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Un seul critère de qualité pour l’Université : prépare-t-elle les élites dont le monde aura besoin demain ?

Intervention de Pierre Calame à la conférence mondiale sur l’Enseignement supérieur. UNESCO – 7 juillet 2009

By Pierre Calame

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Mesdames, Messieurs, je vais vous parler de qualité de l’enseignement supérieur. En dix minutes, je ne peux guère que vous proposer quelques thèmes de réflexion. Des documents sont disponibles en français, en anglais et en chinois si vous souhaitez prolonger cette réflexion.

1. Les critères de pertinence et de qualité des universités prestigieuses orientent de proche en proche l’ensemble de l’enseignement

En amont de la question de la qualité de l’enseignement supérieur, il y a tout simplement la question de sa pertinence : mesurer la qualité, oui mais en fonction de quoi ? Cette question est aujourd’hui d’autant plus importante que l’enseignement supérieur et la manière dont il est évalué déterminent, de proche en proche, la conception même que l’on a de l’enseignement secondaire et même de l’enseignement primaire.

En effet, plus l’enseignement supérieur se démocratise et plus ses critères d’excellence orientent la nature des autres enseignements. Ce n’était pas le cas quand l’enseignement supérieur ne formait qu’une petite élite tandis que les autres enseignements, plus pratiques et plus directement professionnels, formaient d’autres classes sociales. Qui plus est, du fait du conformisme, ce sont les critères d’excellence des meilleures universités qui, de proche en proche, déterminent la manière dont s’estime elles-mêmes les universités moins cotées.

C’est ce qui donne une dimension dramatique à la mesure de l’excellence. Par beaucoup d’égards, elle traduit le proverbe chinois : « quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». C’est exactement la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, où les critères dits de qualité sont maniés sans précaution. Je crois qu’il faut donc se poser en amont la question : comment apprécie-t-on la pertinence de l’enseignement supérieur et avec quels critères mesurer la qualité ?

2. C’est dans les crises que l’on peut apprécier la pertinence de la formation des élites

Deuxième idée, c’est en réalité face aux crises que l’on peut apprécier la qualité des élites. Dans un grand journal français, Le Monde, un long article était consacré ce week-end à la business school de Harvard, considérée comme le sommet de l’excellence. La question posée par le journal était d’une désarmante simplicité : « comment se fait-il que ces élites n’aient non seulement pas prévu la crise mais de surcroît l’aient provoquée et précipitée ? » et nous voyons alors que dans ce temple de l’excellence on a succombé d’une part à l’illusion technologique et d’autre part à l’illusion du court terme.

Dans une autre grande institution française d’enseignement un forum sur l’entreprenariat était organisé l’an dernier. Dans les conclusions du Forum, elle n’a pas hésité à énoncer une ânerie telle que « l’importance de l’éthique dans l’entreprise c’est le risque réputationnel ! » en d’autres termes, il n’y a d’intérêt à l’éthique que parce que l’entreprise est menacée dans sa réputation. Illustration tragique de la confusion des moyens et des fins dans l’enseignement supérieur.

Si nous regardons nos élites face à la crise actuelle qui ne fait que commencer, jamais l’épaisseur historique, jamais la profondeur philosophique, jamais l’ampleur de la vision, jamais la force des convictions éthiques ne leur ont fait autant défaut. Voilà le meilleur critère de mesure de ce que nous appelons la qualité de l’enseignement supérieur !

3. Prépare-t-on nos élites au monde qui vient ?

Face à une crise semblable, celle de 1929, le grand économiste Meynard Keynes avait écrit : « nos dirigeants politiques sont les esclaves d’économistes morts depuis longtemps et dont ils ne connaissent même pas le nom ». De même aujourd’hui, théories économiques, méthodes scientifiques, conception de l’université, statuts de l’entreprise, structures de l’Etat, modèles de démocratie, rapports entre sciences et sociétés, tout dans nos systèmes de pensée et nos institutions est hérité d’un monde aujourd’hui disparu. D’où la question évidente : prépare-t-on nos élites au monde qui vient ? c’est de mon point de vue la seule mesure possible de la qualité de l’université.

Et cette question se trouve amplifiée par l’inertie propre au système universitaire.

La question qui se pose à l’université n’est pas de savoir de quel profil l’entreprise aura besoin demain. Elle a besoin de savoir de quelles élites on aura besoin dans trente ans, quelles mutations nous aurons à conduire d’ici là. Un professeur d’université forme des étudiants en fonction de la formation de son propre esprit trente ans auparavant et les élites qu’il forme exerceront le maximum de leur pouvoir social trente ans plus tard. Ce qui veut dire que le décalage normal entre le système de pensée que l’on enseigne aux étudiants et le monde auquel ils seront confrontés est de soixante ans ! soixante ans dans un monde en pleine transformation.

