Chapitre d’ouvrage
Partie I - Les sources de légitimité du pouvoir en Afrique centrale : une « diversité concurrentielle »
Ouvrage(s) : Parcours international de propositions et de débat sur la gouvernance
Table des matières
Comme partout ailleurs, la légitimité du pouvoir en Afrique centrale recouvre une très grande complexité et résulte de l’interaction de nombreuses sources. Il serait vain de vouloir les recenser de manière exhaustive. Les débats ont néanmoins mis en exergue quatre sources de légitimité à l’œuvre dans la sous-région : la tradition, la religion, l’ethnicité et la normativité internationale. Ces sources ont été révélées comme étant en tension les unes par rapport aux autres. Elles coexistent, se concurrencent, convergent dans certains cas, divergent dans d’autres. Les débats ont été riches d’illustrations de telles tensions qui, comme nous le verrons plus précisément dans la partie II, s’articulent selon différents registres. Ici, il s’agit de revenir sur le constat de ce que l’on pourrait appeler la « diversité concurrentielle » entre les sources de légitimité identifiées.
La tradition : quelle place pour les chefferies dans les sociétés et les États d’Afrique centrale ?
Les débats du colloque de Bamako de janvier 20071 avaient mis en évidence l’importance de la « tradition » comme source de légitimité du pouvoir en Afrique de l’Ouest. La rencontre de Yaoundé à également mis en lumière en quoi la tradition était une dimension incontournable pour comprendre la gouvernance en Afrique centrale. Comme l’ont illustré les cas du Cameroun et du Tchad, la régulation par le biais des chefferies traditionnelles y est en effet très prégnante dans le quotidien des populations.
La « fonctionnarisation » des chefferies traditionnelles au Cameroun
Au Cameroun, avant la colonisation, le chef traditionnel était le leader de la communauté, l’homme le plus écouté, le garant de la tradition dont on attendait l’avis lors des palabres organisées en cas de conflit. La colonisation a cherché à soumettre, y compris par la force, les chefferies traditionnelles au pouvoir des administrateurs coloniaux. L’indépendance a conduit à une réorganisation de l’ensemble des chefferies traditionnelles. Ainsi, le nouvel État camerounais a promulgué le 19 décembre 1969 un décret donnant aux procès verbaux émanant des chefferies traditionnelles force de loi : quand un chef traitait un contentieux entre parties, il tentait de le régler sur la base de la tradition ; sa décision avait alors valeur juridique, le droit moderne primant néanmoins sur le droit traditionnel puisqu’il existait un recours devant le sous préfet ou les tribunaux.
Ce faisant, les chefferies traditionnelles ont peu à peu retrouvé une certaine puissance, à tel point que certains chefs pouvaient envahir un département voisin dirigé par un autre chef. En 1977, c’est donc l’Administration camerounaise qui, désireuse de les contenir, réorganisa par décret l’architecture de ces chefferies. Celles-ci regroupaient trois niveaux :
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La chefferie de 1er degré, à l’échelle du département, avait à sa tête les rois, les sultans et les « fons » ;
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La chefferie de 2e degré, dite aussi « de groupement », « de canton » ou « d’arrondissement », dirigée par des chefs officiers d’état civil qui avaient compétence pour célébrer les mariages ;
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La chefferie de 3e degré, à l’échelle du village ou du quartier, dirigée par un « chef de 3e degré ».
Le décret du 15 juin 1977 a limité les pouvoirs de ces chefs à leurs circonscriptions respectives, mais surtout elle en fait des auxiliaires de l’Administration. À ce titre, et à l’exception notable des chefs de 3e degré, ils étaient désormais rémunérés par cette dernière. Une « fonctionnarisation » des chefs qui n’est peut-être pas sans incidence sur leur propre légitimité.
