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Chapitre d’ouvrage

Partie 1.1 - Sources de légitimité du pouvoir / Synthèse des débats

Ouvrage(s) : Parcours international de débat et propositions sur la gouvernance, International Meeting Process for debate and proposals on governance

Mot-clés :

Table des matières

(Traduit de l’anglais)

La légitimité du pouvoir repose sur de multiples sources de légitimité. Comprendre au mieux la gouvernance d’un pays, celle de l’État aussi bien que celle de la société, suppose d’identifier quelles sont les sources de légitimité qui entrent en résonance avec les conceptions du pouvoir au sein de la population et qui contribuent le mieux à l’élaboration d’un imaginaire et d’un corpus de valeurs commun. Aussi la première session a-t-elle été consacrée à l’analyse des trois principales sources de légitimité du pouvoir que sont, en Afrique australe, les guerres de libération, la religion et les traditions. Pour les besoins du colloque, ces trois sources de légitimité ont été ramenées à deux : guerres de libération d’un côté, religion et traditions de l’autre. Cela se justifie d’ailleurs par le fait que traditions et religions participent d’un même type de légitimité, cette légitimité qui trouve sa source dans les « croyances », quelle qu’en soit la nature. On pourrait certes objecter que les luttes de libération nationale, dès lors qu’elles mettent en jeu des valeurs (de sacrifice, de liberté, etc.) qui parlent à l’imaginaire collectif, participent elles aussi d’une légitimité ayant son origine dans les « croyances ». Cela démontre que si les classifications sont utiles à l’analyse, les choses sont plus mélangées dans la réalité, de sorte qu’au final, ce sont moins les catégories qui comptent que leurs interactions. Enfin, il apparaît naturel, eu égard au rôle éminent qui fut historiquement le leur dans la région, d’analyser en premier lieu la légitimité propre aux mouvements de libération.

Les mouvements de libération

Parmi les cinq pays représentés à ce colloque, quatre sont actuellement dirigés par des partis politiques issus d’anciens mouvements de libération. Ce simple constat suffit à révéler la spécificité des pays de la région, laquelle n’est pas sans avoir d’incidence sur le cadre institutionnel et l’appropriation du pouvoir dans ces pays. Les mouvements de libération constituent en effet un phénomène historique et sociologique Parcours de débats et de propositions sur la gouvernance en Afrique central dans cette région d’Afrique. Il est certes incontestable que ces mouvements, pour le dire comme Dominique Darbon, « ont joué un rôle pionnier dans l’arrachement des peuples à l’autoritarisme et à la férule coloniale ». Cela pour dire que les mouvements de libération et leurs chefs ont indubitablement bénéficié d’un soutien franc et massif de la part de leurs peuples respectifs, eu égard au rôle politique et historique qu’ils ont joué.

Les fondements de la légitimité des mouvements de libération : des valeurs partagées de liberté, d’équité, etc.

Comme le souligne Assane Mbaye, plusieurs décennies après que les guerres de libération eurent pris fin, la légitimité des partis politiques et des leaders émanant de mouvements de libération « continue de reposer sur les valeurs héritées de ces mêmes mouvements. La question est dès lors la suivante : comment ces valeurs peuvent-elles survivre aux figures qui les ont portées ? ». Ou encore : ces valeurs peuvent-elles encore constituer la source à laquelle les mouvements de libération et leurs leaders puisent leur légitimité ?

