litterature review
Tensions et équilibres entre militantisme et gestion dans les associations.
Gérer et militer
Author : François ROUSSEAU
By Hélène Nieul
September 2005« Organisation militante » : « forme productive dont la vocation est de produire de la société. »
« Les pionniers qui sont porteurs de l’initiative collective, qu’ils soient élus, bénévoles, professionnels ou adhérents et qui se rassemblaient autour du même projet fédérateur se muent progressivement en agents économiques et font valoir des attentes qui sont divergentes : l’élu devient prescripteur, le militant opérateur et l’adhérent simple consommateur de services. Ainsi leur succès est-il paradoxalement un facteur de crise d’identité. »
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François ROUSSEAU
Directeur général adjoint de la Fondation Nationale Leo Lagrange jusqu’en février 2004.
Page personnelle : crg.polytechnique.fr/perso/perso.php?Login=rousseau&Langue=FR&Page=1&Super=a
Résumé général
La thèse de François ROUSSEAU consiste à analyser ce qu’il appelle « l’organisation militante » , à savoir une organisation qui, tout en étant de fait insérée dans l’économie, a pour vocation une production de lien social qui la dépasse. Une première appréhension du sujet met rapidement en opposition, de manière intuitive, les champs sémantiques de l’entreprise et de l’association, du gestionnaire et du militant, de l’économique et du social etc… Les travaux de F. ROUSSEAU cherchent à dépasser ces clivages en analysant, et surtout en mettant en lien, les structures associatives, les outils qu’elles dont elles se dotent, les échanges et les liens qu’elles génèrent en interne et avec l’extérieur. Par une démonstration appuyée essentiellement sur des associations d’éducation populaires en France, ou encore les Restos du Cœur, cette thèse cherche à présenter une vision synthétique des tensions qui agissent au sein de ces organisations au cours de leur développement, et des équilibres qui peuvent s’y dessiner. La présente fiche s’appuie plus particulièrement sur la présentation des travaux proposée par F. ROUSSEAU lors du Colloque européen de l’International Society for Third-Sector Research, en avril 2005.
Intérêt des travaux
Ces travaux présentent un intérêt pour des dirigeants associatifs, en mettant en avant la nature « plurielle » de l’organisation et en suggérant des stratégies de « conduite du changement » appropriées à ce type d’organisation. Ils sont également très instructifs pour appréhender l’organisation en tant qu’acteur collectif (« agent » ), et mieux comprendre comment une organisation se perçoit, se construit et évolue sous l’effet de forces internes qu’elle ne maîtrise pas toujours pleinement. Au-delà des schémas, qui présentent surtout un intérêt en termes de synthèse, l’étape suivante de cette réflexion pourrait porter sur les conséquences de ces tensions et équilibres en matière de gouvernance interne des organisations militantes. Ici l’approche privilégie les sciences de la gestion, du fait de la spécialisation de l’auteur. Néanmoins la façon dont le sujet est traité ouvre des perspectives d’analyse en termes plus politiques et sociologiques qui mériteraient d’être explorées de manière plus approfondie. Enfin, ces travaux s’appuient exclusivement sur des exemples d’associations françaises. La réflexion pourrait probablement prendre une dimension supplémentaire considérable en s’appuyant sur des exemples d’organisations internationales, en prenant notamment en compte les aspects interculturels dans la définition des projets associatifs et des l’identités collectives.
Particularités des associations en tant qu’organisations.
Les associations, entendues comme « formes organisées de production de services aux personnes » , produisent un bien social, du lien social, par le fait même « d’associer » . Cette « production » est appelée « surplus identitaire » par l’auteur. Au-delà d’une activité concrète, tangible, éventuellement mesurable et du moins observable, l’association produit également du sens par la représentation que différents acteurs se font de son activité. Ici l’auteur distingue l’acteur, en tant qu’individu, de l’agent, en tant que « collectif de personnes regroupées autour d’intérêts communs » . La mise en lien des représentations des acteurs module une identité collective qui influe à son tour sur l’activité elle-même, le tout formant le « projet social » de l’association. Ce projet va au-delà de l’association, il a vocation à agir sur la société. Il est ce qui fédère les acteurs en un agent collectif doté d’une identité propre. Ainsi l’auteur définit l’organisation militante comme une « forme productive dont la vocation est de produire de la société » .
Pour autant l’organisation « militante » n’en est pas moins une organisation qui appelle une forme de gestion de l’action collective. Le poids économique des associations, et parfois les scandales financiers qui ont secoué le monde associatif, rappellent la nécessité pour ces organisations de se doter d’outils de gestion au sens strict. Cependant, comme le souligne l’auteur, il n’existe pas de « cadre de pensée et de concepts aptes à rendre compte de la façon originale d’entreprendre de ces organisations privées-publiques » . Or le milieu associatif évolue, notamment sous l’effet de l’accroissement de son poids économique, et ces mutations se font parfois au prix de leur identité associative : « les pionniers qui sont porteurs de l’initiative collective, qu’ils soient élus, bénévoles, professionnels ou adhérents et qui se rassemblaient autour du même projet fédérateur se muent progressivement en agents économiques et font valoir des attentes qui sont divergentes : l’élu devient prescripteur, le militant opérateur et l’adhérent simple consommateur de services. Ainsi leur succès est-il paradoxalement un facteur de crise d’identité. »
Outils de l’analyse.
Les trajectoires possibles dans l’évolution des organisations militantes.
