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Chapitre d’ouvrage

Partie II - L’articulation des sources de légitimité

Ouvrage(s) : Parcours international de propositions et de débat sur la gouvernance

Mot-clés :

Table des matières

La partie précédente a abordé les principales sources de légitimité du pouvoir en Afrique centrale ressorties au cours des débats. Il s’agit maintenant de comprendre comment ces sources s’articulent entre elles pour construire la légitimité interne du pouvoir politique et dépasser les blocages de gouvernance. Pour cela, les intervenants ont souligné la nécessité de penser les sociétés d’Afrique centrale dans leur complexité. C’est tout l’enjeu des présents développements que de passer en revue les différents modes d’articulation que les débats ont permis de mettre en lumière. Nous verrons ainsi qu’ils s’ordonnent suivant quatre grandes logiques : d’ajustement, de substitution, d’instrumentalisation et de confrontation. La question foncière permettra enfin d’illustrer ces modalités, et notamment la logique de confrontation, à travers un cas concret.

Les différents modes d’articulation des sources de légitimité

Ces quatre modes d’articulation ne prétendent pas à l’exhaustivité. Mis en lumière à l’écoute de ces débats, ils donnent des clefs de compréhension de l’équilibre instable, pour ne pas dire du déséquilibre, que connaît la sous-région. Ils disent en creux les raisons de la crise du politique et des crises politiques.

L’ajustement, vecteur de tensions entre tradition et modernité

Nous entendons par ce terme d’ajustement le fait pour une source de légitimité d’être placée, de manière contrainte ou délibérée, sous la domination d’une autre source de légitimité. Cette question a notamment été l’occasion d’une discussion sur la fonctionnarisation des autorités traditionnelles. En République centrafricaine, les chefferies traditionnelles qui étaient de plein pouvoir – les chefs « avaient même le droit de vie et de mort sur leurs sujets », ont été transformées en une chefferie administrative par la colonisation : « L’administration coloniale nommait les chefs de village, de canton et même de province, les rétribuait et leur donnait la possibilité d’être des juges de 1er degré. Ils pouvaient percevoir les impôts. C’étaient donc des auxiliaires de l’Administration. »

Cet ajustement  contraint en l’occurrence  des autorités traditionnelles au colonisateur a été bien souvent entériné et prolongé par les nouveaux États indépendants. On a ainsi rappelé qu’en République démocratique du Congo la nouvelle constitution dispose que « l’autorité coutumière est dévolue conformément à la coutume locale pour autant que celle-ci ne soit pas contraire à la constitution, à la loi et à l’ordre public ». Au Congo, les chefs traditionnels représentaient le parti marxiste léniniste jusqu’à ce que, trente ans plus tard, la conférence nationale les réhabilite « car il fallait faire venir ces sources de légitimité ». Mais en réalité, aujourd’hui, alors qu’il y a des règles traditionnelles, c’est bien « le pouvoir qui choisit sans tenir compte de ces règles : le gouvernement adoube les chefs car avec eux, il est sûr de contrôler le pouvoir ». Enfin, il a été dit qu’il arrive aujourd’hui en Afrique centrale « qu’on mette en prison des personnes exerçant des rites initiatiques, alors que les fétiches sont les bases traditionnelles de notre culture ». Ce sont là autant d’éléments qui militent pour affirmer que, volontairement ou non, les chefs traditionnels en viennent à « s’ajuster » aux pouvoirs en place pour ne pas être écartés, pour gagner des sources de revenus, ou pour continuer tout simplement à exercer leurs fonctions. On pourrait presque parler dans une certaine mesure, davantage que « d’ajustement », d’un « assujettissement » qui expliquerait en grande partie les tensions entre la tradition et l’État.