Car aujourd’hui, les chefs traditionnels perdent peu à peu de leur influence, d’autant plus que l’Administration – dans le souci d’avoir un droit de regard sur la moralité des personnes désignées – intervient dans le choix des chefs. La population en tire parfois argument pour les accuser de se compromettre avec les politiques : certains chefs ont même été brûlés dans le passé. Quant aux chefs de 3e degré, ils pâtissent de l’absence de rémunération. À l’époque coloniale, ils étaient rémunérés en nature par les populations qui prélevaient sur leurs propres cultures, mais le développement des villes et le recul de la brousse font que les populations n’ont plus de terres pour cultiver, donc moins de ressources pour le chef. L’immatriculation foncière était également une source de rémunération qui tend à disparaître, toujours du fait de la raréfaction des terrains disponibles au cœur des villes : « Le chef passe inaperçu, car les nouveaux propriétaires n’ont pas besoin de lui. » Dans certaines régions, des chefs en viennent à démissionner.
Pour autant, ce tableau n’est pas le même dans tout le pays. Le rapport à la tradition et le pouvoir de ses représentants est très variable. Si la dégradation que nous venons d’évoquer est patente au centre du pays, sur son littoral, au sud et à l’est, là où l’Administration est particulièrement interventionniste, il en va différemment dans les régions dites du « Grand nord » et du « Grand ouest » où les chefferies sont dites « autonomes » car l’Administration ne s’immisce pas dans leur gestion interne.
Les chefferies traditionnelles au Tchad : entre pouvoir d’influence et légitimité contestée
Si le Tchad connaît aujourd’hui une situation assez proche de celle du Cameroun en ce qui concerne ses autorités traditionnelles, l’évolution que ces dernières ont connue s’avère assez différente : elle dénote paradoxalement un soutien des autorités coloniales suivi d’une hostilité de la part des nouvelles autorités politiques de l’État indépendant.
Le Tchad d’avant la colonisation était administré par des autorités traditionnelles dont les pouvoirs étaient proportionnels à l’importance des royaumes. Ces entités étaient des administrations bien gérées ayant des rapports diplomatiques avec les grands empires des pays voisins et même d’Europe. Ainsi le royaume du Kanem entretenait des relations avec celui du Bornou au Nigeria, tandis que celui du Ouaddaï avait même signé un accord militaire avec l’empire ottoman.
L’organisation efficace de ces entités a amené le colonisateur à s’appuyer sur elles afin d’administrer le territoire tchadien. La chefferie traditionnelle a ainsi participé à la création des voies de communication et à leur entretien, à la promotion de la scolarisation, au recouvrement des recettes de l’État, à la lutte contre le banditisme, etc. Si l’administration coloniale apprécie alors les actions de cette chefferie, par contre la population est divisée : certains estiment que la tradition et les coutumes sont préservées à travers les chefs, les autres estiment que la chefferie traditionnelle est devenue un instrument de la colonisation pour maltraiter les citoyens par des travaux difficiles.
Au lendemain de la proclamation de la République en 1958, sous pression de la nouvelle génération des hommes politiques, les chefferies traditionnelles n’auront plus les mêmes pouvoirs et se sentiront abandonnées par l’Administration. Certains chefs traditionnels seront alors suspendus ou révoqués. Une mission de réforme administrative commanditée en 1969 attribuera pourtant les dysfonctionnements de l’Administration à la suppression des chefferies traditionnelles, considérées comme un cordon entre le pouvoir central et les populations. C’est ainsi que les chefferies traditionnelles ont été réhabilitées au Tchad.
Aujourd’hui, les pouvoirs traditionnel et coutumier sont hiérarchisés de la manière suivante :
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les sultans exercent leurs compétences sur des populations sédentaires dans plusieurs sous-préfectures ;
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les chefs de canton gèrent plusieurs villages de populations sédentaires d’une même sous-préfecture ;
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leurs homologues chefs de tribus coiffent plusieurs « feriks » de populations nomades ;
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les chefs de groupement gèrent une entité intermédiaire entre les chefs de canton et de village et peuvent être sédentaires ou nomades ;
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les chefs de village et les chefs de « feriks » : les villages et les « feriks » sont les plus petites entités regroupant une communauté.
Auxiliaires de l’Administration, les autorités traditionnelles et coutumières ont des attributions en matière administrative (veiller à la protection et à la conservation du patrimoine coutumier, assister l’Administration dans sa mission d’encadrement de la population, concourir au maintien de l’ordre public, superviser la tenue d’un état civil, participer au recensement de la population et des biens, à la sensibilisation quant à la scolarisation des enfants, notamment des filles, etc.) et judiciaire (collaborer à la recherche des auteurs de crimes et délits et les remettre aux autorités administratives et judiciaires). Mais elles disposent également de pouvoirs de conciliation en matière civile et coutumière (après règlement des conflits, un procès verbal signé des deux parties et approuvé par le conciliateur est adressé à l’autorité administrative ou judiciaire) et en matière économique et financière (collecte des impôts et taxes, protection des cultes et de l’environnement, suivi des activités des ONG installées dans leur ressort territorial).
