Análisis
Les biens publics mondiaux dans la perspective des Objectifs du millénaire pour le développement
Critique des orientations du groupe de travail international mandaté par la France et la Suède sur les biens publics mondiaux.
Por Marie-Laure Urvoy Sanghare
Un groupe de travail international a été mandaté par la France et la Suède pour rédiger un rapport de présentation du concept de biens publics mondiaux et émettre des recommandations susceptibles d’être suivies d’actions, dans la perspective des Objectives du millénaire pour le développement. Ce concept éminemment porteur est cependant interprété de façon très restrictive par les auteurs du rapport, qui n’hésitent pas à le mettre eu service d’un libéralisme mondialisé.
Contenido
Dans le prolongement des conférences de Monterrey sur le financement du développement et de Johannesburg sur le développement durable, et dans la perspective des Objectifs du millénaire pour le développement, la France et la Suède ont pris l’initiative de créer un groupe de travail international chargé de mener une réflexion sur les biens publics mondiaux.
Une quinzaine de “ personnalités de haut niveau ” 1 ont été mandatées pour rédiger un rapport définissant avec précision le concept de biens publics mondiaux et expliquant en quoi il peut pallier les carences actuelles de la coopération internationale, dans un monde toujours plus interdépendant. Tout en rendant ce concept utile aux yeux des équipes dirigeantes, le groupe de travail a pour mission de proposer une stratégie d’amélioration de la production, du financement et de la gestion de ces biens publics mondiaux, au travers de recommandations “ réalistes, bien comprises ” susceptibles de traduire ce concept en actions concrètes. Ces orientations seront adressées à des responsables en vue d’accélérer la réduction de la pauvreté et le développement durable, puisque les Gouvernements français et suédois prévoient de soumettre le rapport du groupe international au Sommet des chefs d’État et de gouvernement prévu à l’ONU en septembre 2005.
Une version provisoire du rapport a été publiée en février 2005, en vue d’organiser une consultation de la société civile sur plusieurs continents 2. Ce document présente des réflexions intéressantes, notamment sur les “ synergies ” pouvant exister entre différents biens publics, qui se renforcent mutuellement. Ainsi, œuvrer pour la préservation de la paix contribue indirectement à favoriser la lutte contre les épidémies, la préservation de l’environnement, la promotion de l’éducation… De la même manière, le partage des connaissances est bénéfique pour la santé, la protection de l’environnement, la culture de la paix etc. Autrement dit, des progrès apportés dans la solution d’une problématique peuvent engendrer des améliorations dans d’autres domaines, y compris là où on ne les attendait pas. Grâce à ces synergies, les avantages qui résulteraient du financement de biens publics mondiaux seraient potentiellement bien plus grands que la somme de leurs financements isolés. Ces jeux à sommes positives3peuvent d’ailleurs se retrouver au niveau interétatique, les avantages cumulés par l’ensemble des États étant bien supérieurs au total de leurs contributions respectives.
Le mandat reçu par les rédacteurs du rapport comporte l’objectif d’identifier des “ biens publics internationaux essentiels du point de vue de la réduction de la pauvreté et de l’intérêt commun au développement durable ”4. Les rédacteurs ont ainsi sélectionné des biens publics mondiaux jugés “ essentiels ” et “ prioritaires ” du point de vue de “ leur capacité à aider des pays à éliminer la pauvreté et à atteindre les objectifs de développement pour le millénaire ”. La composition de cette liste a fortement surpris les représentants de la société civile invités à participer à la consultation française. Sous couvert de présenter de fortes synergies en faveur de la sécurité et de la “ prospérité mondiale ”, les rédacteurs du rapport ont sélectionné les six domaines prioritaires suivants : paix et sécurité, commerce international, stabilité financière internationale, “ indivis mondial ”, prévention et contrôle des maladies transmissibles, connaissance et recherche.
On pourrait discuter de la pertinence de certains thèmes choisis, au regard du développement durable et de l’élimination de la pauvreté. De ce point de vue, le respect de la démocratie – par exemple – ne serait-il pas plus approprié que l’ouverture du commerce international ? Que le commerce soit mondialisé ou pas, que peut-on attendre de la part de régimes corrompus ou tyranniques pour qu’ils défendent les intérêts de la population qu’ils oppriment ?
