Análisis
Les premières formes de mouvements sociaux transnationaux
Analyse comparée de l’évolution des mouvements ouvriers et mouvements religieux dans un contexte de mondialisation
octubre 2004Programa Coproducción de la acción pública
Cuaderno Natures, rôles et impacts des mouvements sociaux transnationaux
Palabras clave : Movimiento social ; Estado IdentitadLe mouvement international ouvrier et le mouvement musulman sont ici analysés comme exemple pour tenter de lire comment se construisent et évoluent les mouvements sociaux transnationaux. Sur quelles bases se construit l’identité du mouvement (quels constats et quelle définition de l’ordre du monde) ? Comment assure-t-il sa cohérence (suprématie du but ou de l’organisation) ? Quelles tensions le traversent (dimension nationale, portée internationale) ? Comment évoluent-ils face aux mutations du monde (mouvements structurels et conjoncturels) ? La manière dont le mouvement international ouvrier et le mouvement musulman se sont positionnés par rapport à l’Etat-nation, au territoire, aux partis politiques ou au système monde nous éclaire sur l’importance de la dimension contestataire et l’impact des influences exogènes aux mouvements eux-mêmes.
Contenido
L’analyse des mouvements sociaux transnationaux pose plusieurs défis sur le plan conceptuel. La lecture de textes 1 sur les mouvements ouvriers et les mouvements religieux, plus particulièrement le mouvement ouvrier issu de l’idéologie marxienne et le mouvement religieux musulman, permet de dégager certains thèmes centraux nécessaires à la construction, au renouvellement et à la diffusion de ces mouvements sociaux transnationaux.
LA CONSTRUCTION D’UNE IDENTITÉ
Le mouvement ouvrier et le mouvement religieux musulman, comme mouvements transnationaux, sont tous deux issus de constats face à l’ordre du monde. Pour les tenants de la mouvance marxienne, les contradictions entre les classes sociales (prolétaires et bourgeois) et l’ordre établi au profit de la bourgeoisie ne peuvent que conduire cette société vers une fin 3. Pour le mouvement religieux musulman, et même par extension le mouvement chrétien, l’idée fondatrice « the faith would ideally become the sole religion of mankind » 4 signifie implicitement que l’ordre établi, tout comme dans le schème marxien, a une portée téléologique.
Identité ouvrière
Pour le mouvement ouvrier « consciousness and organization are reflections of structural processes of competition and cooperation which are not due to any individual or collective will » 5. En fait, pour Marx, comme le note Arrighi, l’unité du mouvement prolétaire réside dans les luttes qui l’opposent à l’ordre bourgeois capitaliste. Il faut donc voir le mouvement comme un tout, en dépit des différences entre ses membres. Hobsbawn note trois aspects importants de ce mouvement6. Premièrement, la lutte de la classe ouvrière est internationale et les divisions issues de considérations ethniques, culturelles ou religieuses affaiblissent le mouvement. Deuxièmement, certaines différences linguistiques ou nationales ne se sont pas avérées significatives quant à la viabilité du mouvement. Mais, comme Arrighi le constate : « the Marxian scheme itself remains seriously defective- namely, in the way in which it deals with the role of age, sex, race, nationality and other natural and historical specificities in shaping the social identity of the world proletariat » 7 . Troisièmement, il faut considérer la grande mobilité des travailleurs qui ont subséquemment adhéré à d’autres États-nations tout en conservant leur identité à travers la lutte des classes internationales. En fait, ces composantes de l’identité prolétaire internationale révèlent une tension entre la dimension nationale et la portée internationale du mouvement. Il sera plus amplement question de ces tensions lorsqu’il sera question de l’État-nation.
Identité religieuse
Le mouvement religieux musulman trouve son unité dans le respect porté par ses membres au caractère sacré de l’Islam. Il s’est basé sur une série de principes universels, qui ont servi à découper le monde en différentes catégories : dar al-islam (terre sacrée) et dar al-harb (terre de guerre), la umma (la communauté), et finalement le califat et les modes d’organisation politique de l’Islam 8. Ces catégories organisent le monde musulman mais permettent aussi une flexibilité quant à l’hétérogénéité possible des membres, particulièrement dans la définition de la umma. Bennison note: « the umma writ large was neither ethnic nor political (…) it gained tangible form in the juridical sphere : to be a Muslim meant adherence to Islamic law (…). » 9 . Cette loi islamique est par ailleurs adaptée en respectant le contexte local afin d’assurer la préservation du but (la préservation de la foi) sur les terres sacrées de l’Islam.