Les autorités traditionnelles et coutumières sont choisies parmi les personnes issues de la chefferie traditionnelle de la localité. En cas de décès, destitution ou incapacité physique ou mentale, l’autorité est remplacée par un membre de la lignée choisi par le conseil de famille. Reste du conflit avec les partis politiques tchadiens, les chefs traditionnels et coutumiers sont soumis à l’obligation de neutralité, interdits d’activités militantes et partisanes et doivent démissionner de leurs fonctions s’ils veulent mener des activités politiques. Le fait est que la chefferie traditionnelle a toujours été combattue chaque fois que le multipartisme était réinstallé, les partis politiques l’accusant d’être inféodée au pouvoir central et de freiner l’émergence des partis d’opposition. La constitution du 31 mars 1996, issue des travaux de la Conférence nationale souveraine, prévoit les activités des chefferies traditionnelles. Une loi portant statut des chefferies traditionnelles a également été adoptée en 2008, douze ans après la constitution, ce qui dénote la réticence des politiques aux chefferies traditionnelles.
Tout comme au Cameroun, les chefferies traditionnelles au Tchad dressent donc un bilan en demi-teinte de l’effectivité de leurs pouvoirs : « Quel avenir pour la chefferie traditionnelle ? », questionne un intervenant, pessimiste. D’autres estiment que si les chefs perdent de leur légitimité, c’est qu’ils « ne sont là que pour piller la population » ou parce qu’ils dénoteraient un « goût pour la modernité : Les chefs préfèrent les grosses voitures climatisées aux vieux moyens de portage […] Le problème, c’est que tout cela les met en dépendance financière vis-à-vis des pouvoirs politiques qui en profitent et que cela contribue à la dépréciation de leur autorité morale. »
Pourtant, nombreux sont les intervenants à considérer que, malgré son affaiblissement, la tradition continue de jouer un rôle fort : « Les autorités traditionnelles restent le lieu de l’autorité. Les chefferies traditionnelles ont leur place dans la société. Ce sont elles qui sont écoutées alors que les autorités nationales feignent de décider ». Les exemples allant dans ce sens ne manquent pas : « Au Tchad, la décentralisation est bloquée car on n’a pas défini le statut des autorités traditionnelles », affirme un intervenant. Un autre raconte comment la population d’un village a refusé de se livrer à un diagnostic local dans le cadre d’un programme de développement car la majorité ne reconnaissait pas la légitimité du chef : « Tant que les chefferies traditionnelles ne seront pas libres et émanant vraiment des populations, ce sera difficile d’implanter des projets de développements car les populations n’adhéreront pas. »
Un autre intervenant encore rappelle qu’en République du Congo, durant la période marxiste du pays, le pouvoir politique, conscient de l’importance des chefs coutumiers, a maintenu le rôle de la coutume au sein des « tribunaux populaires », mais en nommant des personnes ne disposant pas de légitimité traditionnelle, souvent des fonctionnaires du pouvoir en place : ce fut un échec. Ces quelques exemples en disent long sur l’attachement des populations à une institution profondément ancrée dans la culture africaine et source de légitimité du pouvoir politique.
Nombre d’intervenants du colloque se sont rangés autour de la déclaration suivante : « La tradition est une source de légitimité car elle représente la diversité. Nous avons gommé la tradition en croyant qu’elle était le véhicule de notre retard et de notre incapacité sans nous rendre compte que les ethnies sont des médiations nécessaires d’humanité pour tous les hommes : on naît dans un groupe ethnique, au sens large, donné ; on ne naît pas abstraitement citoyen, on naît toujours dans une communauté marquée par des généalogies. Nous devons assumer les traditions. » Mais la tradition n’est « ni figée, ni momifiée : elle est évolutive et tient compte d’autres apports ». C’est ce qu’a tenu à ajouter un homme de l’Église catholique, relayé en cela par un autre intervenant faisant remarquer que l’on donne aujourd’hui « des missions intéressantes aux chefs traditionnels, comme la lutte contre le sida ou la médiation dans les mariages ».
