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Construire et animer un réseau latino-américain de centres de formation des cadres de la gouvernance

By Pierre Calame

Repenser de façon à la fois globale et concrète la gestion de la société est devenu une priorité reconnue en Amérique latine qui appelle partout une nouvelle formation des futurs cadres de la fonction publique, nourris de l’expérience internationale. D’où l’idée d’une mise en réseau des universités et écoles spécialisées de formation qui préparent ces futures élites (Note écrite à l’issue des rencontres en Colombie, Équateur, Bolivie, Chili, Pérou et Uruguay).

Table of content

Le besoin de renouveler la formation à la gouvernance se fait sentir partout en Amérique latine. Le présent texte propose la création d’un réseau d’instituts latino américains de gouvernance, en quatre grands axes:

  • Les enjeux d’un réseau latino américain de formation à la gouvernance

  • Le cahier des charges et les bases pédagogiques d’une formation commune

  • La gouvernance d’un réseau latino américain

  • Un réseau fondé sur la mutualisation des méthodes et des matériaux pédagogiques

Les enjeux d’un réseau latino américain de formation à la gouvernance

Il y a peu de temps encore, du fait des réactions de nombreux pays latino-américains contre la vision étriquée et normative de la « bonne gouvernance » propagée par certaines institutions internationales, le concept même de gouvernance n’était pas toujours bienvenu, suscitant de la méfiance, en particulier de la part des mouvements sociaux ou des partis de gauche qui voyaient dans la gouvernance le cheval de Troie du néolibéralisme. Les multiples contacts que nous avons noués en Colombie, en Équateur, au Chili, au Pérou, en Uruguay et avec le directeur en charge de la conception de la future école de formation des fonctionnaires en Bolivie ont montré que cette époque était révolue.

Il y a une bonne adhésion à l’intérêt d’un concept large de gouvernance: la capacité globale des sociétés de se gérer, de se mettre d’accord sur les raisons du vivre ensemble, de se fonder sur une éthique commune, de créer les multiples régulations qui permettent à la fois d’assurer la cohésion sociale à l’intérieur, la sécurité face à l’extérieur et l’équilibre entre la société et son environnement.

Mettre en œuvre cette conception globale suppose de prendre ses distances par rapport à une vision trop administrative et cloisonnée de l’action publique, qu’il s’agisse du fonctionnement même de l’État ou des relations entre celui-ci et les différentes collectivités locales. Cette prise de distance, à son tour, demande une réflexion historique sur la manière dont sont nés les systèmes de pensée et les institutions qui nous gouvernent actuellement, parfois sans que nous nous en rendions compte, et une approche comparative pour comprendre à partir de situations très diverses, ce que sont les principes communs de gouvernance qui s’imposent à tous.

A travers les contacts développés par l’Institut de recherche et de débat sur la gouvernance (IRG), contacts amplifiés, approfondis et multipliés à l’occasion de la publication du livre « vers une révolution de la gouvernance, réinventer la démocratie » de multiples réflexions conjointes se sont amorcées : avec l’université Los Andes et l’École supérieure d’administration publique en Colombie, avec l’Université andine Simon Bolivar, la FLACSO et l’Université salésienne en Équateur ; avec la future École de formation des fonctionnaires en Bolivie ; avec l’Université de la mer au Chili ; avec l’Université San Marcos, l’Université Catholica, et l’Université San Martin au Pérou ; avec l’Université de la République et le CLAEH en Uruguay.

Toutes ces institutions ont des formations supérieures à l’action publique. Des contacts nombreux existent déjà entre certaines d’entre elles. L’Université andine Simon Bolivar et la FLACSO sont déjà à vocation multinationale. Mais, dans aucun des cas, la gouvernance n’a été jusqu’à présent mise au centre de la formation, aucune réflexion systématique n’a été entreprise sur la pédagogie propre à la gouvernance, les moyens et outils pédagogiques sont trop rarement mutualisés en commun.

Voilà un défi commun. En travaillant à former sur des bases comparables les futurs cadres de l’action publique, en mettant sur les mêmes bancs d’école, notamment pour la formation permanente, des cadres de la fonction publique d’État venant de différents ministères, des cadres des collectivités locales et des dirigeants des mouvements sociaux on prépare l’avenir à trois titres : en créant une dynamique latino-américaine de formation, l’Amérique Latine se libérera de la dépendance à l’égard des institutions nord américaines ou européennes, qui resteront dominantes tant que les formations latino-américaines seront cloisonnées; les futures élites étant appelées à réfléchir aux mêmes questions fondamentales de gestion des sociétés du 21e siècle, elles contribueront à surmonter les cloisonnements entre les pays d’Amérique Latine; enfin, des apprentissages communs aux fonctionnaires nationaux et locaux et aux dirigeants des mouvements sociaux prépareront une meilleure compréhension mutuelle, nécessaire pour bâtir une gouvernance partenariale.