Affirmer que le développement durable et l’élimination de la pauvreté passent incontestablement par la suppression des barrières au commerce, l’intégration des pays pauvres dans le système commercial mondial et l’alignement sur le régime général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), relève d’un parti pris pour le libéralisme mondialisé. D’autant plus que les auteurs du rapport n’évoquent aucune mesure pour éviter que ce commerce international ne profite qu’aux plus puissants, et pour que ses fruits soient équitablement répartis et contribuent au bien-être des populations, sans trop dégrader l’environnement ni épuiser les ressources naturelles pour les générations futures. L’OMC est clairement désignée par les rédacteurs comme l’instance internationale de référence, sans qu’à aucun moment il ne soit fait mention du rôle de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED). Ils ne dénoncent pas non plus le fait que l’OMC subordonne aux règles du commerce toute autre considération, qu’elle soit sociale, environnementale, politique, sanitaire etc. Le rapport lui-même pourrait en subir les conséquences, puisque la liberté absolue des échanges entre en contradiction avec certaines des recommandations pour la promotion d’autres biens publics mondiaux.
Parallèlement à cette approche libérale, le contenu du rapport présente une vision très restrictive des biens publics mondiaux. On pouvait espérer que la perspective des Objectifs du millénaire pour le développement encouragerait à plus de volontarisme et d’ambition pour améliorer la coopération internationale en vue de résoudre les grands défis mondiaux. Mais là encore, le lecteur du rapport est déçu. Ainsi, le thème de la santé se limite à la “ lutte contre les maladies transmissibles ”. “ Le risque d’un passage de ces maladies dans le monde développé n’est pas du tout négligeable, comme en témoigne la propagation internationale du SRAS (symptôme respiratoire aigu sévère) et de la grippe aviaire. (…) On voit bien aussi qu’il faut aider les pays qui sont le « maillon faible » de l’ensemble des systèmes de soins, pour renforcer ceux-ci car c’est là manifestement une action relevant de l’intérêt général international (…) ” Les gouvernements des pays riches ne seraient-ils prêts à s’investir dans un cadre multilatéral que s’ils perçoivent directement leur propre intérêt à canaliser un risque potentiel ? Que deviennent les Objectifs du millénaire pour le développement de réduction de la mortalité infantile et d’amélioration de la santé maternelle, repris dans le dernier rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ? Sans parler des questions de santé publique telles que le diabète, les maladies cardio-vasculaire ou encore l’augmentation alarmante des cancers à l’échelle mondiale. Notons d’ailleurs que si les cancers ne sont pas des affections transmissibles, leur développement est alimenté par la prolifération de substances cancérigènes qui, elles, n’ont pas de frontières5.
Mais même en se limitant aux maladies transmissibles, les recommandations du rapport sont encore très décevantes. Dans le paragraphe consacré à “ l’équilibre entre la prévention et le traitement ”, la balance penche clairement du côté de la prévention des maladies infectieuses. Les auteurs n’hésitent pas à donner des détails : “ faciliter la distribution des obstacles physiques à la propagation de ces maladies, par exemple les préservatifs et les microbicides dans la lutte contre le sida, et la distribution de pulvérisateurs et de moustiquaires dans la lutte contre le paludisme, (…) mener des campagnes d’information et d’éducation pour aider les populations concernées à modifier leur comportement et à utiliser au mieux les nouveaux médicaments et les nouveaux moyens physiques de protection ”. Certes, la prévention est fondamentale, mais aucune remise en question n’est faite de la propriété intellectuelle qui empêche l’accès aux traitements à bas prix de dizaines de millions de malades du sida, condamnés à une mort certaine. La récente réforme des brevets que vient d’adopter l’Inde – qui était la principale pharmacie des pays à faibles revenus mais s’est engagée à respecter scrupuleusement les accords de l’OMC en matière de propriété intellectuelle à compter de 20056 – est tout sauf conforme aux objectifs de lutte contre la pauvreté… À moins que la mort des plus pauvres ne fasse partie de la solution ?
Sous prétexte d’améliorer son efficacité, les rédacteurs du rapport suggèrent une réorientation de l’OMS vers les questions d’évaluation de la performance des systèmes nationaux de santé publique7, de surveillance des maladies et de réseau d’alerte et d’action en cas d’épidémie. Souhaiteraient-ils que l’OMS se reconcentre sur ces préoccupations épidémiologiques mondiales et oublie son objectif originel, bien plus vaste, qui est d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible ?
