autres compétences partagées comme le logement social, le réseau artériel métropolitain, les équipements, les infrastructures, les services et les activités à caractère métropolitain, le transport en commun et l’assainissement de l’atmosphère. Tel que souligné précédemment, la CMM a été créée pour répondre aux défis métropolitains qui dépassent les territoires municipaux. Il s’agit surtout d’une « tentative de faire coïncider le territoire fonctionnel de la métropole montréalaise et le territoire de pilotage stratégique » (Jouve 2005 : 12). Ainsi, les frontières politiques de la CMM correspondent à peu de choses près aux frontières statistiques de la Région Métropolitaine de Recensement (RMR) (7) .

Cependant, il importe de souligner que la CMM se distingue d’une véritable institution supramunicipale dans le sens où elle n’a pas de pouvoirs de taxation. De plus, si le bilan de la CMM est difficile à faire, compte tenu de son caractère récent, certains observateurs soulignent que le pari métropolitain est loin d’être gagné, et qu’elle modifie peu la dynamique politico-administrative montréalaise. L’autre défi se situerait alors peut-être plus du côté des institutions inframunicipales, soit les arrondissements (Desrochers 2003 : 34-35).

La création d’arrondissements, autre innovation institutionnelle des refontes municipales, apparaît comme une sorte de compromis aux « fusions forcées » décrétées par le gouvernement péquiste. La loi 33 modifiant la Charte de la Ville de Montréal adoptée le 18 décembre 2003 remplace le poste de président d’arrondissement par celui de maire d’arrondissement, accordant au maire d’arrondissement les pouvoirs de tout maire d’une municipalité à l’égard des domaines de compétences relevant du conseil de l’arrondissement. Les arrondissements administrent les services de proximité avec, entre autres, comme champs d’intervention l’urbanisme, les loisirs, les parcs, la voirie ou encore l’enlèvement des matières résiduelles (8) . Mais l’arrondissement n’a pas de propre pouvoir de taxation et dépend du budget que lui octroie la ville.

Plus improvisé que planifié, c’est concrètement au moment de l’implantation de la réorganisation municipale que ce processus de décentralisation interne à la ville a été entrepris. Cette inframunicipalisation apparaissait comme une solution de rechange à la défusion (Sancton 2004 : 26). Elle visait à rendre plus acceptable la fusion aux yeux des élus et des administrateurs des villes de banlieue déplorant un lien trop distant entre la nouvelle ville et ses citoyens. L’arrondissement a alors été présenté comme la manière de conserver un lieu d’expression des spécificités locales (Collin et Robertson 2003 : 815 ; 819). Bien que les défusions aient eu lieu, il n’en demeure pas moins que les nouveaux arrondissements de la ville ont actuellement un important rôle à jouer. Comme pour la CMM, il est difficile de prédire les conséquences de cette décentralisation, mais d’ores et déjà, plusieurs soulignent les changements aux agendas politiques locaux induits par la loi 33 (par exemple Jouve 2006).

Conclusion

Si les tentatives de reformes institutionnelles municipales ne sont pas récentes au Canada, celles entamées dans les années 1990 ont suscité plusieurs réformes soulevant d’importantes controverses, comme en témoignent par exemple les tensions entre métropolisation et démocratie locale. La « valse des fusions et des défusions » (Cermakian 2003) a entraîné avec elle de nouvelles institutions municipales mais qui sont toujours sujettes aux critiques, aux conflits et à une certaine instabilité. La recherche de la meilleure gouvernance municipale, à travers des projets de réforme avant tout axés sur les structures (Hamel 2005) a peut être mis de côté la recherche d’une gouvernance urbaine plus efficace, c’est-à-dire qui implique un réseau complexe d’acteurs variés dans plusieurs domaines politiques importants pour les villes (taux d’intérêts, taux d’immigration, soins de santé ou recherche universitaire) mais pour lesquelles elles ont, à elles-seules, peu de leviers d’action (Sancton 2004 : 30).

Notes

1 L’article 92(8) de la Constitution stipule que les affaires municipales sont de la compétence exclusive des provinces.

2 C’est ainsi que l’île de Laval, située au nord de Montréal, fut fusionnée.

3 C’est le cas des 12 municipalités rurales de la région de Mirabel.

4 Dans la Communauté régionale de l’Outaouais à la fin des années 1970.

5 Par exemple, la création de la Communauté Urbaine de Montréal (C.U.M.) en 1970.

6 Depuis le 1er janvier 2006, le conseil d’agglomération, présidé par le maire de Montréal, est composé de 31 élus, représentant toutes les villes du territoire de l’île et se répartissant comme suit : le maire de Montréal et 15 élus du conseil municipal de Montréal, désignés par le maire; 14 maires des villes reconstituées (L’Île-Dorval et Dorval ont un représentant); un représentant supplémentaire de Dollard-Des Ormeaux (en raison de la taille de sa population), désigné par le maire de cette municipalité. Les représentants de la Ville de Montréal détiennent 87,3 % des votes au conseil d’agglomération, tandis que ceux des 15 municipalités reconstituées, collectivement, ont 12,7 % des votes. Ces pourcentages sont proportionnels au poids démographique respectif de chacune des municipalités sur l’île de Montréal (Ville de Montréal, 2006a).

7 Selon Statistique Canada, pour former une région métropolitaine de recensement, le centre urbain doit compter au moins 100 000 habitants.

8 Pour un détail des compétences des 19 arrondissements, voir le site Internet de la Ville de Montréal. < ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=65,90035&_dad=portal&_schema=PORTAL>

 

Voir Aussi