Lors de son intervention, le révérend Ngeno Nakamhela a souligné combien le fait d’avoir été personnellement impliqué dans ces mouvements constitue un ciment déterminant permettant de créer des valeurs communes. Selon lui en effet, « les mouvements de libération furent essentiellement nourris par les aspirations des populations ». Et de poursuivre en disant que « les leaders de ces mouvements de libération ont risqué leur vie ensemble, avec d’autres personnes, ce qui a donné naissance à un fort sentiment de solidarité ». Le Mozambique et la Namibie vont d’ailleurs plus loin encore, qui incluent des références à cette lutte de libération jusque dans leurs Constitutions respectives. Comme le souligne le professeur Mbata Mangu, « il n’est pas jusqu’à la couleur rouge apparaissant sur le drapeau national dont la Constitution mozambicaine ne dispose qu’elle symbolise la résistance séculaire au colonialisme, la lutte armée de libération nationale et la défense de la souveraineté ». La Constitution en tire d’ailleurs les conséquences « en accordant des droits spécifiques à ceux qui ont donné leur vie pour la cause de l’indépendance ». En Namibie, de même, un amendement à la Constitution rappelle implicitement le contexte dans lequel la lutte pour la libération fut menée. A cet égard, il est relevé que les leaders post-indépendantistes ont souvent le sentiment que leur sacrifice leur donne légitimement le « droit de gouverner ». Deux exemples particulièrement éclairants en furent donnés durant le colloque, à partir des cas namibien et mozambicain. Ressortissant du Zimbabwe, Mujodzi Mutandiri affirme en effet que « a nation est priée de se rassembler autour du thème ‘’nous vous avons libérés’’ », constatant qu’il existe, dans les premières années de l’indépendance, « des entreprises en vue de donner naissance à de véritables héros, presque des dieux, qu’ensuite il devient impossible de contester eu égard aux sacrifices consentis par eux pour libérer le pays ». Il est exact, au surplus, que ces hommes ont fermement défendu les principes démocratiques ainsi que la diffusion des valeurs de liberté individuelle, d’égalité et de dignité humaine. C’est donc à raison, du moins dans un premier temps, que ces mouvements, leurs membres et leurs chefs se sont attirés un grand respect et une popularité dont ils avaient bien mérité.

Les mouvements de libération et les partis politiques qui en sont issus reposent-ils sur les mêmes sources de légitimité ?

On constate que la légitimité dont jouissent les mouvements de libération est progressivement remise en cause par la réalité de l’exercice du pouvoir politique. Il a été en effet souligné combien ces mouvements ont eu du mal à se transformer en authentiques partis politiques, et combien ils ont une tendance naturelle à devenir des « partis-État ». La reprise par les partis politiques des valeurs que les mouvements de libération dont ils émanent avaient portées suscita bien souvent une grande déception, tout comme la prétendue transposition de ces valeurs dans les politiques publiques qu’ils ont définies. Paul Hoffman a même qualifié ce phénomène de détournement du pouvoir par l’élite des mouvements de libération. Ceux-ci auraient ainsi commis un pas de trop, nous dit Roger Southall, pour lequel il existe un « risque de confusion entre le régime établi par l’élite actuellement aux affaires et le régime oppresseur qui occupait auparavant le pouvoir ». Les intervenants s’accordent toutefois à reconnaître que la transformation de ces mouvements en partis politiques démocratiques n’est pas encore achevée. Et les mêmes de nourrir des interrogations légitimes quant à l’avenir, dans la mesure où ces mouvements « n’ont rien accompli d’autre qu’obtenir l’indépendance » et « ont hérité d’un État qu’ils n’avaient pas la capacité de gérer ». Simon Kobedi, pour sa part, souligne l’urgente nécessité de mettre en place des contre-pouvoirs, dès lors qu’en pratique, le « pouvoir du peuple » et la participation de celui-ci au processus politique s’avèrent limités, quoiqu’à des degrés divers dans la plupart des pays concernés.