La décentralisation est une des voies proposées pour recréer ce lien entre pouvoir politique et pouvoirs traditionnels : « Les prochaines décennies seront déterminées par les collectivités locales. Il ne s’agit pas seulement de décentraliser l’Administration mais surtout la gestion publique : il faut aller réancrer les institutions et les processus dans la réalité de nos sociétés. Il faut que les Africains retrouvent l’estime d’eux-mêmes : nous ne serons pas du monde si nous ne sommes pas de chez nous et le meilleur moyen est de retourner au local », affirme un intervenant malien. Face à la crise des mécanismes de régulation des sociétés africaines, il importe d’ouvrir une réflexion pour que les chefferies traditionnelles retrouvent un rôle de stabilisation de la société et soient officiellement réhabilitées dans leur autorité.
Des religions à l’influence politique et sociale croissante
Parallèlement à la tradition, la religion demeure une source de légitimité essentielle en Afrique centrale. Aux régulations portées par les religions « institutionnelles » classiques, viennent dorénavant s’ajouter celles, de plus en plus influentes, des nouvelles « religions populaires », comme les Églises du réveil.
Appuyées par leurs croyances et leurs valeurs, encouragées par leur capacité à mobiliser les fidèles et à s’organiser, les religions jouent de plus en plus un rôle public, voire politique. Elles procèdent par contournement en encourageant leurs adeptes à se lancer dans la conquête du pouvoir, espérant ainsi injecter dans la sphère politique les convictions et les valeurs religieuses. L’Église admet également que le citoyen n’est pas obligé de suivre les prescriptions des autorités civiles si elles sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes et aux enseignements de l’Évangile.
Les communautés ecclésiales de base sont devenues des espaces de partage, de solidarité agissante, des cadres de mobilisation des ressources financières par les offrandes ou les dons des fidèles. Elles deviennent progressivement des lieux d’éducation civique et électorale, des espaces pour susciter un nouveau type de leadership sociétal qui puisse constituer une alternative aux autorités locales corrompues. Des mouvements d’actions catholiques soutiennent les actions de l’Église et cultivent une spiritualité engagée.
En Afrique centrale, les religions institutionnelles classiques et fortement hiérarchisées comme l’Église catholique jouissent d’une forte crédibilité et se posent en véritables contre-pouvoir. Après avoir joué un rôle actif dans la lutte contre les dictatures, après avoir présidé aux conférences nationales souveraines (Mgr E. Kombo à Brazzaville, Mgr L. Monsengwo à Kinshasa) lors des « transitions démocratiques », l’Église catholique peaufine les nouvelles stratégies qui lient prophétisme, techniques de conscientisation et diaconie pour faire face aux enjeux de la paix et de la gouvernance en Afrique centrale.
Les évêques, regroupés en conférence épiscopale nationale ou régionale (comme l’ACEAC), multiplient les déclarations dans lesquelles ils dénoncent les abus des régimes, les violations des droits de l’Homme ou le rôle ambigu de la communauté internationale. Mais les évêques ne se limitent pas simplement aux dénonciations : ils formulent des recommandations et proposent des solutions pour aider les gouvernants à répondre aux défis auxquels ils sont confrontés. L’Église catholique de la République démocratique du Congo a ainsi mis l’accent, dans le contexte des guerres qui ravagent le pays, sur l’organisation et la redynamisation de la pastorale de justice et paix en vue de sensibiliser la population à connaître ses droit et devoirs et à opérer des choix responsables sur les projets de société qui prennent en compte le bien commun et le respect de la dignité humaine.
