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L’Union européenne : laboratoire ou modèle de gouvernance ?

La force du modèle européen pour un système de gouvernance mondiale

Par Corinna Jentzsch

mai 2005

Table des matières

A la recherche de visions pour une forme de gouvernance mondiale qui réponde le mieux aux problèmes mondiaux contemporains, aux exigences d’implication de divers acteurs et aux attentes d’une prise de décision démocratique (légitime et efficace), des personnalités américaines autant que chinoises citent l’exemple de l’Union européenne (UE). L’UE a réussi à établir un système de prise de décisions dépassant l’Etat-nation, qui concilie la nécessaire prise de décisions communes (rattraper la mondialisation) et la souveraineté des Etats (légitimer ces décisions). L’exemple de l’UE est ainsi pertinent pour une régulation au niveau mondial, mais aussi au niveau régional, notamment pour l’Union africaine qui a repris le modèle des institutions de l’UE. Peut-on par conséquent parler d’un modèle européen ou plutôt d’un laboratoire de gouvernance, sachant que le processus d’intégration a essuyé un échec avec les « non » français et néerlandais au traité de Constitution européenne ?

Malgré le flou qui entoure le concept de la gouvernance, l’Union européenne représente « l’unique site où s’observe une gouvernance autre que déclarative, incantatoire, imaginaire, à usage d’intimidation, purement théorique ou analytique ou encore vaguement bricolée ; une gouvernance au contraire d’ores et déjà en état de marche et en situation d’invention permanente » (1). L’Europe a en effet réussi à développer un certain nombre de formes d’organisation novatrices dans un monde globalisé. Elle intègre les dimensions économiques et politiques et établit des mécanismes originaux de légitimation de ses décisions (participation des Etats, représentation directe des citoyens, implication des groupes de pression, des juges européens, des organes d’arbitrage (la Commission). Enfin, elle se justifie par ces principes, « la préservation de son modèle de solidarité sociale, un savoir-faire en matière de régulation multilatérale, et un style égalitaire et légaliste qui lui vaut sympathie et influence » (2). En imaginant une « démocratie-monde » (3), Pascal Lamy souligne les leçons de l’Europe pour une communauté internationale (4). Ce dont le système international a besoin, c’est d’une « démocratie alter-nationale » , un système au-delà des Etats qui réussisse à établir une communauté internationale à laquelle les citoyens de différents Etats peuvent adhérer. Des principes européens comme la primauté du droit européen, la subsidiarité, le principe majoritaire et le monopole d’initiative montrent le saut « technologique » de gouvernance en passant d’un système international à un système communautaire.

Néanmoins, du point de vue institutionnel, il est difficile pour certains d’imaginer l’UE en tant que modèle pour une forme de gouvernance mondiale. Selon Philippe Moreau Defarges, l’UE ne conservera pas ce statut « sui generis » entre l’international et le national mais deviendra un quasi-État, c’est-à-dire une entité politique unifiée comparable à un Etat (5). Dans cette optique, l’UE sera toujours associée à un Etat centralisé, à un gouvernement plutôt qu’à la gouvernance. Bertrand Badie illustre que l’UE est un processus très institutionnalisé avec ses mécanismes et ses lieux de pouvoir (lieux de résistance, interaction, contestation du pouvoir) à la différence de l’échelle mondiale marquée par des participations sociales sans cible unifiante (6). Ainsi, d’après Christian Joly, une transposition du modèle européen au niveau mondial aurait pour conséquence d’établir un gouvernement mondial avec des mécanismes institutionnels lourds (7). On est très loin de cela aujourd’hui, cela dépasse même ce que l’on peut envisager. Selon Bertrand Badie, la gouvernance et la démocratisation qui se feraient au niveau mondial seraient d’autant plus difficiles.

De plus, le système de l’UE est adapté à ses propres besoins. Selon Christian Joly, il serait très difficile de le faire fonctionner sur le plan international avec 191 Etats, des problèmes apparaissant déjà à 15 et à 25. Edward Luck, New York, refuse également de considérer l’UE comme un « modèle » pour la gouvernance mondiale, car celui-ci ne serait opérationnel ni à l’échelle mondiale, ni à l’échelle régionale. S’il fonctionne en Europe, c’est parce qu’il repose sur des fondements historiques spécifiques à cette région(8). Par ailleurs, selon Marc Giacomini, la manière dont on aborde les problèmes au sein de l’Union européenne et au sein des Nations Unies est assez différente. La participation des ONG, de la société civile, des entreprises existe au sein de l’UE, mais elle ne prend pas les mêmes formes : il s’agit plus d’une consultation régulière, de lobbying, de l’élaboration d’une législation sur une durée de plusieurs années que d’un débat comme ceux de l’Assemblée générale des Nations Unies(9). Par conséquent, ce modèle n’est pas directement applicable – l’Europe étant un modèle hybride, ni tout à fait interne, ni vraiment international.