Ces différents échanges ont conduit les participants à rappeler le caractère à la fois pragmatique et dynamique de la légitimité. Comme le résume très bien le professeur Dominique Darbon, ces débats révèlent en effet qu’une légitimité donnée n’a pas vocation à durer éternellement, dans la mesure où elle est « fondée sur de simples croyances et représentations qui, à un moment donné, conduisent les hommes à accepter ou à rejeter tel ou tel pouvoir ». Lorsqu’en effet le décalage entre les valeurs propres à un certain type de légitimité et la réalité est trop important, l’assise du pouvoir politique s’en trouve compromise. Il ressort également des débats une inquiétude importante quant au comportement actuel des mouvements de libération devenus partis-État. Les participants s’interrogent notamment sur le fait de savoir si la seule participation aux luttes de libération suffit à accorder aux leaders et mouvements qui y ont pris part un droit imprescriptible à diriger leur pays. À cette question, la réponse donnée fut claire : l’histoire ne saurait servir de prétexte à s’approprier le pouvoir ad vitam aeternam. Une fois la lutte achevée et les buts de celle-ci atteints, les mouvements de libération deviennent en effet des organisations sociales et politiques comme les autres qui se doivent d’obéir à la règle commune qu’ils ont contribué à définir. Les leaders et organisations qui se sont impliqués activement dans les guerres de libération ont en effet joué un rôle essentiel dans la création d’un ordre politique et constitutionnel nouveau, plus égalitaire et plus juste. Une fois cet ordre nouveau établi et gravé dans le marbre d’une Constitution, ces organisations, comme n’importe quelle autre, se doivent de le respecter et de s’y conformer. Elles ne sauraient se prévaloir d’avantages politiques particuliers ni exiger un droit inaliénable à l’exercice du pouvoir. Pourtant, ces mouvements de libération et leurs chefs continuent de correspondre à l’idée que la population se fait du pouvoir, ce qui n’empêche pas un nombre toujours plus important de gens de contester que cette «histoire sacrée» de la libération puisse, encore aujourd’hui, servir de catalyseur à la légitimité du pouvoir. Mais alors, sur quoi d’autre cette légitimité peut-elle bien reposer?

S’il est fréquent pour les hommes politiques de faire référence au rôle qu’ils ont joué dans la lutte pour la libération lors des campagnes électorales, le nombre des personnes ayant pris part à celle-ci ne cesse de s’amenuiser avec le temps. Mais plus encore, nous rappelle Roger Southall, « les préoccupations des gens ont changé ». Ce constat est partagé par Monjozi Mutandiri, qui souligne que les questions de développement se substituent de plus en plus aux thèmes liés à la libération nationale. On peut alors se demander si les hommes politiques ont vraiment la capacité de renouveler ou de réinventer leur discours et les fondements de leur légitimité. Le risque est grand de voir un parti dominant s’arroger l’exclusivité des idéaux de la lutte, et d’accuser les opposants politiques d’être infidèles à ces derniers. Comme l’explique Nozipho Kwenaite, « les mouvements de libération revendiquent de s’exprimer au nom de tous (…) et ne tolèrent aucune critique venant de l’extérieur ». « Les gens sont vilipendés s’ils n’appartiennent pas au mouvement de libération ». Pour sa part, Pauline Dempers fait référence au « risque de se retrouver dans un système qui cherche à se maintenir uniquement grâce à la légitimité qui l’a conduit au pouvoir ». Le révérend Ngeno Nakamhela mentionne lui aussi le « risque que les nouvelles générations deviennent otages du temps de l’indépendance (…) alors même qu’elles ne se sentent aucune loyauté à l’égard des combattants de la libération et aspirent simplement à une vie plus sûre ». Roger Southall rappelle quant à lui qu’il est « important de défier le monopole de la légitimité » qu’ont acquis les mouvements de libération dont, précise-t-il, «nous parlons souvent comme s’il s’agissait d’une religion politique, (…) l’ANC étant par exemple considéré comme une Eglise». C’est pourquoi il importe, selon lui, de « désacraliser et désanctifier les mouvements de libération » à l’heure où le vocabulaire religieux est utilisé pour réécrire l’histoire sacrée de ces mouvements. Par où l’on voit que, au-delà de l’héritage historique des guerres de libération, la légitimité politique puise également à des sources plus durables, parmi lesquelles la religion et la tradition, dont on observe qu’elles jouent un rôle important dans la région.

