English Français Español

ficha de lectura

Les ambiguités de la notion de gouvernance dans le discours des relations internationales

Du bon usage de la gouvernance en relations internationales

Autor : Marie-Claude Smouts

Por Irene Menendez

mayo 2005

En l’absence d’organisation centrale, de référentiel mondial, le seul régulateur agissant à l’échelle planétaire et traversant tous les sous-systèmes sociaux en interactions ne peut être aujourd’hui que le marché. Sous ces allures idéalistes et utopistes, la gouvernance pourrait bien dissimuler le plus sournois des libéralismes.

Contenido

Marie-Claude Smouts

Marie-Claude Smouts est directeur de recherche au Centre National de de la Recherche Scientifique (CNRS) et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Elle a été membre de la délégation française à l’Assemblée générale des Nations Unies. Elle a écrit de nombreux ouvrages et articles sur la diplomatie multilatérale, la politique étrangère de la France et la théorie des relations internationales. Médaille d’argent du CNRS, 2001.

La problématique générale de cette réflexion est la pertinence de la notion de gouvernance, telle que définie par les études de politiques publiques, pour l’analyse du système international. Face aux limites posées par les théories des relations internationales, l’auteur s’interroge sur la pertinence de transposer (‘importer’) la problématique de gouvernance développée par les politiques publiques à la politique internationale : peut-on réfléchir aux affaires du monde dans les perspectives offertes par l’analyse des politiques publiques ? Le questionnement ne porte pas tant sur l’existence ou l’absence d’une gouvernance globale que sur les différences conceptuelles qui sous-tendent la notion de gouvernance et l’idée de gouvernance globale. De fait, si la notion de ‘gouvernance’ a des vertus descriptives et analytiques, elle s’oppose, par définition, à la notion de gouvernance globale.

Jusqu’à présent, la littérature en relations internationales n’a pas réussi à dépasser les cadres de pensée traditionnels pour faire de la gouvernance un outil d’analyse de problématiques nouvelles. La gouvernance est soit présentée comme un acquis, un ensemble de règles et mécanismes de contrôle repérables (cf. Rosenau, ‘les innombrables systèmes de règles produits par la prolifération des réseaux dans un monde de plus en plus interdépendant’)(1) , soit comme une activité bornée aux fonctions accomplies dans le cadre des activités multilatérales (cf. Finkelstein, ‘la gouvernance mondiale, c’est gouverner sans autorité souveraine des relations transcendant les frontières nationales’)(2). Pour les institutions de Bretton Woods, la notion de gouvernance développée au cours des années quatre-vingt est synonyme d’administration publique : l’accent est mis sur l’état de droit, la bonne administration, la responsabilité/accountability et la transparence. Plus qu’un outil d’analyse, la notion de gouvernance apparaît ici comme un ‘outil idéologique pour une politique de l’état minimum’.

Dans une perspective de politique publique, la réflexion autour du concept de gouvernance apparaît plus poussée. La notion de gouvernance est employée pour analyser la mise en œuvre des grands programmes publics dans un contexte marqué par une implication forte des intérêts locaux et des organisations privées. En effet, cette problématique a été transposée au niveau mondial par la Commission on Global Governance dans son rapport de 1995, dans lequel on identifie la gouvernance comme ‘La somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publics et privés, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus continu de coopération et d’accommodement entre des intérêts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les régimes dotés de pouvoirs exécutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont tombés d’accord…’. Dépassant une conception de la gouvernance fondée sur les relations entre états, la Commission met l’accent sur quatre propriétés fondamentales : la gouvernance comme processus, fondé sur l’accommodement, impliquant des acteurs publics et privés et reposant sur des interactions continues. Fortement inspirées de l’élément de gestion à la base des analyses des politiques publiques, ces propriétés reflètent aussi les grandes problématiques qui caractérisent les sociétés modernes. En effet, que le point de départ soit la complexité croissante des sociétés modernes, de plus en plus divisées et autonomes, ou la crise de la démocratie et celle du lien social et politique qui l’accompagne, le diagnostic est le même : la défaillance des gouvernements, la difficulté pour l’autorité centrale d’imposer une politique publique et mettre œuvre ses programmes, et plus généralement, la remise en cause de toutes formes traditionnelles d’autorité. Face à ces défis, la notion de gouvernance permet d’adresser les problèmes de démocratie et les mécanismes de coordination sociale, rendant possible l’action publique.