Le cahier des charges et les bases pédagogiques d’une formation commune

Quelles sont les caractéristiques propres d’une formation supérieure à la gouvernance ?

Elle doit avoir une dimension historique

Pour penser la gouvernance de nos sociétés demain, il faut s’affranchir du carcan des fausses évidences, de l’idée que le fonctionnement actuel de l’État ou de la démocratie est là pour toujours. Pour cela, il faut comprendre comment s’est forgé le cadre de pensée, comment se sont forgées les institutions qui forment notre quotidien. C’est en comprenant les conditions historiques de leur naissance qu’on peut envisager de les transformer aujourd’hui pour s’adapter au nouveau contexte de la société.

Elle est nécessairement comparative

Chaque société est une situation spécifique, née de l’histoire, de sa culture, du niveau de son développement, des caractéristiques de son écosystème. De sorte qu’il est vain de formuler des recettes universelles de gouvernance. Et pourtant, aucune société ne peut se passer de l’expérience des autres. C’est en comparant les expériences que l’on découvre à la fois les principes communs à toutes les formes de gouvernance et la diversité, riche en enseignements, des formes concrètes que cette gouvernance a prises. C’est la comparaison des fonctionnements concrets de la gouvernance locale, de la gouvernance nationale et de la gouvernance mondiale qui permet de découvrir les principes communs de gouvernance et de s’en nourrir pour inventer les solutions de demain.

Elle doit reposer sur des études de cas

La gouvernance ne se comprend qu’en observant des fonctionnements concrets, en analysant des cas. Sinon on s’enferme dans une vision théorique, abstraite. Un travail rigoureux d’élaboration d’études de cas est long et difficile. C’est une vieille tradition dans les masters of business administration (MBA) mais c’est plus nouveau dans le domaine de la gouvernance. A la fois pour l’importance et la difficulté du travail et parce que seule l’approche comparative est formatrice, une bibliothèque d’études de cas doit être un travail conjoint de différents instituts de formation latino-américains. Ce travail sera également nourri par la banque d’expériences internationales que l’Institut de recherche et de débat sur la gouvernance, IRG, a entrepris de constituer.

Elle implique un aller et retour permanent entre réflexion et action

C’est pourquoi il est si difficile de former des étudiants en formation initiale s’ils n’ont pas, dans le cours de leurs études mêmes, l’occasion de faire des stages professionnels leur permettant de réfléchir à des situations concrètes. Une branche de la formation devrait de ce fait être réservée à la formation complémentaire de fonctionnaires appartenant à différentes institutions, à un moment donné de leur carrière, par exemple avant qu’ils ne prennent des responsabilités plus importantes. C’est une pratique générale dans les forces armées mais qui n’existe pas de façon systématique et surtout inter institutionnelle (différents ministères, administrations locales) dans l’administration civile.

Elle peut se structurer autour des principes généraux de gouvernance

Cinq principes généraux ont été dégagés des études comparatives : légitimité et enracinement ; citoyenneté et démocratie ; pertinence et efficacité des dispositifs ; coproduction de biens publics ; place centrale du territoire et articulation des niveaux de gouvernance. Cette structure pédagogique permet en effet de sortir du carcan des approches traditionnelles du droit administratif ou de la science politique en replaçant ces disciplines, par ailleurs indispensables, dans un cadre conceptuel plus large permettant d’aborder à la fois la gouvernance locale et l’administration d’Etat, de traiter des questions locales et des questions internationales.

Elle doit être l’occasion de réfléchir de façon collective aux défis futurs de la société

Ces défis seront le pain quotidien des futurs cadres de la fonction publique. Car le risque, pour la gouvernance, est toujours de regarder en arrière, de concevoir la gestion de la société en fonction des défis d’hier plutôt qu’en fonction des défis de demain.

Elle doit être fondée sur des exercices de créativité collective

Il faut examiner comment mettre en œuvre, dans une grande diversité de situations concrètes, les principes communs de gouvernance. C’est d’abord un exercice d’ingénierie institutionnelle – comment concevoir des institutions qui vont spontanément dans la direction où on veut les faire aller. C’est, aussi, l’occasion de comprendre qu’une transformation institutionnelle ne suffit pas si elle ne s’accompagne de transformations des comportements.

L’objectif des masters latino américains de gouvernance sera de combiner une année commune d’un an, probablement la dernière année, amenant des étudiants d’horizons divers, ingénieurs, juristes, architectes, travailleurs sociaux à acquérir une expérience et une réflexion commune sur la gouvernance, nourrie des différents domaines spécialisés qu’apporte chacun d’eux. Il est en effet particulièrement intéressant de se confronter à des principes communs de gouvernance avec des étudiants dont les uns se destinent à la gestion des systèmes techniques et des réseaux (transports, télécommunications, infrastructures, eau et assainissement) d’autres au management public (gestion des services administratifs, des hôpitaux, des établissements scolaires, des établissements pénitentiaires) et d’autres enfin à l’action sociale

Elle repose sur une organisation en réseau délivrant un diplôme commun

Il existe déjà de nombreuses institutions communes à différents pays latino-américains comme l’Université andine ou la FLACSO. Il ne faut donc pas créer une institution nouvelle mais travailler en réseau, en mutualisant les expériences, les outils pédagogiques et la banque d’études de cas.