Pour analyser cette crise potentielle, ou du moins mieux comprendre les mutations qui s’opèrent au sein de ces organisations, l’auteur distingue trois étapes majeures dans leur évolution :
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la « boutique de sens » : l’ère des pionniers, l’organisation est encore à un stade « artisanal » . Elle est compacte et cohérente, notamment du fait de liens interpersonnels solides et limités à l’intérieur de l’association.
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la « crise de sens » : en s’ouvrant sur l’extérieur, en changeant d’échelle, l’organisation doit se doter de méthodes de gestion issues notamment du monde de l’entreprise et qu’elle n’est pas toujours à même d’intégrer sans perdre de vue ou dénaturer son projet social.
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la « fabrique de sens » : l’organisation trouve un équilibre dynamique entre son développement économique et le développement de son projet, ces deux aspects ne sont plus exclusifs et se nourrissent mutuellement.
(voir schéma p. 4)
Les outils de « gestion du sens. »
La « fabrique de sens » exige la mise en oeuvre d’outils que l’auteur nomme « outils de gestion du sens » , pour « remettre en cohérence son projet social et son organisation de production » . Dans un certain nombre de cas, les associations ont fait l’économie de ces outils et ont importé des outils de gestion classiques, dont la force normalisatrice pèse lourdement sur leur activité : de nouveaux indicateurs influent sur la définition de telle ou telle activité, la légitiment ou l’invalident en fonction de critères que tous les acteurs ne partagent pas nécessairement. Afin d’éviter les risques de dislocation du projet social, voire de l’association, l’auteur suggère que des outils de « gestion du sens » (par exemple « la rencontre, la vie collective, l’échange oral » …on peut aussi songer aux méthodes de capitalisation) permettent de créer des processus d’évolution collective et donc d’éviter le risque d’explosion de l’organisation. Parmi ces outils, on peut également trouver des éléments directement liés à la gouvernance interne des organisations, tels que leurs statuts par exemple, qui donnent un sens collectif à l’action. L’équilibre à trouver entre outils de gestion « classiques » et outils de « gestion du sens » diffère selon les phases de développement des organisations. L’auteur précise notamment que « cette introduction de dispositifs de gestion du sens ne procure des apprentissages nouveaux qu’à partir du moment où les dirigeants surmontent l’opposition entre la notion d’entreprise et celle du mouvement […], sa part technique et sa part militante » .
L’organisation militante comme système cohérent.
Pour analyser plus en profondeur les forces qui agissent au sein de ces organisations, l’auteur s’appuie sur l’analyse que le sociologue Durkheim fait des tribus, unies autour de mythes et de rites. Dans cette analyse, tribu, mythe et rites forment les trois sommets indissociables d’un même triangle ayant sa cohérence propre. Par ailleurs, chacun de ces trois éléments comporte une part « observable et concrète » et une autre « immatérielle et infinie » . Par analogie, les organisations militantes se caractérisent elles-aussi par la cohérence forte entre un mythe, des rites et une tribu. L’auteur préfère cependant adopter une terminologie mieux adaptée à son sujet et propose une analyse des organisations autour du « mythe, du geste et du militant » :
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le mythe : par définition non atteignable, ce que certaines associations nomment leur « credo » , mais qui peut cependant se manifester de façon concrète, à travers la conviction qu’il est « possible d’agir » pour se rapprocher de ce mythe, ou encore à travers des « emblèmes » .
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les militants, ou tribus, « se rassemblent à la fois en raison de principes d’action intimement privés qui ne sont pas évoqués [la part invisible] et pour des motifs affichés collectivement. »
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les gestes, ou rites, qui au-delà de l’activité en elle-même visent à influencer la société.
Ces trois aspects sont indissociables au sein d’une organisation pérenne : le mythe est l’horizon de tout geste ; le geste est le mode d’expression du militant ; et le militant s’associe au partage d’un même mythe. L’auteur résume cette conception de l’organisation par le schéma ci-dessous : chacun des trois sommets (mythe, rites, tribus) est lié aux deux autres, et se caractérise par une part « tangible » (dans le triangle) et une part « immatérielle et infinie » , au-delà de l’organisation à proprement parler (dans le cercle).
« Les outils de gestion de l’entreprise lient de façon rigide les trois pôles mais ils n’ont de prise que sur une faible surface. […] Les outils de gestion du sens […] peuvent agir sur toutes les zones frontières des trois pôles et forment le tissage du lien social. »
(voir schéma p.10)
Schéma de synthèse
L’auteur propose enfin un schéma de synthèse, qui permet, pour chaque hypothèse de trajectoire dans le développement d’une organisation, de visualiser les équilibres qui se forment entre outils de gestion et outils de gestion du sens. Ce schéma permet notamment de visualiser les risques d’explosion de l’organisation en cas de rupture du lien entre les trois pôles, la densité des liens entre les trois pôles, et le degré d’ouverture de l’organisation avec l’extérieur à chaque étape. Il permet également de mieux comprendre les choix qui sont faits par certaines organisations selon leur maturité dans ces processus de mutation et de développement.
(voir schéma p.17)
Au-delà de ce schéma, simplificateur par définition, on peut donc percevoir les implications de cette analyse en termes de gouvernance interne des organisations militantes : les choix opérés en matière de gouvernance résultent de forces internes parfois contradictoires ou difficiles à conjuguer, et qui appellent des solutions et des agencements institutionnels différents selon les étapes de développement des « organisations militantes. »
ROUSSEAU, François : Gérer et militer.
Thèse présentée à l’Ecole Polytechnique, en Economie et Sciences Sociales, spécialité Gestion
2004, 322 pages.
Directeur de thèse : Michel BERRY