La substitution de l’État par les Églises

Par « substitution », nous voulons parler des cas où, face à l’inaction ou l’inefficacité des institutions publiques, d’autres acteurs remplissent les missions incombant en principe à ces dernières. L’Église catholique est en première ligne dans cette démarche puisqu’elle bénéficie, comme nous l’avons expliqué plus haut, d’un réseau de fidèles, de structures, de moyens et de l’appui de sa hié­rarchie, le cas échéant en dehors même du continent africain. Ainsi, en République démocratique du Congo, elle développe tout un panel d’activités qui relèvent, en toute logique, de sa démarche pastorale ou pourraient être assimilables à une mobilisation de la société civile. La démarche « empiète » sur les compétences étatiques, parfois sur le registre de la compétition. Certaines de ces activités consistent par exemple à aider les personnes vulnérables par la formation en gestion pacifique des conflits, la promotion des droits humains, la lutte contre l’impunité, la réhabilitation des infrastructures et la relance des capacités productives des communautés, le plaidoyer pour la paix dans le pays et dans la sous-région des Grands Lacs auprès des décideurs internationaux, nationaux et régionaux. De 2002 à 2004, l’Épiscopat congolais a lancé deux projets complémentaires de formation conjointe des animateurs paroissiaux et des agents locaux des services de l’État et de construction de la paix en République démocratique du Congo pour atténuer l’impact de la guerre, avec l’appui de ses partenaires. Puis, de 2004 à 2006, ce même Épiscopat a travaillé sur la préparation des populations aux élections. Il encourage également les laïcs à « embrasser la carrière politique pour s’assumer et promouvoir un leadership responsable à la lumière de la doctrine sociale de l’Église ». Autant dire que l’Église catholique de République démocratique du Congo se montre très active, souvent en situation de quasi-substitution à l’État, activisme qui n’est pas sans susciter des réactions de la part de ce dernier : « Devant les initiatives multisectorielles qui émanent de diverses Églises, les hommes au pouvoir cherchent soit à s’allier les religions à leurs causes, soit à limiter le débordement ou carrément étouffer le leadership religieux, soit encore ils développent des stratégies bénignes de contournement. »

L’instrumentalisation croisée, moyen d’atteindre ses objectifs particuliers

On entend ici les démarches par lesquelles, le porteur d’une source de légitimité se sert d’une autre source pour conquérir ou conserver un pouvoir politique. C’est sans doute là où la réciprocité est la plus forte – sans que les effets soient pour autant proportionnels – puisque l’on observe des « instrumentalisations croisées » qui, une fois de plus, font intervenir tradition, religions et pouvoir politique.

« Il y a souvent en Afrique une sorte de récupération de la sacralité par les dirigeants, phénomène permanent », a déclaré un intervenant : « En s’alliant les chefs traditionnels qui ont en même temps le pouvoir sacré, les dirigeants politiques espèrent récupérer les faveurs de leurs sujets. Les dirigeants au pouvoir s’auto-légitiment grâce aux croyances qui voient dans le chef un personnage sacré, revêtu d’une mission des ancêtres et de Dieu. […] Du temps de Mobutu par exemple, le recours à l’authenticité a constitué un mélange idéologico-religieux pour asseoir un pouvoir qui se fondait sur une obéissance absolue au chef. Même à l’heure des démocraties fragiles, les dirigeants ont recours aux considérations des croyances véhiculées par les religions traditionnelles pour asseoir le pouvoir sur l’imaginaire collectif qui voit dans le chef un homme investi par Dieu et protégé par les ancêtres, auscultant l’idée du pouvoir émanant du peuple. »

Les religions « institutionnelles » sont également instrumentalisées par les politiques. L’enjeu de voir dans la religion une source de légitimité théocratique, un instrument du pouvoir ou du moins une réalité manipulable pour la cause du pouvoir se renforce en Afrique centrale et partout ailleurs en Afrique. Les religions représentent une alternative devant l’incapacité des gouvernants à apporter des réponses aux besoins vitaux de la population. Mais elles peuvent aussi utiliser à leur tour le pouvoir politique. Au Tchad par exemple, elles sont ainsi parvenues à bloquer la réforme du Code de la famille, sans que le président ait pu infléchir leur décision.