Un parallèle intéressant surgit entre le mouvement ouvrier et le mouvement religieux musulman. Ce qui fait l’unité du mouvement religieux est l’acceptation, même sous différentes variantes locales, d’un but commun. Le mouvement n’y est donc qu’accessoire. De l’autre côté, pour les marxistes, c’est précisément la reconnaissance de la suprématie d’un but commun qui a engendré des divisions au sein du mouvement ouvrier. Le débat se situe entre les deux positions principales qui se résument à la prévalence du mouvement ouvrier ou du but (la révolution socialiste)10. Dans certains cas, les institutions de la société dans laquelle évolue un mouvement ouvrier particulier laissent déjà sa place à une prise de « pouvoir social » . Pourquoi alors se concentrer sur l’instauration d’un ordre socialiste improbable ? Inversement, puisque la réalisation des efforts du mouvement réside dans l’instauration d’un ordre socialiste, alors le but devient central au mouvement.
L’ÉTAT NATION
Dimension nationale
Pour les tenants de l’idéologie marxienne, les États et leurs gouvernements sont les gardiens des intérêts de la bourgeoisie.11 Puisque la réalité de la division internationale du travail est source de divergences (liées aux intérêts nationaux) au sein même du mouvement ouvrier, certains pensent, à partir de l’expérience de la Commune, que la conquête du pouvoir passe par la constitution de partis politiques ouvriers. « (…) The proletariat attempted a political revolution not because of growing contradiction between its increasing exploitation (…), but because the bourgeois state had proved to be incompetent in “protecting” French society in general, and the Parisian proletariat in particular, from or against another state » 12 . La création d’entités politiques représentatives des intérêts prolétariens au sein d’un système dont les règles du jeu sont établies par la bourgeoisie a pour principale conséquence de créer des divisions entre la portée internationale du mouvement et les intérêts nationaux que défendent les partis. Hobsbawn cite l’exemple des « dockers » de Londres qui, en dépit de leur support au parti ouvrier, appuient ouvertement les propos racistes d’un politicien de l’époque, allant à l’encontre de l’idéologie même de leur parti 13. Cette constatation amène à la question : existe-t-il toujours une classe ouvrière?
Dimension internationale
Le capitalisme crée un système économique global qui engendre une certaine unité du monde 14. Force est d’admettre que l’État-nation reste en fait nécessaire au mouvement pour instaurer un ordre mondial, que celui-ci soit capitaliste ou socialiste 15. L’existence d’intérêts et de conflits transfrontaliers introduit un élément de cosmopolitisme qui, selon Hobsbawn, ne reconnaît par l’identité nationale et s’oppose ainsi à la prétention internationale de l’Islam. Il reconnaît que même si le schème marxien entrevoit l’émergence d’un nouvel ordre, à l’instar de l’internationalisme musulman, il n’existe pas seulement une communauté des nations mais aussi un système mondial entre les nations permettant l’échange entre membres de différentes nations, transcendant ainsi la nationalité 16.
Territorialité
Comparons le rôle de l’État nation dans « l’internationalisme musulman » (expression de Hobsbawn), et le mouvement ouvrier. La prévalence de la territorialité dans la définition identitaire du premier reste centrale mais non vitale à la survie du mouvement, contrairement au second. Certes, suite aux guerres territoriales et au déploiement de l’URSS, le facteur territorial a été déterminant pour l’imposition d’un ordre socialiste. Il est néanmoins intéressant d’observer qu’après la chute du régime soviétique, le mouvement ouvrier international ne s’exprime presque plus qu’exclusivement par les partis politiques, tandis que la contestation de ses limites territoriales semble au contraire avoir renforcé le mouvement international islamique.