Mais l’Église catholique est également concurrencée dans son immixtion dans l’espace public par des « religions populaires évangéliques » qui, à travers la verve oratoire, les pratiques divinatoires, l’instrumentalisation des images catholiques, font émerger un nouveau type de légitimité charismatique. Les Églises du Réveil, par exemple, sont devenues des lieux d’émergence de nouvelles formes de socialité. « Dans les Églises du Réveil, même si on vend du rêve, on fait prendre conscience aux gens qu’ils peuvent réussir, qu’ils ne sont pas condamnés. » Ces Églises prônent finalement un discours suivant lequel tout réveil politique et économique est toujours précédé par un réveil spirituel. Ces Églises invitent des foules entières à abandonner les « antivaleurs » (polygamie, magie et corruption par exemple). Elles tentent de faire émerger une nouvelle conception d’un pouvoir qui doit reposer sur un certain nombre de valeurs que l’on retrouvait dans la société traditionnelle (intégrité, bonne moralité, responsabilité des dirigeants) et qui ont disparu dans les années 1970-1980.
De manière générale, les religions « populaires » prennent donc de l’ampleur en Afrique centrale. Les participants ont souligné que les religions participent à la transformation des mentalités et permettent de tempérer les allégeances ethniques ou régionales. Certains intervenants ont suggéré que l’État puisse leur accorder des missions précises. Mais c’est plutôt l’idée d’une séparation des pouvoirs religieux et politique qui a conclu ces développements.
Nous verrons plus en détail dans la partie II l’articulation qui s’opère entre les sources de légitimité identifiées, parmi lesquelles les traditions et les religions sembleraient jouer, comme nous venons de le voir, un rôle prépondérant. Mais on a observé, précisément au cours de ces échanges sur tradition et religions, que la question de l’ethnicité était posée par les participants.
L’ethnicité : quel rôle dans la construction de la citoyenneté ?
La question de l’ethnicité a été largement abordée par les participants en tant que source de légitimité du pouvoir en Afrique centrale. Les débats ont cherché la voie entre la condamnation des manipulations auxquelles elle peut donner lieu et des moyens de l’intégrer dans la notion de citoyenneté.
L’ethnicité au risque de la dérive ethniciste
De nombreux exemples sont venus attester des manipulations dont l’ethnicité fait l’objet. Concrètement, cette pratique se vérifie dans les stratégies mises en œuvre pour conquérir le pouvoir politique : « Quand on fait campagne aujourd’hui, on va dans sa région rechercher des voix. Résultat, on élit non pas le porteur d’un projet politique, mais l’originaire de la région. Si cela continue, ce seront toujours les mêmes régions qui seront au pouvoir ! Ceux qui sont ethniquement minoritaires sont tentés de passer par la violence et lorsqu’ils ont le pouvoir, ils ne sont pas prêts à le lâcher car ils savent qu’en passant par les voies normales, ils ne l’obtiendraient pas. » Partant toujours de l’exemple de son pays — la République du Congo — un intervenant explique que l’ethnicité est liée à la solidarité villageoise. La communauté pense que si elle œuvre pour que l’un de ses fils accède au pouvoir, cela permettra à celui-ci de régler prioritairement les problèmes de sa localité. De même, il travaillera en priorité avec les fils du village qui ne le trahiront pas du fait du regard de la communauté et de la menace de la coutume : « Cela devient un cercle vicieux. Ceux qui ne font pas partie de cette communauté considèrent que c’est le pouvoir des autres : cela pose un vrai problème de légitimité. »
Bien que l’assemblée des intervenants se soit surtout attachée à constater la prégnance de l’identité communautaire, elle a aussi, dans une moindre mesure, abordé la question de son explication : certains se demandent si la quête du pouvoir central et local n’aurait pas intensifié, accéléré le sentiment d’appartenance ethnique tout en réduisant en même temps l’identité des acteurs politiques ; d’autres considèrent au contraire que depuis 1960, les États africains sont engagés dans la reconstruction de l’unité nationale, ce qui a contribué à l’écrasement de l’ethnicité. Mais les débats ont surtout été guidés par les moyens de lutter contre les dérives ethnicistes. Il ne s’agit pas en effet de nier, voire de renier l’ethnicité qui fait partie intégrante de la culture d’Afrique centrale et de sa diversité. Cette notion ne doit donc pas être disqualifiée d’avance, l’enjeu d’une gouvernance démocratique légitime résidant précisément dans cette gestion de la diversité des appartenances.