On a évoqué également le cas des Conférences nationales qui, présentées comme des moments de refondation de la gouvernance de différents pays, sont souvent apparues comme des tentatives de rétablissement de liens forts entre la politique et la religion, entre le pouvoir et le sacré. Les conférences étaient en effet souvent présidées par des prélats et fonctionnaient sur un mode quasi religieux : « D’une certaine manière, on confessait les pêchés du passé avant de les expier et de pouvoir envisager une société nouvelle ». Pour un intervenant, ce serait là un argument pour refonder la gouvernance « à partir du religieux » dans l’idée d’agir sur le « socle de production de la confiance ». Mais, pour un autre intervenant – pourtant homme d’Église –, « les symboles de confiance ne se réduisent pas seulement à la foi : un dirigeant qui dirige bien la société peut symboliser la confiance. »

La confrontation et la remise en cause de l’autorité étatique

Il arrive que l’on observe une séparation totale entre différentes légitimités qui, parfois même, vont jusqu’à la confrontation. Des mouvements de révolte contre l’autorité établie sont ainsi organisés au nom de convictions religieuses traditionnelles aux contours parfois idéologico-

mystiques et syncrétistes. Certains, comme la secte Bundu Dia Kongo dans le Bas-Congo en 2008, se légitiment dans leur confrontation à l’État à partir de croyances et pratiques mystico-religieuses héritées des religions traditionnelles africaines.

Mais c’est la question foncière, hautement sensible en Afrique centrale, qui était au centre des débats car elle cristallise les plus forts indices de confrontation entre sources de légitimité.

Le foncier : terre de discorde, d’insécurité et d’inégalité

La diversité des intervenants venus de nombreux pays a permis de faire un tour de table confirmant l’importance du foncier et de son impact sur la gouvernance dans la sous-région. Les questions foncières sont au cœur de la légitimité et de ses sources en Afrique centrale. En témoigne le fait que près de 80% des conflits en justice relèvent de cette question. Pour marquer l’importance de cet enjeu, les participants ont été conviés à une audience de la Commission consultative multi-acteurs chargée des litiges fonciers. Cette visite de terrain a mis en lumière comment deux sources de légitimité en confrontation essayaient de s’articuler pour dire le droit (voir encadré). Le législateur a en effet cherché à associer deux droits : le droit coutumier ou traditionnel, qui a toujours régi l’organisation sociale, et le droit moderne.

Le rapport à la terre n’est pas seulement d’appropriation : c’est un vecteur d’identité d’une personne ou d’un groupe. C’est donc un enjeu essentiel et ce n’est pas sans raison qu’en Afrique centrale, les préfets ou gouverneurs ont le titre symbolique de « chefs de terre » : « La manière d’administrer la terre est un élément de légitimité de l’autorité et même d’évaluation de l’importance de l’autorité : un chef qui ne maîtrise pas la terre n’en est pas un. » Cette assertion d’un intervenant résonne en écho avec celle d’un autre participant affirmant qu’un chef « ne peut nullement être investi s’il ne dispose pas déjà d’une terre, terre découverte par lui-même ou par l’ancêtre auquel il succède, ou acquise d’un père ».

Le foncier nous ramène donc, une fois de plus, à la tradition. L’ethnicité est également une donnée essentielle qui joue dans le foncier car « l’homme est identifié par l’endroit d’où il vient ». L’affaire de l’oléoduc pétrolier Tchad-Cameroun que nous avons évoquée plus haut a également exacerbé l’importance du foncier, les populations de la région productrice revendiquant de bénéficier des fruits de cet accord. On comprend mieux pourquoi, en Afrique centrale, « le foncier est à la confluence d’un ensemble de gouvernances sectorielles » et le siège de luttes qui peuvent aller jusqu’à des conflits armés.

La question foncière soulève en effet un véritable « défi sécuritaire », pour reprendre l’expression d’un intervenant venu de République démocratique du Congo. C’est d’ailleurs la région des Grands Lacs qu’il a prise comme exemple pour expliquer que, « s’il y a des conflits c’est parce que la question foncière est au cœur du débat et ce défi touche à la réconciliation, à la souveraineté, à la légitimité. » Ainsi, les conflits meurtriers de 1993 dans l’est du pays entre des populations d’origine rwandaise, les Banyarwanda, les Banyamulenge et les populations autochtones avaient la terre pour origine. La conférence nationale de 2008 en République démocratique du Congo, qui avait pour toile de fond la question foncière, ne l’a toujours pas résolue, ce qui expliquerait, toujours selon cet intervenant, que la guerre persiste à l’est. Le rôle des sociétés internationales ou d’États limitrophes tentant de mettre la main sur les richesses du sous-sol n’est évidemment pour arranger les choses. Cette insécurité chronique pose un grave problème de souveraineté.