La division du monde sur la base territoriale s’opère entre la terre sacrée dar al-islam et la périphérie dar al-harb. Contrairement au schème marxien, l’unité du mouvement ne réside pas dans la convergence des luttes pour des mêmes intérêts socialement définis. Ce qui rassemble les membres du mouvement c’est la foi, et non l’opposition entre musulmans et non-musulmans. Par conséquent, l’opposition se situe entre non-musulmans et Dieu lui-même 17. Dans un même ordre d’idée, puisque l’ordre social et politique découle du principe de l’autorité divine, les dirigeants ont pour mission première de protéger la foi sur la terre sacrée et d’assurer la pratique de la foi des membres de l’umma en rendant accessibles les diverses ressources nécessaires ( eau, nourriture, routes, accessibilité aux sites de pèlerinage). En suivant cette logique, les non-musulmans doivent rendre leurs comptes à Dieu lui-même et l’expansion territoriale ne se résume pas essentiellement à l’imposition d’une même foi à tous, mais plutôt dans un but avoué de facilitation des flux transfrontaliers permettant l’échange pour la pratique de la foi.
LES MOUVEMENTS À LA LUMIÈRE DES PHASES DE MONDIALISATION
Puisque la mondialisation archaïque et la proto-mondialisation 18 se situent historiquement avant l’industrialisation (et donc avant la création d’une condition prolétaire selon la conception marxienne), il serait plus pertinent de tenter ici une analyse du mouvement ouvrier et musulman en termes de « mondialisation moderne » et « mondialisation post-coloniale » .
« Mondialisation moderne »
La phase de « mondialisation moderne » a été, pour le mouvement ouvrier, un moment de renforcement de son unité. Elle a été marquée par l’industrialisation mais aussi par de nombreux phénomènes internationaux. Selon Arrighi, les deux Grandes Guerres, expression d’une lutte de pouvoir entre États, ont été des moteurs puissants (plus encore que l’avancement industriel et la paupérisation des masses), de l’augmentation du pouvoir social ouvrier 19. Cette période, a également été marquée par une recrudescence des demandes sociales. Contrairement à la prédiction de Marx, cela n’a pas abouti à l’abolition de l’ordre en place, mais plutôt à des changements profonds au niveau des structures politiques visant à satisfaire ces demandes sociales.
Pour le mouvement religieux musulman, cette phase correspond à une instrumentalisation des États. L’imposition européenne du principe de souveraineté des États, l’instauration d’un régime militaire fondé sur l’État-nation et la vague de colonisation correspondant au démantèlement des réseaux qui permettaient l’expression de la foi musulmane, constituent une rupture du « contrat social » basé sur la protection de ces droits religieux. Le rejet de plusieurs musulmans de ce nouvel ordre et la création d’États délimités territorialement qui ne découlaient pas d’une logique endogène, a conduit à une polarisation des membres du mouvement 20. La mise en place « forcée » des États-nations éclaire plusieurs contradictions (pan-arabisme versus intérêts nationaux ; conflit israélo-palestinien, etc.) encore cruciales aujourd’hui pour la définition de ce mouvement et la polarisation de ces membres.
« Mondialisation post-coloniale »
Enfin, concernant la « mondialisation post-coloniale » , comme le note Arrighi, « l’accommodation nationale et l’expansion des pouvoir sociaux ouvriers par les États-Unis signifiaient que ceux-ci pouvaient se présenter comme garants non plus seulement du capital mais également du travail. C’est cette politique, en conjonction avec la position anti-coloniale des Etats-Unis, qui a transformé leur suprématie militaire et financière en hégémonie mondiale » 21. Avec le déplacement de la production et les demandes émergentes au sein du marché mondial plaidant pour une réduction des coûts , la nouveauté des demandes sociales réside principalement dans « the limited capabilities of states and capital in the semiperiphery to adjust to even the most basic of grievances » 22. Plus les centres de production espérant gagner un avantage comparatif réduisent les coûts inhérents à la production, plus ceux-ci se trouvent dans l’incapacité de se dégager de cette structure, et plus les mouvements ouvriers, souvent issus de modèles préalablement exportés, ne peuvent répondre aux demandes. Cela a pour conséquence un double perte de légitimité : face à la classe dominante imposant un tel ordre d’une part et face aux mécanismes de représentation qui ne trouvent pas d’audience internationale d’autre part.