L’indispensable prise en compte de l’ethnicité dans une citoyenneté adaptée
Un pouvoir est légitime lorsqu’il prend en compte la diversité des sources de légitimité qui sont en interaction au sein des sociétés. Or, il est ressorti des débats que depuis la colonisation, la gestion publique en Afrique centrale s’est effectuée en marge du citoyen. Celui est d’autant plus exclu que prévaut un taux élevé d’analphabétisme, à tout le moins de populations ne parlant généralement pas le français. Une situation particulièrement problématique dans des pays où l’Administration ne s’exprime généralement qu’en français : « Un villageois qui ne parle pas le français ne se sentira jamais concerné par une Administration avec laquelle il ne peut pas communiquer. » Faut-il pour autant accepter à marche forcée un modèle de citoyenneté abstrait hérité des démocraties occidentales ? Un intervenant s’est interrogé sur « certaines idéologies, qui ne font pas toujours l’unanimité en occident, et se déversent ici. Nous les copions sans tenir compte de nos propres paramètres. »
Une illustration venue d’Amérique latine est venue offrir un point de vue comparatiste intéressant. Une intervenante, chercheuse en Colombie, a ainsi rappelé comment le modèle de citoyenneté hérité de la France – identique à celui que cette dernière a tenté d’exporter en Afrique – a été remis en cause à partir des années 1970 : « On avait voulu que tous les citoyens soient égaux en droit, mais dans la pratique on s’est rendu compte que ce pacte social n’était pas respecté, puisqu’il a finalement abouti à créer des « citoyens de 2nde classe », comme ce fut le cas pour les populations « indigènes ».» Des organisations indiennes et afro latino américaines se sont donc mobilisées pour contester ce modèle et remettre leurs valeurs au centre du débat. Cela s’est traduit par un changement significatif durant les vingt dernières années, puisque ces associations ont agi pour faire évoluer le modèle universaliste vers un modèle de citoyenneté respectueux de la diversité.
La Colombie a eu un rôle pionnier en la matière et la constitution de 1991 reconnaît expressément le « système de valeurs propre à ces communautés », alors que les populations indiennes sont pourtant minoritaires (4% de la population globale du pays) et diverses (84 groupes ethniques et 64 langues). Dans le processus de participation de la société civile au débat constitutionnel, il ne s’agissait pas pour les organisations populaires de se mettre en marge de l’État ou de le contester, mais bien de revendiquer qu’il prenne mieux en compte l’ethnicité. La Colombie – mais également d’autres pays d’Amérique latine – a donc entériné l’idée d’une « citoyenneté différente » et c’est une avancée notable quand on sait que les Indiens y ont longtemps été considérés juridiquement comme des « sauvages en voie de civilisation ». Désormais, la constitution reconnaît les langues indiennes, la double nationalité en zone frontalière, l’accès à un territoire collectif, le pouvoir de juridiction de la communauté sur ses membres, l’accès à des ressources de la nation, etc.
La situation n’est pas pour autant idyllique. Après vingt ans de multiculturalisme constitutionnel en Colombie, on observe des difficultés, comme des tensions entre les populations indiennes (certaines revendiquent un même territoire), mais également entre ces dernières et d’autres qui n’ont pas encore été reconnues, ou encore une forme de dépendance à l’État (en cas de conflits, les populations doivent recourir à des institutions de l’État). La reconnaissance constitutionnelle du multiculturalisme n’est donc pas une fin en soi et la préoccupation actuelle est d’aller, sur le mode de la démocratie participative, vers un nouvel espace de réflexion interculturel et interacteurs, afin de garantir une meilleure articulation entre les populations et l’État.
Cet exemple latino-américain ouvre des pistes de réflexion à une démarche qui pourrait être similaire en Afrique centrale, afin qu’une forme de citoyenneté en quelque sorte « endogène » apparaisse, qui prendrait en compte le « système de valeurs propre à ces communautés » d’Afrique centrale.
La recherche de légitimité internationale par les États met-elle en péril leur légitimité interne ?