La religion

En Afrique en général et dans le sud du continent en particulier, la religion constitue une source importante de légitimité du pouvoir. Elle a, du reste, joué un rôle majeur durant les luttes de libération en permettant à la fois d’ôter leur légitimité aux autorités de l’apartheid et de galvaniser les organisations de la société civile. Les cas relevés dans les pays de la région (comme le Mozambique, le Zimbabwe ou la Namibie) ainsi que dans la plupart des pays africains révèlent l’importance du rôle dévolu à la religion. Aussi bien les religions sont-elles apparues durant le colloque comme le meilleur vecteur de légitimation du pouvoir mais aussi comme un instrument servant à contester un pouvoir qui n’agirait plus en conformité avec les valeurs qu’il est censé défendre.

La religion comme moyen de renforcer la légitimité politique : usages et abus

Tant qu’a duré la lutte contre le pouvoir d’une minorité, nous explique le révérend Ngeno Nakamhela, les organisations religieuses et de libération se sont montrées en phase avec leur message. En ce temps-là, les églises étaient hautement politisées, et apportaient un soutien important aux mouvements de libération. Le révérend Ngeno Nakamhela rappelle le rôle bénéfique joué par ces églises pour parvenir à une certaine cohésion sociale en fournissant un patrimoine moral commun à l’ensemble de la population. Il ajoute par ailleurs qu’en matière de religion, « ce ne sont pas tant les rites qui comptent que les dialogues qu’ils permettent d’établir les yeux dans les yeux ». « La légitimité d’un leader spirituel, explique-t-il, découle de son rôle concret au sein de la communauté, bien plus que d’aucune institution religieuse ». S’il estime qu’il existe une continuité entre le rôle bénéfique joué par les églises dans le passé et celui qu’elles peuvent jouer dans la sphère politique actuelle, cela ne l’empêche pas de critiquer la façon dont la religion est utilisée à des fins politiques et de déplorer le peu d’espace laissé aux autorités religieuses dans les affaires publiques.

Émerge également des débats l’idée selon laquelle la religion, source de légitimité, peut également jouer contre le pouvoir politique, quand bien même celui-ci possède une légitimité constitutionnelle et démocratique. Ce peut être le cas parce que le discours religieux s’est abîmé dans l’extrémisme (le mélange entre le politique et le religieux comportant en effet un risque important de dérive fondamentaliste) ou bien encore parce que la religion est l’objet d’une instrumentalisation. On touche là à des aspects nettement moins positifs du rapport entre religion et politique. Là où l’Europe s’est sécularisée au cours du siècle écoulé, on observe la tendance inverse en Afrique australe. Quelles sont, dans ce contexte, les conséquences des liens formels et informels unissant la religion au champ politique ? Prenant l’exemple des mouvements de libération, Roger Southall explique d’ailleurs que ceux-ci «se définissent eux-mêmes au moyen d’un vocabulaire religieux, et ne sont des organisations laïques qu’en apparence». Considérant qu’ «ils ont une mission historique», ces mouvements «revendiquent un droit [quasi divin] à l’exercice du pouvoir». L’expression de «leaders charismatiques» est d’ailleurs «largement employée par les journalistes» pour les désigner. Le charisme, selon la définition qu’en donne Max Weber, est un don du ciel, ce qui, selon Southall, explique que « les dirigeants se prennent presque pour des dieux » ou encore qu’ils se nomment eux-mêmes les « pères de la nation ». Il souligne également le danger que ces «gouvernements hybrides», «combinaison de religion et de politique», ne mènent au fondamentalisme. Camille Kuyu répond, comme en écho, à cette préoccupation en affirmant que « de nombreux hommes politiques cherchent à instrumentaliser les mouvements religieux dans le but de renforcer leur propre légitimité », ce qu’il considère comme une dérive. Tel est notamment le cas des mouvements de libération dont il a été question durant la première session du colloque. Roger Southall insiste enfin sur le fait que « la laïcité ne possède pas de racines profondes dans la société » et qu’il existe une «tension entre la religion et les partis issus des mouvements de libération», tout comme il existe une même «tension entre l’Eglise et l’État».