À l’image du pétrole, mais également de toutes les richesses dont le sol africain regorge, le foncier illustre de manière magistrale ce que l’on a appelé « la malédiction des ressources ».

L’Afrique centrale : la malédiction des ressources ?

L’Afrique centrale est d’abord une région où la forêt domine et où la pression sur les ressources forestières se fait très forte. Les États ont d’ailleurs privilégié la tenure forestière la forêt sur les espaces pastoraux, renonçant à une véritable politique foncière, contrairement à ce que l’on peut observer en Afrique de l’Est ou de l’Ouest où des pays comme le Mali ou le Ghana s’avèrent pionniers. L’addition de multiples nations colonisatrices par le passé (les Belges en République démocratique du Congo, les Espagnols en Guinée équatoriale, les Allemands, Français, Anglais au Cameroun, etc.) continue d’influencer l’élaboration des instruments fonciers. Les débats ont souligné en quoi la gouvernance était au cœur de la question foncière. Ils ont permis d’évoquer la situation de plusieurs pays de la sous-région.

Au Cameroun, alors que des textes prévoient que les populations soient indemnisées en cas d’exploitation ou de « protection » de leur terre, « en réalité, ça ne se passe pas comme prévu » : le REPAR-CEFDHAC, le Réseau des parlementaires pour la gestion durable des écosystèmes forestiers d’Afrique Centrale1, révèle que des communes du Cameroun supposées être indemnisées n’ont reçu qu’une partie des fonds qui leur étaient alloués. De même, si le Cameroun a innové en instituant l’appel d’offres pour accéder aux « assiettes de coupe », la transparence n’est pas de mise, comme en témoigne le cas des forêts communautaires : la loi est censée permettre aux populations locales de bénéficier de revenus, mais « ce sont les élites qui reviennent prendre en mains ces projets dans les villages ; les autorisations d’exploiter sont louées ou cédées aux élites de la ville qui gèrent les forêts à la place des populations ». Dans ce vaste espace délaissé par l’État, ce sont souvent les chefs locaux, parfois de véritables « potentats » qui se chargent de régler les questions foncières à la place de l’État au prix d’une inégalité de traitement. Les communautés, et surtout leurs chefs, ne sont donc pas toujours victimes de ce système dont ils tentent d’exploiter les logiques concurrentielles.

Au Tchad, les pratiques foncières coutumières coexistent avec le droit moderne (voir encadré). Même si la législation moderne tchadienne affirme – comme presque partout en Afrique centrale  que la terre appartient à la collectivité nationale2, les droits des populations rurales sont en principe garantis par le droit coutumier qui prévoit que tant que le cultivateur met sa terre en valeur, il n’a rien à craindre de l’État. Ce droit coutumier sur une terre, constaté par une emprise permanente, peut conduire à l’immatriculation et les terres occupées et exploitées ne peuvent être récupérées par l’État que pour cause d’utilité publique et moyennant indemnisation.

Coexistence du droit coutumier et du droit moderne : l’exemple du régime foncier en pays Toupouri

La terre toupouri dans son ensemble (au Tchad et au Cameroun) appartient théoriquement au chef de Doré. Mais en réalité, celui-ci ne conserve que quelques domaines fonciers attachés à ses fonctions sacerdotales sur lesquels il prélève une dîme. Il a laissé la jouissance des autres domaines villageois aux chefs de terres. D’une façon générale la terre appartient à la collectivité clanique et le chef de terre n’en est que le dépositaire et le gestionnaire : il n’est pas le propriétaire absolu de la terre du village mais le gardien des droits de cette collectivité. De nos jours les chefs de terre ne jouent plus un rôle important. Les problèmes fonciers sont portés devant le chef de village, puis le chef de canton pour se terminer généralement devant le sous-préfet.

Traditionnellement la terre est perçue de la même manière aussi bien par le Wang (roi de) Doré que par le peuple toupouri. Pour le Wang Doré, Dieu a créé la terre, les eaux, les végétaux, pour la survie de l’homme et confié la gestion de tout ce qu’il a créé au chef de Doré avec la recommandation de lui faire des offrandes afin d’obtenir de bonnes récoltes. En somme le Wang Doré considère la terre comme le domaine éminent de Dieu, lui en étant seulement le gestionnaire ; les habitants du territoire qu’il gère détiennent le droit d’usufruit. La terre appartient à une communauté villageoise : tous les habitants d’un village donné, quelle que soit leur origine, ont le même droit d’usufruit sur ce territoire. Il faut avoir construit une case et y habiter depuis un an pour être du village.