Nous l’avons vu, la légitimité interne des États d’Afrique centrale est fragile. De fait, les participants ont parlé d’« États suspendus », recherchant avant tout leur légitimité au niveau international. Cette expression renvoie à ces États détenteurs d’une souveraineté légale et formelle, mais limitée en termes de capacités réelles. Aussi, les États en situations de fragilités, comme le sont ceux d’Afrique centrale, cherchent ailleurs une légitimité qu’ils ne construisent pas à l’intérieur de leurs frontières : « Souffrant d’un défaut de légitimité interne, les différentes formations étatiques d’Afrique centrale sont inscrites dans une logique de recherche de la légitimité internationale » définie comme « la manière dont un ordre étatique se fait reconnaître comme un ordre crédible au plan international. »
Les intervenants ont souligné que les États d’Afrique centrale font « toujours référence à une légitimité qui vient de l’extérieur » pour tenter de la mobiliser à leur profit. On voit alors se mettre en place un « véritable marketing institutionnel et une diplomatie de la carte postale » aboutissant à une « gestion extravertie de l’État. » La quête de légitimité internationale des États d’Afrique centrale a commencé par l’adhésion aux espaces symboles de l’internationalisme panafricain. Les pays de la sous-région qui nous intéressent ici se sont ainsi systématiquement associés aux cadres stratégico-diplomatiques définis par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) devenue l’Union africaine (UA) et à ses institutions annexes (plans d’actions de Lagos en 1980, Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples de 1981, mécanismes de gestion et de prévention des conflits en 1993, etc.).
Mais c’est bien entendu au plan mondial que la quête de légitimité de ces États s’exprime le plus fortement, et en tout premier lieu dans l’accession à l’Organisation des Nations unies (ONU), posée comme une priorité pour les nouveaux États indépendants entre les années 1960 et 1975 : « Aujourd’hui, un État n’a de crédibilité internationale que lorsqu’il s’inscrit dans cette communauté. » Le principe d’égalité souveraine des États reconnu par l’ONU est à cet égard un élément de légitimation essentiel pour les États africains ayant moins de capacités que d’autres États.
Si cette quête de légitimité internationale fait partie des « quasi-obligations » de n’importe quel État souverain, les débats ont souligné que pour l’Afrique centrale, le problème réside dans le fait que les États négligent leur légitimité interne. Leurs stratégies s’appuient en effet sur l’idée de « domination souveraine » : « Les États avec une souveraineté fragile revendiquent avec d’autant plus de fermeté une légitimité internationale » qu’ils ne disposent pas de légitimité interne. Les populations, mais également les chefs traditionnels ou les représentants des religions se sentent abandonnés : « On oublie l’enracinement local pour mettre en œuvre des politiques élaborées ailleurs. Les autorités traditionnelles et religieuses sont négligées par l’État en quête de légitimité internationale » Résultat, les blocages se multiplient : ainsi, au Tchad, le processus de décentralisation a été bloqué faute de statut des autorités traditionnelles et le code de la famille, « financé par la communauté internationale » a été mis de côté car les autorités religieuses, faute d’avoir été consultées, n’en veulent pas.
Cependant, cette prépondérance de la légitimité internationale a aussi ses limites comme l’illustre le projet d’oléoduc pétrolier Tchad-Cameroun. Dans le cadre de ce projet commercial relatif à l’exploitation des gisements pétroliers de Doba, au sud du Tchad, un accord était intervenu entre le gouvernement du Tchad, les compagnies pétrolières multinationales, et la Banque mondiale. Cet accord prévoyait notamment certaines clauses permettant à la population de retirer des bénéfices de l’opération : à travers des mécanismes de gestion des ressources pétrolières et de répartition des bénéfices – notamment à la région productrice – et plus généralement de la lutte contre la pauvreté.
Mais le changement de contexte politique a abouti à la modification des rapports de forces. La flambée des prix du pétrole en 2006, les tentatives répétées de renversement du régime tchadien par des groupes armés et une grave crise sociale ont amené le gouvernement tchadien à revenir sur ces accords en modifiant unilatéralement la loi sur la gestion des revenus pétroliers afin d’utiliser une partie des revenus à la lutte contre l’opposition armée. Cela a débouché sur une crise entre le Tchad et la Banque mondiale, à l’expulsion de deux des trois compagnies pétrolières et au retrait de la Banque mondiale du projet après le remboursement anticipé des prêts qu’elle avait consentis.
On se rend compte ici que la légitimation internationale peut aussi se faire en faux-semblant : les gouvernements feignent d’accepter des engagements « mais ils mettent en œuvre une politique de sabotage ». On a vu le cas pour la Charte africaine de la démocratie qui a du mal à être mise en œuvre car les États ne veulent pas s’engager dans des instruments contraignants.