Le choix de la paix comme un des biens publics mondiaux “ essentiels ” et “ prioritaires ” paraît incontournable8. Mais là encore, les rédacteurs du rapport abordent le thème “ paix et sécurité ”9 de façon très déconcertante. Le champ d’action annoncé couvre “ la prolifération des armes de destruction massive, la montée en puissance du terrorisme international et le grand nombre de guerres civiles, de changements violents de régime, ainsi que des atrocités et graves violations des droits de l’homme, autant de phénomènes qui ont des retombées internationales importantes. ” Hélas, le développement de ce chapitre se focalise sur la lutte contre la prolifération nucléaire et la vigilance à ce que des matières fissiles ne tombent pas entre les mains de terroristes, la collaboration entre les polices, armées et services de renseignement du monde pour lutter contre le terrorisme, l’accroissement des capacités des pays en développement et en transition à s’attaquer aux causes profondes du terrorisme etc. On croirait lire un document de la Maison Blanche…
Un bref paragraphe recommande la réforme du Conseil de sécurité par son élargissement “ sans pour autant élargir l’exercice du droit de veto ”, qui n’est donc pas non plus remis en question. Cette recommandation n’a rien de révolutionnaire, puisque même les États-Unis se sont dits favorables à l’ajout de sièges permanents et non permanents au Conseil de sécurité10.
Si le document évoque la création de capacités pour accroître l’assistance après conflit et les activités de consolidation de la paix, il ne donne malheureusement pas plus de détails pour en définir les modalités.
Pas un mot n’est dit sur la prolifération des armes légères11, qui tuent chaque année près de 500 000 personnes et inondent les pays les plus pauvres, soumettant les populations à la peur de la violence armée qui entrave leur accès aux soins, à l’éducation et à un niveau de vie décent. Pas un mot non plus sur l’instrumentalisation de l’ethnisme, cette arme de destruction massive qui a fait plus d’un million de mort durant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, et qui continue à être manipulée dans de nombreuses régions du monde. Aucune vigilance n’est accordée à la reprise du discours sécuritaire et de lutte contre le terrorisme par des régimes tyranniques, pour justifier des violations massives des droits humains en conservant le soutien de dirigeants de pays occidentaux…
Maigre lot de consolation, les questions environnementales sont abordées de façon un peu moins timorée par les auteurs du rapport. Il est vrai que la préservation des ressources naturelles est un « grand classique » des réflexions relatives aux biens publics mondiaux…
“ L’indivis mondial ”, cette traduction maladroite de l’expression anglaise “ global commons ”, peut être interprétée comme un objectif de gestion durable des ressources naturelles. Les rédacteurs du rapport y recommandent d’œuvrer pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre en allant plus loin que le protocole de Kyoto, et de préserver la diversité biologique conformément à la Convention de 1992 et en augmentant le financement consacré à la protection des écosystèmes. La mauvaise volonté des États-Unis est dénoncée. Le rapport encourage l’assistance technique à l’égard des pays en développement pour les aider à respecter les accords internationaux relatifs à l’environnement et accroître leur contribution à la résolution des problèmes environnementaux.
On peut encore regretter que les questions de l’eau, de l’air, de la terre et bien d’autres encore n’aient pas été soulevées. Mais mieux vaut ne pas demander la Lune, si vous permettez le jeu de mots !
Les représentants d’organisations écologistes présents lors de la consultation française ont encouragé le groupe d’experts à réfléchir à la création d’une Organisation mondiale de l’environnement qui permettrait une consolidation des nombreux accords multilatéraux sur l’environnement (AME). Elle apporterait à ces questions une reconnaissance institutionnelle internationale et éviterait la dispersion entre le Programme des Nations Unies pour l’environnement, les AME et autres Fonds pour l’environnement mondial etc.
Espérons que les membres du groupe de travail international auront entendu, au moins en partie, les diverses remarques formulées par les représentants des associations qui ont participé à la consultation. Les moyens techniques et financiers d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement existent, mais ils ne seront mis en œuvre que si une réelle volonté politique existe. Elle demeure très insuffisante dans la version provisoire du rapport en date de février 2005, et ce manque d’ambition augure mal des résultats du Sommet des chefs d’État et de gouvernement à l’ONU de septembre prochain.