Les deux maladies les plus graves du monde contemporain sont l’acratie et la schizophrénie. L’acratie qui s’observe aisément à propos du changement climatique. Acratie voulait dire, selon Aristote, un état d’esprit où l’on sait qu’il faudrait changer et on ne trouve pas en soi-même les moyens de changer. Quant à la schizophrénie, 90 à 95 % des gens font du quotidiennement, fait des contraintes institutionnelles et professionnelles, exactement l’opposé de ce à quoi ils croient.

4. Le cahier des charges de l’enseignement supérieur

C’est donc par rapport à ce défi de la formation des élites nécessaires dans trente ans qu’il faut apprécier la qualité de la formation. J’en prendrai quatre caractéristiques.

Premièrement, nous sommes en face de société non durables. Tout le monde le sait. On le répète dans toutes les conférences internationales. La première chose est de comprendre comment on en est arrivé là. On ne peut donc pas former à une discipline sans proposer une perspective historique, faute de quoi on se borne à produire les exécutants sans cervelle de la société de la connaissance. C’est peut-être, d’ailleurs, la définition fonctionnelle que l’on attend aujourd’hui de l’université dans certains milieux.

Deuxièmement, il faut que les jeunes apprennent la dynamique des systèmes. C’est à l’opposé de la formation disciplinaire. Nos sociétés peuvent être considérées comme ce qu’on appelle des systèmes bio-socio-techniques : elles combinent la dynamique des écosystèmes, la dynamique des systèmes sociaux et la dynamique propre, car ils ont leur autonomie, des systèmes techniques. Il faut donc que nos étudiants puissent combiner ces différentes dimensions et comprendre comment nos sociétés sont déterminées par les évolutions combinées de ces trois dimensions. Le propre d’un système est de combiner stabilité à court terme et évolution à long terme. Il ne peut donc avoir d’enseignement supérieur sans être à la fois capable de restituer la cohérence des systèmes à court terme et la dynamique de leur évolution à long terme.

Il faut troisièmement dans un monde interdépendant apprendre à la fois la diversité et l’unité. Entre particularisme excessif et universalisme émasculateur, il faut apprendre comment nos sociétés sont à la fois et en permanence confrontées à cette double dynamique de diversité et d’unité.

Il faut enfin, et c’est le quatrième point, apprendre l’interdépendance à la fois au plan technique et au plan éthique. L’enseignement, comme tout enseignement digne de ce nom de toute éternité est simultanément un enseignement du savoir et un enseignement du savoir être. Je crois que cette dimension du savoir être a été terriblement sous-estimée depuis quelques décennies.

5. Inscrire l’enseignement dans le temps et dans l’espace mondial

Pour comprendre le monde, la première chose à faire est de sortir du présent perpétuel des évidences assénées. Parce qu’on n’en connaît pas l’histoire, on cultive l’illusion que le monde est ainsi aujourd’hui, qu’il a été le même hier et de ce fait qu’il sera le même demain. Cette myopie est dramatique. J’ai eu l’occasion dans ma longue vie professionnelle d’étudier à la fois l’économie, la monnaie, la gouvernance, les méthodes scientifiques. A chaque fois, je suis impressionné par le fait que l’on n’enseigne pas aux étudiants comment c’est né, dans quelles circonstances, dans quel état de la société. Faute de le comprendre, on prend ce qui est aujourd’hui comme une évidence de toute éternité. Il faut donc premièrement sortir du présent perpétuel. C’est la première caractéristique de la qualité.

Deuxièmement, il faut développer des classes à l’échelle mondiale, relier les différentes universités, s’obliger à comprendre comment d’autres, à l’autre bout du monde, se posent les mêmes questions, sont confrontés finalement aux mêmes défis malgré des contextes extraordinairement différents. C’est le versant « unité du monde » mais, il faut simultanément en vivre la diversité, ensuite la nécessité comparative. Je prends l’exemple du domaine juridique. Un des apports les plus importants de l’anthropologie du droit est d’aller au-delà d’une comparaison entre droit latin et droit anglo-saxon en nous aidant à comprendre comment des sociétés très diverses ont réussi à créer leur propre ordre juridique, leurs propres régulations pour découvrir, au-delà de la diversité infinie des formes concrètes, les fonctions constantes du droit dans la vie en société.

Troisièmement, être au monde et agir sur le monde. Ces deux dimensions sont également importantes au moment où les élites que nous formons devront se confronter à des mutations et à des dilemmes éthiques. Toute personne en responsabilité sociale sera confrontée à des dilemmes et ces dilemmes ne s’abordent que par des études de cas qui aident à s’y préparer. Le propre d’un dilemme c’est qu’au moment où on y est confronté, il est trop tard pour réfléchir. C’est le savoir être qui est alors décisif. Enfin, il faut apprendre des méthodes. Non seulement apprendre à apprendre, comme on dit trop souvent mais, plus fondamentalement, apprendre à penser.

Conclusion

La question majeure de la qualité de l’université d’aujourd’hui, c’est celle par laquelle le philosophe Edgard Morin terminait son rapport sur la réforme des lycées : qui éduquera les éducateurs ?

Comment les futurs professeurs de l’enseignement supérieur sont-ils préparés à comprendre et conduire la mutation de l’université ?

 

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