Dans un contexte d’érosion des barrières entre sphères interne et externe, la transposition de la problématique de la gouvernance à la politique internationale est a priori pertinente pour l’analyse du système international. D’abord, en mettant l’accent sur la multiplicité d’acteurs, la gouvernance permet de penser la gestion des affaires mondiales comme un processus d’interaction entre acteurs hétérogènes, non comme une activité interétatique. Dans cette optique, les grandes conférences spéciales de l’ONU (Rio sur l’environnement, Le Caire sur la démographie, Pékin sur les droits des femmes) s’inscrivent dans un processus d’accommodement, qui progressivement se structure autour de quelques thèmes qui pèsent sur l’action publique, nationale et internationale. Aussi, la gouvernance en relations internationales met en lumière des sous-systèmes organisés en réseaux d’action publique (les policy networks) reliant des acteurs aux légitimités et capacités différentes. Grâce à son insistance sur la négociation et la participation, la transposition du modèle de gouvernance au niveau international introduit l’idée de mécanismes souples, intégrant des acteurs hétérogènes. Ce faisant, elle permet de concevoir le rôle de la puissance dans la définition des règles autrement ; la régulation se fait par le biais de la négociation, l’échange, et ne dépend pas de la capacité d’un acteur de définir les règles du jeu, que ce soit au travers du soft power (3).

Pourtant, et paradoxalement, une telle transposition comporte des limites. Telle que définie par l’analyse des politiques publiques, la problématique de la gouvernance s’oppose à l’idée même de gouvernance globale. Fondée sur l’interaction et la négociation, la gouvernance a pour but l’intégration de ‘sous-systèmes’ en vue d’une action collective d’intérêt public. L’objectif de gestion ne touche pas en effet aux questions de coordination entre les différents sous-systèmes, de ceux qui en sont exclus, ou de la finalité ‘globale’ de la gouvernabilité ainsi établie. La régulation internationale se fait actuellement entre un nombre limité d’Etats, de sociétés privées et d’élites partageant un même langage libéral de communication. Plus particulièrement, la notion de gouvernance globale supposerait que les différentes façons de ‘gérer les affaires communes (institutions et individus, publics et privés)’ s’agrègent au niveau mondial, et que le produit de cette somme soit orienté vers des valeurs d’équité, de redistribution, de sécurité. Or, la problématique de la gouvernance exclut par définition toute idée d’organisation et contrôle centralisé ; elle est au contraire fondée sur la profusion d’instances de décision. Ces limitations remettent en question l’utilité analytique du concept. En dernière analyse, la réflexion sur la gouvernance relève du normatif – c’est une réflexion normative sur la nécessité de construire un monde meilleur – et, en tant que telle, traduit un choix intellectuel et idéologique. Ce choix repose sur des considérations d’efficacité et de gestion, mais laisse de côté les phénomènes de domination. Ainsi, l’auteur en conclut que «en l’absence d’organisation centrale, de référentiel mondial, le seul régulateur agissant à l’échelle planétaire et traversant tous les sous-systèmes sociaux en interactions ne peut être aujourd’hui que le marché. Sous ces allures idéalistes et utopistes, la gouvernance pourrait bien dissimuler le plus sournois des libéralismes» .

Particulièrement éclairant, cet article a l’intérêt de montrer toute l’ambiguïté du concept de gouvernance. Les réflexions de l’auteur s’inscrivent aussi dans les approches d’économie politique internationale – peu répandues en France – développées par Susan Strange et d’autres, qui nous rappellent comment la science économique occulte le pouvoir et comment les sciences politiques ignorent les nouveaux pouvoirs privés (4). En effet, s’interroger sur la question de la régulation de l’économie mondiale requiert au moins deux choses. D’un côté, et c’est l’apport des approches de gouvernance, dépasser l’analyse des relations interétatiques et prendre acte de la diversité des acteurs de la scène internationale. De l’autre, se demander qui exerce l’autorité politique dans tout domaine qu’on cherche à réguler ; quels sont les facteurs de changement, et au nom de qui cette autorité est exercée. Une telle approche permettrait non seulement de mettre en lumière les relations de force que sous-tend tout rapport politique, mais aussi de déjouer, comme le souligne Christian Chavagneux, les découpages des spécialités universitaires pour être à même de réfléchir aux meilleurs moyens de gouverner la mondialisation (5).

Notas de pie de página

(1) James Rosenau, ‘Governance in the Twenty-first Century’, Global Governance, vol. 1, n° 1, hiver 1995, pp. 13-14.

(2) S. Finkelstein, ‘What is Global Governance’, Global Governance, vol. 1, n°3 sept-déc 1995, p. 368.

(3) J. Nye et R. Keohane, Power and Interdependence. World Politics in Transition, Boston : Little, 1977

(4) Susan Strange, The retreat of the state. The diffusion of power in the world economy, Cambridge : Cambridge University Press, 1996; Robert X. Cox, The political economy of a plural world: critical reflections on power, morals and civilization, London: Routledge, 2002.

(5) Christian Chavagneux, Economie politique internationale, Paris : La Découverte, 2004.

 

Marie-Claude Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales », Revue Internationale des Sciences Sociales, Mars 1998.

Ver también