La religion comme substitut à l’État pour satisfaire les attentes et les besoins de la population

Le mot de religion englobe tout un éventail de croyances, de dénominations et de conceptions dont le foisonnement peut conduire à une certaine insécurité politique ainsi qu’à des tensions entre les citoyens. Au cours des débats, les participants se sont rejoints sur le fait que les nouveaux mouvements religieux (chrétiens) acquièrent une importance croissante en Afrique australe. Plusieurs d’entre eux s’accordent à dire que la popularité croissante de ces nouveaux chefs et mouvements religieux trouve au moins pour partie son explication dans les attentes insatisfaites de la population. Ces religions nouvelles constituent, là où l’État s’avère défaillant, un nouveau cadre à l’élaboration des normes sociales. Les institutions religieuses classiques elles-mêmes se retrouvent mises au défi par ces nouveaux mouvements. Comme l’a montré Camille Kuyu, « ce ne sont pas les grandes religions (monothéistes), rejetées par la population, qui détiennent le pouvoir au Congo. (…) De nouveaux mouvements religieux, tels que le pentecôtisme, occupent une véritable position de pouvoir. Ils ouvrent la voie à des formes nouvelles de sociabilité et énoncent de nouvelles normes. En tant que tels, ils sont essentiels à la reconstruction du Congo ». « Les gens trouvent dans ces cadres religieux les solutions à leurs problèmes (sanitaires, sociaux, etc.). Le pasteur représente une autorité véritablement populaire bien plus qu’institutionnelle et fondée sur les rites ». S’ils sont particulièrement populaires en République Démocratique du Congo, ces mouvements ont également leur siège à proximité même du bâtiment où se tient le colloque. La ville de Limpopo héberge en effet le siège de l’Eglise chrétienne de Sion, qui est la plus grande église d’origine africaine en Afrique australe, et qui constitue un lieu de pèlerinage annuel pour des milliers de fidèles. On comprend mieux que, comme l’affirme Roger Southall, les religions soient plus populaires que les Constitutions car elles savent mieux répondre aux besoins des populations que ne le font les États.

Les traditions

Les traditions, ou plus exactement le lien entre tradition et modernité, ont constitué un thème central des débats qui se sont déroulés lors du colloque de Bamako, au Mali, en 2007. Ici encore, il ressort des échanges menés que la tradition constitue une source majeure de légitimité ainsi qu’un vecteur important pour la production d’un imaginaire collectif et d’un patrimoine de valeurs communes. Comme le rappelle le professeur Dominique Darbon, la notion de tradition recouvre un vaste et complexe éventail de croyances et se trouve au fondement d’organisations politiques et sociales elles aussi fort différentes.

Les fondements de la tradition comme source de légitimité

Durant le colloque, le « chef » Lerotholi du Lesotho a explicitement demandé à ses interlocuteurs de s’adresser à lui en utilisant le terme « morena » plutôt que « chef ». Cette insistance à utiliser un vocable africain plutôt que le terme anglais évoquant la colonisation et l’apartheid permet mieux que toute autre chose d’attirer l’attention sur le contexte dans lequel doit être abordée la question des autorités traditionnelles. En commençant son propos par l’affirmation « je suis le chef car je suis le fils aîné de mon père » et « nous, les chefs traditionnels, existons par la volonté du peuple », le chef Lerotholi entend clairement souligner que la légitimité des chefs traditionnels ne peut être mise en doute dès lors qu’elle a sa source dans le peuple lui-même. Il en tire la conclusion que « le jour où le peuple ne voudra plus de moi, je m’en irai ». Il insiste également sur le fait que les chefs vivent « au milieu » de leur peuple, qu’ils le gouvernent et qu’ils en traduisent l’attachement aux valeurs du collectivisme (« Je ne suis pas différent de mon peuple »). Ce faisant, souligne-t-il, les chefs traditionnels contribuent de façon déterminante à assurer une certaine unité (« les animaux et la terre appartiennent au chef, et ce qui appartient à celui-ci appartient aussi au peuple »).