Néanmoins, comme l’évoque Pascal Lamy, ce sont les principes de l’UE (qui rendent possible son fonctionnement en tant qu’organisme au-delà des Etats) qui peuvent fonder la gouvernance mondiale, et non pas ses institutions. Si le débat sur le Pacte de Stabilité et de Croissance révèle des « réflexes de puissance » , Philippe Moreau Defarges souligne que l’UE est capable d’intégrer des Etats prêts à accepter ses règles du jeu afin d’éviter une réémergence des guerres entre eux – « l’obstacle à la gouvernance mondiale est en même temps la solution, à savoir l’État » (10). Selon Christian Chavagneux, l’UE est un exemple historique à suivre en raison de l’alliance entre l’intergouvernemental et le fédéral, ainsi que pour sa capacité à répondre aux problèmes qu’elle rencontre au cours de son évolution (11). L’UE constitue probablement un modèle dans le sens où il s’agit d’un espace où la règle commune de droit est importante et où un certain nombre de valeurs sont partagées, notamment en matière de droits de l’Homme. Cette culture commune est assimilée par les nouveaux entrants (12). D’après Christian Joly, ces principes essentiels sont le respect de la règle du droit, qui s’impose aux Etats, et les mécanismes de sanction efficaces (la Cour) qui représentent une très grand avancée par rapport à ce qui existe dans le reste du monde. Il explique qu’on pourrait considérer le principe de subsidiarité comme la solution trouvée au fait qu’un certain nombre de questions doivent être traitées à un niveau plus élevé que celui de l’Etat et qu’on ne saurait y arriver seul. Dans cette optique, « c’est un principe qui relève de la gouvernance et qu’on peut très bien appliquer au niveau international » (13).

Cependant, il s’agit d’être prudent quant à la pertinence de transférer les valeurs européennes au niveau mondial. Selon François de Bernard, l’UE pourrait certes jouer le rôle d’inspirateur à partir des éléments qui fonctionnent en elle, mais son prisme occidental l’empêche de constituer un paradigme pour la gouvernance mondiale (14). André Lewin souligne qu’il est nécessaire de tenir compte d’autres pôles comme la Chine, l’Inde, l’Afrique et le Moyen-Orient lorsque l’on réfléchit à des modèles d’organisation au niveau mondial. Laurence Tubiana doute même que, dans l’UE, l’on soit arrivé à une véritable union de valeurs qui puisse être un modèle pour une communauté mondiale (15). D’après Tubiana, l’on est encore dans une logique procédurale à laquelle manque encore une certaine substance.

D’après Zaki Laïdi, l’Europe doit imposer au reste du monde sa manière de réguler ses problèmes (16). Elle vit une « course de vitesse dans le temps » . Ce laps de temps, d’environ une vingtaine d’années, correspondrait à la réelle émergence de l’Inde, la Chine et la Russie sur la scène mondiale. Or ces pays ne sont pas intéressés par la gouvernance mondiale. D’où le besoin d’exporter l’idée de gouvernance. L’Europe pourrait ainsi assurer sa survie politique, à défaut d’un système politico-militaire suffisant pour imposer sa vision du monde contre ceux qui font de la géopolitique et de la realpolitik comme les Etats-Unis. André Lewin voit dans la gouvernance mondiale une alternative à une conception très unilatérale - américaine- de la gouvernance.

L’Europe se verrait bien comme un « laboratoire » de gouvernance, une source d’inspiration pour la gouvernance mondiale. L’expérience européenne est surtout utile pour les principes d’organisation (subsidiarité, suprématie du droit commun etc.), pour la prise des décisions mondiales et, dans une certaine mesure, pour l’évolution d’autres organisations régionales. Selon Pierre Calame, « ce n’est pas une recette mais un apprentissage » (17). L’Europe met en relief une façon de rassembler des nations diverses et des identités multiples, non pas pour les unifier, mais pour les respecter. Ainsi peut-elle inspirer une gouvernance mondiale répondant au défi de la diversité des peuples dont elle est constituée et guidée par les principes de « political ethics »  : un certain espace public international (Habermas) comprenant les différents attitudes, discours et actions, avec des principes d’inclusion, de participation, de transparence, de tolérance, de diversité et d’autres niveaux de gouvernance légitimes(18). Au fond, le problème du modèle européen réside d’abord dans le fait que l’UE elle-même ne répond pas encore à son ambition : la transposition de son modèle au niveau mondial correspondrait donc en réalité à une « EUtopia » (19).

Notes

(1) HERMET, Guy, « La gouvernance serait-elle le nom de l’après-démocratie ?  » . In : Guy Hermet, Ali Kazancigil, Jean-François Prud’homme, La gouvernance. Un concept et ses applications. Karthala, Paris, 2005, pp. 17-48.

(2) ANDREANI, Gilles, « Gouvernance globale : origines d’une idée » In : Politique étrangère, juillet-septembre 2001, nº 3, pp. 549-568.

(3) LAMY, Pascal, La démocratie-monde: pour une autre gouvernance mondiale. Paris : Seuil, 2004.

(4) Idem.

(5) Entretien avec Philippe Moreau Defarges, 6 avril 2005, Paris.

(6) Entretien avec Bertrand Badie, 21 avril 2005, Paris.

(7) Entretien avec Christian Joly, 26 avril 2005, Washington.

(8) Entretien avec Edward Luck, 15 avril 2005, New York.

(9) Entretien avec Marc Giacomini, 15 avril 2005, Genève.

(10)Entretien avec Philippe Moreau Defarges, 6 avril 2005, Paris.

(11)Entretien avec Christian Chavagneux, 20 avril 2005, Paris.

(12)Entretien avec André Lewin, 18 mai 2005, Paris.

(13)Entretien avec Christian Chavagneux, 20 avril 2005, Paris.

(14)Entretien avec François de Bernard, 14 avril 2005, Paris.

(15)Entretien avec Laurence Tubiana, 7 avril 2005, Paris.

(16)Entretien avec Zaki Laïdi, 6 avril 2005, Paris.

(17)Entretien avec Pierre Calame, 25 avril 2005, Paris.

(18)HOWSE , Robert, NICOLAÏDIS, Kalypso, « ‘This is my EUtopia …’: Narrative as Power » . In : Journal of Common Market Studies, 2002, vol. 40, nº 4, pp. 782.

(19)Idem.