Si l’on peut se réjouir que les gouvernements français, suédois et d’autres encore s’intéressent au concept de biens publics mondiaux et croient en son potentiel pour répondre aux grands défis de ce monde, nous devons rester vigilants à ce que ce concept ne soit ni dénaturé, ni instrumentalisé au profit d’intérêts qui n’ont pas grand chose à voir avec la solidarité internationale ou le respect de l’environnement.
Notas de pie de página
1 K. Y. Amoako, Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique ; Gun-Britt Andersson, Ambassadrice de la Suède à l’OCDE et l’UNESCO ; Fred Bergsten, Directeur de l’Institute for International Economics ; Kemal Dervis, ancien Ministre des finances de Turquie, récemment nommé à la direction du PNUD ; Mohamed T. El-Ashry, directeur du Fonds pour l’environnement mondial ; Gareth Evans, président de l’International Crisis Group ; Enrique Iglesias, président de la Banque interaméricaine de développement ; Inge Kaul, directrice du Bureau des études sur le développement au PNUD ; Lydia Makhubu, Recteur de l’Université de Swaziland, Présidente de Third World Organisation of Women in Science ; Trevor Manuel, Ministre des finances de l’Afrique du Sud ; Hisashi Owada, Juge à la CIJ ; Nafis Sadik, envoyée spéciale du Secrétaire général des Nations Unies pour le VIH/sida en Asie et Pacifique ; Brigita Schmögnerová, Secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe ; Yves-Thibault de Silguy, Délégué Général de Suez en charge des relations internationales et institutionnelles ; M. S. Swaminathan, président de la Fondation pour la recherche en Inde ; Tidjane Thiam, Directeur stratégie et développement du groupe d’Aviva ; Ernesto Zedillo, ancien Président du Mexique, Directeur du Centre d’étude de la mondialisation de l’Université Yale.
2L’association Biens publics à l’échelle mondiale et d’autres associations françaises ont été invitées par le Haut conseil de la coopération internationale à commenter ce rapport, le 19 avril 2005, dans les locaux du Ministère des Affaires étrangères.
3Par opposition aux jeux à sommes nulles, où l’un perd ce que l’autre gagne.
4Lire www.gpgtaskforce.org/bazment.aspx?timestamp=632011386820565792&page_id=140
5Une étude scientifique menée sur le lait des mères Inuits (grand nord du Canada) révèle un taux de polluants organiques persistants (les “ POP ”, tels les BPC, DDT, dioxines et furannes) près de 10 fois supérieur à celui des femmes du sud du Canada. Certains de ces polluants sont interdits depuis des décennies. Ils avaient été utilisés à des milliers de kilomètres, ont rejoint la mer par évaporation et condensation, et se sont stockés dans la graisse des poissons, puis de mammifères marins, alimentation traditionnelle des Inuits. Au cours de leur grossesse, les mères transmettent ainsi des taux élevés de polluants au fœtus, puis au bébé pendant l’allaitement.
6“ Les génériques abandonnés par l’Inde ” par Maud Dugrand, L’Humanité, 24 mars 2005, www.humanite.presse.fr/journal/2005-03-24/2005-03-24-459033
7Qualifiés plus bas de “ maillon le plus faible du système international ” de la surveillance épidémiologique mondiale.
8Une dépêche AFP du jeudi 9 juin 2005 annonçait que les dépenses militaires mondiales ont atteint 1 035 milliards de dollars (841 milliards d’euros) en 2004. A peine un dixième de cette somme suffirait pour répondre aux Objectifs du millénaire pour le développement.
9Ces deux mots sont indissociables dans l’ensemble du document.
10“ Washington se dit favorable à l’ajout de deux sièges permanents au Conseil de sécurité ”, Le Monde, 16 juin 2005, www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3220,36-663026@51-629317,0.html
11Le 9 juillet 2004, Barbara Stocking, directrice d’Oxfam, déclarait à l’occasion de la Journée internationale de la destruction des armes légères, au cours de laquelle les citoyens sont invités à détruire des armes : “ étant donné que pour chaque arme détruite, dix sont produites, les efforts déployés par le citoyen lambda sont minés par le refus d’agir des gouvernements : pour chaque pas en avant, on recule de dix. Tant qu’on n’aura pas créé un traité international sur le commerce des armes, les initiatives locales seront toujours sabotées par l’inaction des autorités et les armes continueront de tomber entre de mauvaises mains. ”
Référence :
www.gpgtaskforce.org/bazment.aspx
Projet de document de travail du Secrétariat du groupe de travail international sur les biens publics mondiaux, 21 février 2005.