L’espace en pays toupouri a été partagé depuis fort longtemps. À l’avènement de l’Administration française en 1900 il n’existait plus de terres vacantes et sans maître, l’espace étant partagé entre le Wang Doré et les chefs de terres. Tous les problèmes relatifs aux ressources naturelles étaient de leur ressort. Mais aux yeux de l’administration territoriale actuelle, toute terre non immatriculée est réputée vacante et sans maître et fait partie du domaine privé de l’État. Aussi les autorités actuelles du département constituent le dernier ressort pour connaître de tout conflit foncier. Les domaines fonciers de Wang Doré ont été transformés en terrain de culture sur lesquels il prélève des droits fonciers. Le droit d’usage de la terre clanique ou de lignager, tend à devenir un droit familial au sens strict du terme.

Au niveau de chaque village, le chef de terre initialement issu du clan fondateur de la localité gère les ressources naturelles du territoire. Dans la tradition orale bien des chefs de villages n’ont pas toujours gardé le même clan à la chefferie de terre et cela pour maintenir la cohésion sociale face à des menaces extérieures. Souvent les chefs de terre quittaient ou étaient évincés suite à un fléau dont était victime le village (famine, épidémie, etc.). Le chef de terre régnant dispose des mêmes prérogatives que le Wang Doré mais les exerce dans les limites territoriales de son village ; il fait des offrandes aux esprits des ancêtres fondateurs au bois sacré, préside aux rites agraires, indique l’emplacement des champs aux nouveaux venus à titre gratuit, règle les problèmes fonciers, veille à l’observance du calendrier agricole. Les chefs de terre prélèvent des redevances foncières variant entre 2 à 10 kilogrammes des grains par famille ou par champ. Les animaux trouvés sans propriétaire sur son territoire lui sont remis. Les chefs de famille organisent à leur tour la répartition des terres entre les différents membres de la famille. L’espace agricole est remanié à chaque fois qu’un membre usufruitier quitte le village ou meurt.

Pourtant un intervenant tchadien explique comment les textes existant ne sont pas observés par l’État et comment certaines chefferies traditionnelles s’autorisent à vendre des terres sans consulter la population. De même, dans les villes, en particulier à N’Djaména, des « déguerpissements » sont opérés qui conduisent des familles entières à la rue, « simplement parce que les gens ne connaissent pas leurs droits. Du coup, la population est exploitée par certains fonctionnaires et ne sait pas où aller. » Pour cet intervenant, la chose est entendue : « L’introduction de l’économie monétaire a transformé la valeur d’usufruit de la terre en valeur d’échange marchand. La pression démographique sur les terres a engendré de profonds changements dans les modalités d’accès aux ressources naturelles. Des autorités administratives et militaires s’arrangent pour avoir suffisamment de terres ; des généraux ont des centaines d’hectares, des ministres des milliers d’hectares, simplement parce qu’ils ont occupé de hautes fonctions. Ils trouvent les moyens d’acheter des terres, voire parfois des villages entiers ! Les entreprises étrangères ne sont pas en reste. » Faute de politique foncière, l’État tchadien est en train de faciliter le contrôle à long terme sur des terres agricoles appartenant à des communautés rurales par des acteurs tchadiens ou étrangers, alors que la mise en valeur de ces terres limiterait l’exode rural et l’insécurité alimentaire : « Tous les jeunes vont aujourd’hui à N’Djaména car on n’a rien fait pour qu’ils puissent exploiter ces terres. Et maintenant, ce sont d’autres qui en profitent ! Nous devons garder nos terres ! […] Il faut donc laisser les terres entre les mains des communautés locales et mettre en œuvre une réforme agraire afin d’assurer un accès équitable à la terre. Il faut changer la politique agricole et commerciale et soutenir les marchés locaux et régionaux. Il faut mettre des régulations strictes et obligatoires limitant l’accès d’entreprises à des terres riches, aux zones côtières, aux pâturages et aux forêts. »