La gouvernance d’un réseau latino américain

Ce réseau doit consacrer son énergie à l’échange d’expériences et à la mutualisation des réflexions. Il ne faut pas créer d’institutions nouvelles. Différents cadres de travail en commun existent déjà, soit à l’intérieur du Cono Sur soit dans le cadre de la Communauté Andine des Nations. Il est proposé d’utiliser pour l’organisation du réseau l’expérience des alliances citoyennes, elles-mêmes nées des réflexions plus générales sur la gouvernance. Dans une alliance citoyenne, on crée un petit noyau opérationnel, géré par une association de très peu de membres et une large « Assemblée des alliés ». Le noyau opérationnel tire sa légitimité non d’un contrôle formel par l’ensemble des membres du réseau mais de l’efficacité du service rendu au réseau. Cela permet, dans toutes les dynamiques que nous conduisons, d’éviter de consacrer trop de temps et d’énergie, au nom d’une démocratie souvent illusoire, à la nomination d’un bureau et de délégués, au fonctionnement bureaucratique aux luttes d’influence. Les réseaux étant des dynamiques volontaires, ils ne durent qu’en raison de l’utilité concrète que tire chacun des membres de sa participation au réseau. Ce dispositif permet à l’assemblée des membres du réseau, ici les instituts de formation, de ne pas créer d’association formelle : chacun participe, avec plus ou moins d’intensité, en fonction de ses possibilités et en fonction de l’intérêt qu’il y trouve.

Un réseau fondé sur la mutualisation des méthodes et des matériaux pédagogiques

L’adoption d’un cahier des charges commun pour renouveler l’information aux affaires publiques en élargissant son champ à la gouvernance n’implique pas pour autant une uniformité des formations. Il faut concilier diversité et unité. Le fondement même du réseau c’est l’intérêt de la mutualisation à la fois des méthodes, des outils et des matériaux.

La mutualisation des méthodes

Elle s’impose pour chacun des huit volets du cahier des charges. L’aller et retour entre la réflexion et l’action, la valorisation de l’approche comparative, le travail à partir d’études de cas, tout cela implique des méthodes nouvelles, en particulier la nécessité pour les étudiants, chaque fois que possible en formation permanente plutôt qu’en formation initiale, de procéder eux-mêmes au recueil d’expériences et à la constitution d’études de cas, de mener des « analyses transversales » permettant de dégager des questions constantes, structurelles, derrière la grande diversité des formes concrètes.

La mutualisation des outils et des matériaux pédagogiques nouveaux

Un bon exemple concret peut en être fourni par les conférences nombreuses faites à l’occasion de la présentation de l’édition espagnole du livre « Vers une révolution de la gouvernance ». Chaque conférence a été l’occasion d’aborder un très grand nombre de thèmes tirés de l’ouvrage mais sous forme de séquences courtes. La plupart de ces séquences mettent en scène des questions plus que des réponses : nature de la crise de l’Etat ; signification de la légitimité ; approche historique de la démocratie ; ingénierie institutionnelle ; évaluation des politiques publiques ; rôle instituant de la gouvernance ; etc. Au total, nous disposons de plus de 20 séquences, chacune ne durant guère que 5 minutes. Ces conférences existent ou existeront en français et en espagnol sous forme écrite et plusieurs d’entre elles ont été filmées.

Une séquence filmée de 5 minutes peut être isolée et utilisée comme point de départ d’une réflexion collective des étudiants. Pour cela, elle doit être complétée par une série de questions posées aux étudiants puis par des « matériaux pour aller plus loin ». Chaque séquence peut être aussi une invite pour organiser un atelier collectif d’étudiants, comme ce fut déjà fait avec succès en Colombie à plusieurs reprises, les amenant à réunir une série d’expériences concrètes sur le thème introduit par la séquence. De son côté, IRG / Amérique latine, dont c’est la vocation, peut aussi aider le corps enseignant des Instituts à rechercher des matériaux dans d’autres continents, si possible des études de cas, donnant d’autres éclairages sur le thème introduit par la séquence.

Ainsi, en matière de méthodes, le réseau peut mutualiser des expériences de pédagogie active incluant le recueil et l’analyse collective de cas concrets. En terme de matériaux, les instituts pourront mutualiser d’un côté des réflexions structurées autour des cinq principes fondamentaux de gouvernance et de l’autre une casothèque, sans cesse enrichie par les travaux d’étudiants et à disposition de tous.

 

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