Pour le mouvement religieux musulman, l’ère post-coloniale et l’avènement des États musulmans posent un problème d’authenticité et de validité historique 23. Comme le souligne Bennison, il faut repenser la place de l’État-nation dans la définition et l’analyse du mouvement religieux, et non pas seulement analyser l’émergence du mouvement religieux à la lumière des récentes années (vers une définition réactionnaire de ce mouvement face à l’hégémonie exercée par les Etats-Unis). Les récentes années auront prouvées l’accroissement de la polarisation des membres du mouvement sans toutefois en expliquer clairement l’étendue.
Conclusion
À la lumière de cette discussion, on peut se demander ce qu’il reste de ces premières formes de mouvements sociaux transnationaux. Les différents changements historiques qu’ont subi ces mouvements et la logique de leurs déplacements transnationaux ont été principalement dictés et induits par des facteurs exogènes au mouvement. De plus, la « conscience sociale » des mouvements ne semble pas nécessairement découler du mouvement en lui-même mais plutôt de la contestation de l’hégémonie de l’ordre dominant. Par conséquent, il faut se demander si les mouvements ne sont pas, plutôt que spontanés (comme leurs revendications peuvent l’être), induits par le cadre social. Une autre question se pose, celle de savoir si un mouvement social est défini en fonction d’un comportement social qu’il encadre ou plutôt par l’objectif qu’il soutient. Un mouvement religieux peut-il alors être un mouvement social si ses bases (dont le principe central de divinité) sont au-dessus de la société? Le mouvement ouvrier est-il le reflet d’une condition qui tend à disparaître due à une tertiairisation des activités économiques?
Notas de pie de página
1 Bennison, Amira K. (2002) « Muslim Universalism and Western Globalization » , in A.G. Hopkins, ed. Globalization in World History, London : Pimlico : pp. 74-97. , Hobsbawn, Eric J. (1988) « Working Class Internationalism » , in Linden, Marcel, Frits van Holthoon. Internationalism in the Labour Movement, 1830-1940, II Volumes, Leiden : E.J. Brill. et Arrighi, Giovanni. (1990) « Marxist Century, American Century : The Making and Remaking of the World Labour Movement » , New Left Review, 179, Jan-Feb. : pp.29-63
3 Arrighi, 29.
4 Bennison, 75.
5 Arrighi, 31.
6 Hobsbawn, 9.
7 Arrighi, 63.
8 Bennison, 75.
9 Ibid, 76.
10 Arrighi, 40-41.
11 Arrighi, 33.
12 Ibid, 37.
13 Hobsbawn, 15-16.
14 Ibid, 6.
15 Ibid.
16 Ibid, 7.
17 Bennison, 79.
18 Bennison utilise le découpage de Hopkins afin de mettre en évidence le caractère transnational du mouvement religieux musulman. L’auteur montre comment ce mouvement illustre bien la mondialisation archaïque, et ce par l’expansion de réseaux marchands : « mercantile networks transcended religious and political boundaries » . Même si les différentes formes d’organisation politiques ont subi des transformations durant cette période, le modèle religieux reste à la base le cadre éthique de l’organisation de ces différents réseaux et du consentement des membres de ce mouvements, quelles que soient leur position géographique. p.77 . Dans la phase de « proto-mondialisation » , « traditional ideas of Muslim solidarity and superiority were maintained in a variety of ways » p.84, même si les mécanismes de succession du pouvoir se sont transformés et que l’interaction avec le monde européen ne cesse de grandir. Cela se traduit par une modification et une adaptation des réseaux aux nouvelles réalités économiques et aux nouveaux partenaires, avec la création d’un système partagé mais bien distinct p.85. Le recul du cosmopolitisme est, sans doute, la différence la plus marquante entre les deux premières phases. Ce recul s’effectue sans toutefois miner l’unité du mouvement et empêcher l’échange entre non-musulmans et musulmans. De plus, il y a, à l’intérieur de la terre sacrée, une volonté d’homogénéisation des pratiques religieuses qui a pour conséquence une consolidation des structures politiques islamiques.
19 Ibid, 39
20 Bennison, 90.
21 Arrighi, 46.
22 Arrighi, 54.
23 Bennison, 94.