Un intervenant gabonais est venu nous éclairer sur la situation foncière dans son pays où la situation est différente de ce qui se pratique au Tchad ou au Cameroun. Au Gabon, tout comme dans ces deux pays, la terre appartient à l’État, mais les chefs coutumiers « ne réglementent rien : ils sont juste là à titre symbolique ». Quant aux chefs de village qui font désormais office d’autorités administratives, ils ont également bien peu de pouvoir. Au Gabon, « on a érigé le droit traditionnel en droit positif : les découpages de nos frontières sont artificiels et l’État gabonais est plus jeune que tous les peuples qui le composent. Il est venu trouver les peuples là où ils sont avec leurs façons de vivre : la propriété est sacrée et se transmet. L’État n’a pas changé cette façon de faire ». Le droit positif fonctionne ainsi selon le principe du « premier occupant » : une personne peut s’installer à un endroit, construire une maison sans être évincée, tant qu’elle met la terre en valeur et que nul ne prouve que quelqu’un était là avant elle. « En milieu rural, on le prouve avec les arbres : on sait que tel avocatier appartient à telle famille. » Les problèmes fonciers entre les citoyens et l’État se poseraient beaucoup moins qu’ailleurs, les règles étant ainsi clairement établies. En milieu rural, on ne peut obtenir de titre foncier, mais des « arrêtés ruraux » établis par les préfets ou les gouverneurs En milieu urbain, on conforte généralement la propriété en demandant un titre foncier, mais ce droit ne porte ni sur le dessus ni le dessous : « On n’est propriétaire que du visible, de la surface. Si on creuse le jardin et qu’on trouve de l’or, on n’en est pas propriétaire. » Dès lors, on ne peut être privé de son droit de propriété sans être dédommagé si bien que dans les villes, l’État a souvent du mal à déloger des gens qui ont construit au bord des routes (exemple de l’axe routier reliant le Gabon au Cameroun) « et il n’est pas rare qu’il indemnise plusieurs fois, chaque décision de délogement n’étant pas toujours suivi d’effet, car l’État est défaillant. » Pour cet intervenant, malgré ses failles, ce système présente un mérite indéniable : « L’État a tenu compte de la façon dont les gens vivaient avant lui. »

Pour un intervenant congolais, son pays connaît peu de relations entre les pouvoirs politiques et les autorités traditionnelles. L’un des problèmes récurrents serait plutôt celui des liens entre la population générale et les populations autochtones. Dans ce pays où les chefs de terre sont en réalité les héritiers des premiers occupants de ces parcelles, « il n’y a pas grande différence dans les contraintes ou la nature de la spoliation, seulement une différence de degré : les secondes sont encore plus exclues. » Pour cet intervenant, le titre foncier serait même une « absurdité » au Congo : « Les communautés ne comprennent pas que pour occuper les terres qu’elles occupent paisiblement depuis trois siècles, elles devraient avoir un titre délivré par un État qui existe depuis moins d’un siècle. » Cette exigence qui fonde une « politique de sécurisation » aurait ainsi conduit, par une sorte de perversion, au principe de l’État propriétaire de toutes les terres que connaissent la plupart des pays d’Afrique centrale. Résultat concret : « Les communautés doivent suivre une procédure longue et complexe alors qu’elles ont besoin de ces terres pour leurs besoins pharmaceutiques, alimentaires, ou tout simplement se loger… » Elles ont même des difficultés à accéder au crédit puisque, pour cela, elles ont toujours besoin de preuves de solvabilité que l’absence de terres leur interdit de présenter. Finalement, cet intervenant conclut : « Peut-on considérer quelqu’un qui s’est fait une histoire à un endroit comme un étranger ? » C’est peut-être du côté de la Commission africaine qu’il faut regarder pour espérer une prise en compte de cette réalité puisque cette institution a rendu fin 2009 une décision à propos de terrains coutumiers sans titre légal : elle a considéré que la propriété coutumière des communautés devait être considérée comme identique à celle octroyée par un titre légal. Cette décision, qui concernait le Kenya, est supposée s’imposer à tous les pays africains.