En Afrique australe, le rôle joué par la tradition, les organisations et les chefs traditionnels est souligné aussi bien par ces derniers que par les autres intervenants, les uns et les autres s’accordant à reconnaître la qualité de leur participation aux institutions, leur rôle au sein de la société et l’importance des règles coutumières dans la vie de ces mêmes sociétés. La tradition constitue dès lors un atout grâce auquel les chefs traditionnels peuvent asseoir leur rôle social, contribuer à la régulation des différents pans de la société et prendre part à l’élaboration des politiques publiques, via leurs propres organisations et leur aptitude à agir comme des groupes de pression. Ils revêtent une grande importance pour une bonne part de la population, en particulier dans les zones rurales et au niveau local, et se sont vus reconnaître par la loi un certain nombre de prérogatives à l’égard des communautés au sein desquelles ils sont impliqués.

Bien que les chefs traditionnels soient partiellement intégrés dans l’ordonnancement juridique moderne, il demeure toutefois, comme le souligne Roger Southall, « une certaine tension entre le système constitutionnel et l’autorité traditionnelle africaine ». Cette tension affleure, du reste, dans les propos de Morena Lerotholi, notamment lorsque celui-ci se plaint que ses pouvoirs soient limités du fait de la Constitution. Selon lui, « les chefs devraient par principe siéger au Sénat sans devoir pour cela passer par les urnes ». « Ils devraient également avoir le droit d’arrêter les criminels, même sans mandat », « à défaut de quoi le gouvernement est obligé d’engager plus de policiers pour ne pas avoir à dépendre des chefs en matière judiciaire ».

De son côté, Manene Tabane se réfère à une autre source de tensions, que Morena Lerotholi avait également abordée, à savoir le conflit entre les valeurs morales traditionnelles et les règles et droits garantis par la Constitution. Le principe d’égalité, fondement du système « un homme, un vote », heurte frontalement des sociétés où les droits et les responsabilités découlent d’un pur rapport hiérarchique. En témoignent les paroles de Morena Lerotholi, pour qui « les chefs n’accepteront jamais de se soumettre au verdict des urnes ». Cette tension entre valeurs traditionnelles et principes issus de la Constitution trouve une autre illustration avec les lois relatives aux droits des femmes, des enfants et des homosexuels. Même si, en cas de conflit entre normes constitutionnelles et normes traditionnelles, les premières doivent prévaloir sur les secondes, il ne résulte pas moins de ces conflits une certaine atteinte à la légitimité de la Constitution.

 

Mouvements de libération, religion et tradition forment ainsi trois sources importantes de légitimité, à la fois dans l’imaginaire collectif et la pratique du pouvoir. La coexistence de ces différentes formes de légitimité est faite de compétition, de mélange, de complémentarité et, parfois, d’hybridation. Elles sont présentes dans le cœur et l’esprit de tout citoyen, dans des proportions qui varient selon son statut (sexuel, familial, social, professionnel, etc.), mais aussi selon qu’il peut trouver en elles un moyen de satisfaire ses attentes matérielles et symboliques. Pour être légitime, le pouvoir doit se montrer attentif à ces différentes formes de légitimité et, plus encore, s’efforcer d’en être l’incarnation. Les deux sessions suivantes du colloque sont consacrées à l’analyse de ces questions, l’une s’intéressant à la place des Constitutions (autre source de légitimité), et l’autre à la question foncière.