La République démocratique du Congo connaît une législation foncière assez proche des autres pays, puisque le sol appartient aussi à l’État, mais les particuliers ne peuvent y obtenir que des concessions. On distingue alors entre concessionnaires congolais et étrangers. Seuls les premiers ont le droit d’avoir une concession perpétuelle. Quant aux étrangers, ils bénéficient de concessions temporaires de 25 ans, renouvelables indéfiniment. Autrement dit, un étranger peut acquérir légalement une terre coutumière mais pour cela, il traitera non pas avec le chef, mais avec l’État. La terre n’est pas considérée comme appartenant au chef coutumier mais à la communauté, le chef n’en étant que gérant. Par ailleurs, l’État semblerait exercer « un contrôle d’opportunité » : « Un étranger peut avoir 200 hectares mais si l’administration territoriale considère qu’il y a saturation à un endroit, elle peut décider de geler les concessions. Car il ne faut pas oublier qu’au Congo, la culture est itinérante : il faut donc laisser à la population l’espace pour faire la jachère. » Lorsqu’il y a concession  les chefs lieux ayant une personnalité juridique le montant est partagé pour le développement de la chefferie et du secteur : « La population reste donc intéressée à la procédure. »

Ce tour d’Afrique centrale peut être résumé à travers ces mots d’un intervenant : « Il y a donc une certaine homogénéité dans les droits fonciers du Tchad, du Cameroun, de la République démocratique du Congo et du Congo : l’État est propriétaire du sol. Mais ces États n’ont pas de politique foncière, pourtant essentielle pour la bonne gestion des terres. »

Quelle feuille de route pour sortir de la dérive foncière ?

Les intervenants ont convenu que les instruments actuellement instaurés ne faisaient pas preuve d’une véritable vision et qu’il y avait nécessité d’élaborer conjointement de vraies politiques foncières. Ils ont aussi mis en avant la décentralisation comme un moyen essentiel sur lequel s’appuyer pour gérer le foncier. Distinguant néanmoins les situations entre, par exemple, un pays comme le Cameroun, où la « décentralisation a déjà une histoire », et le Tchad qui n’en est qu’au stade de la déconcentration de l’État. Les participants ont également reconnu la nécessité de mettre en œuvre des outils spécifiques pour les espaces agro-

pastoraux. Cette question rencontre notamment un fort écho au Tchad, où existent des conflits meurtriers récurrents entre éleveurs et agriculteurs et où les couloirs de transhumance créés pour gérer ces conflits ne correspondent dorénavant plus à la réalité, « les éleveurs devenant de plus en plus des agro-pasteurs, se sédentarisant, parlant la langue du village. Certaines autorités politiques sont elles-mêmes devenues éleveurs et possèdent des armes qu’elles distribuent aux éleveurs pour faire la guerre aux agriculteurs ». Enfin, la mise en place d’instruments d’évaluation et de suivi a été présentée comme indispensable. D’une part, c’est le seul moyen de mesurer l’effectivité des changements. D’autre part, cela obligera à davantage de transparence.

Mais plus généralement, les intervenants ont fait le constat d’un « syncrétisme juridique inopérant » et pointé l’articulation pernicieuse entre les autorités traditionnelles et celles de l’État : « On sait dans ces régions que lorsque le chef a parlé, le préfet se tait. L’une des raisons tient dans des négociations non écrites concernant des viviers électoraux : l’État ferme les yeux, comptant sur les voix ainsi acquises dans la perspective des élections. » C’est pourtant là peut-être une des brèches dans laquelle l’instauration d’une politique foncière, mais au-delà la refondation de la gouvernance toute entière, peuvent s’engager. C’est sans doute dans la reconstitution de relations vertueuses entre ces deux acteurs que se trouve en partie la solution. Car « les communautés villageoises ne reconnaissent le pouvoir politique que dans la mesure où il leur permet de sécuriser leurs droits sur leurs terres et leurs ressources » a-t-il été dit. Il s’agit donc d’inventer ici des « mécanismes faisant coexister droit moderne et droit coutumier » afin de construire une légitimité interne solide et une gouvernance apaisée, une hybridation fructueuse. Au final, c’est l’État qui, bien que critiqué, est convoqué pour reconnaître et articuler les sources de légitimité coexistant avec lui. Un intervenant affirmant ainsi qu’il faut « accepter l’État en discutant sa légitimité, son ancrage dans la société  ». Dans cette perspective, la Constitution apparaît comme un instrument fondamental, « une sorte de contrat social dans lequel les acteurs inscrivent la manière dont ils entendent se gérer ».