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Au cœur des mutations de l’action publique : la conception du droit

Du droit de la Modernité : l’état source unique de la juridicité

Dans le cadre de la pensée « moderne » de l’État, le droit est développé comme mode privilégié de la régulation et de l’unification du pluralisme social. Il est considéré comme ayant une source principale, voire unique : l’État. L’articulation des normes est pensée de manière pyramidale et hiérarchique. Toute régulation doit être mise en conformité avec le droit… de l’État. La légitimité d’une norme résulte de sa plus ou moins grande conformité à la norme supérieure, donc de sa légalité. Ainsi, la modernité s’inscrit dans une perspective monocentrique (l’État comme seule source de droit) et moniste (les normes sont articulées en référence à leur conformité à celle de l’État) puisque seules comptent la reconnaissance étatique et l’unification via le droit étatique. C’est sur ce modèle que l’architecture institutionnelle et normative internationale a été construite dans le cadre de systèmes interétatiques comme les Nations unies, l’Union européenne, l’Organisation des États américains, etc. et que les conventions internationales sont élaborées.

Or, ce prisme monocentrique ne reflète pas la réalité des pratiques du droit et de la régulation sociale. En effet, force est de constater qu’il existe d’autres droits à côté de celui de l’État ‑ situation de pluralisme juridique ‑, tels que le droit coutumier, le droit musulman, le droit international, etc. Bien plus, la régulation juridique n’est pas la seule ‑ situation de pluralisme normatif ‑, voire la plus mobilisée des régulations (plus de 90 % des conflits fonciers au Mali sont régulés par la coutume, et cet exemple est loin d’être une exception) pour la régulation sociale. Ce décalage entre le droit formel et réel abouti, le plus souvent, à une inefficacité croissante et une fragilisation du système étatique, conduisant parfois à sa défaillance, voire sa faillite, face à des régulations concurrentes développées « hors » la loi mais qui répondent aux besoins des populations.

Ce constat existe aussi au niveau international, notamment dans le domaine des droits de l’Homme, où le système des normes internationales, régionales et nationales est parfois fortement décrié comme étant une imposition des États occidentaux sur le reste du monde. Les cultures et modes de régulations locaux, en l’occurrence traditionnels et religieux, sont invoqués contre cette normativité internationale, dont la dimension universaliste est alors taxée d’impérialiste.

Du droit au temps de la gouvernance : le pluralisme normatif

Aussi, les analystes, experts et praticiens de la gouvernance démocratique ont-ils porté, ces dernières années, une attention accrue à la légitimité. La question de l’effectivité, à savoir de l’efficacité sociale, des institutions et des normes est ainsi devenue centrale. Elle oblige à considérer la diversité des régulations en œuvre dans une société, une politique ou une situation donnée. Cette prise en compte du pluralisme est consubstantielle à la coproduction des politiques publiques par une diversité d’acteurs (État, société civile, etc.) qui caractérise la gouvernance démocratique, notamment dans le cadre des processus de participation qui se développent dans toutes les régions du monde, du niveau local au niveau mondial. Cependant, encore trop souvent, cette reconnaissance du pluralisme est réalisée avec comme référence juridico-politique centrale l’État nation. Dès lors, dans ces démarches pluralistes, si les autres systèmes normatifs ou juridiques sont reconnus, ils sont incorporés (par légalisation, codification, etc.), quitte à être déformés, recodés ou coupés de leurs significations socioculturelles dans le droit positif de l’État, sans que celui-ci évolue dans sa nature intrinsèque. Les régulations sont, en effet, aussi porteuses de valeurs sous-jacentes qui insufflent aux normes leurs significations sociales et leur rôle dans la régulation sociale. Ces valeurs ne sont pas figées, elles sont évolutives, en l’occurrence de par leurs frottements quotidiens aux valeurs fondant les autres systèmes. Or, le plus souvent, dans la perspective décrite ici, seuls sont intégrées dans le droit moderne de l’État les normes, par ailleurs retranscrites dans des codes nouveaux, posées sur des valeurs relevant d’un autre système normatif (celui de l’État moderne). Au lieu de favoriser les interactions constructives entre valeurs, cela peut aboutir à les figer, côte à côte, voire face à face. On ne reconnait la diversité des régulations qu’à travers le prisme et les codes d’un seul système, celui de l’État moderne. Dès lors, la reconnaissance et/ou l’incorporation de ces différentes sources normatives dans la légalité officielle ne suffit pas à traduire le « genre de préférences et de pratiques culturelles qui sous-tendent la légitimation politique ». (G. Hyden, 1992). Ce faisant, le fossé entre institutions et populations continue de se creuser. Il ne s’agit nullement de remettre en cause l’État dans sa valeur d’autorité politique suprême, mais justement de penser sa refondation pour renforcer son ancrage sociologique et pour qu’il devienne une réelle incarnation du pluralisme social. C’est le changement de paradigme que permet l’approche plurielle, par-delà la prise en compte du pluralisme.

L’enjeu du pluralisme normatif : penser l’État de droitS

L’intégration de la diversité des régulations en œuvre dans une société donnée nécessite de sortir du prisme moniste de la régulation étatique pour reconnaître la polycentricité de l’action publique et du pouvoir. Cela requiert de dépasser la pensée sur l’État moderne pour l’adapter à la gouvernance démocratique : la régulation portée par l’État n’a plus vocation à intégrer la diversité dans l’unité (État de droit), mais bien de favoriser les dynamiques constructives favorables à l’unité dans la diversité (État de droitS). Le droit de l’État ou issu du système interétatique, creuset de l’articulation des autres droits, est alors conçu comme un droit hybride, mouvant et pluriel. Il résulte des interactions entre les différents systèmes normatifs (concurrence, hybridation, exclusion, complémentarité, etc.). Ces interactions, l’internormativité, sont au cœur de l’approche plurielle. Dès lors, s’inscrire dans une démarche plurielle c’est penser les réformes institutionnelles, les normes et la régulation produites par l’État, ou au niveau infra et supra étatiques, comme le résultat de métissages ou d’hybridations, selon des dosages et critères spécifiques à chaque contexte.

Jean Carbonnier rappelait à ce propos que chaque société qualifie ou disqualifie de juridiques des règles de comportement déjà inclues dans d’autres systèmes normatifs tels que la morale, la religion, en fonction de la vision qu’elle a du monde et d’elle-même. L’approche plurielle inscrit donc la réflexion dans une démarche interculturelle : « Vouloir ramener l’autre dans son système ou sa vision […] ne correspond pas à une attitude pluraliste » (C. Eberhard). Cette vision du droit permet de dépasser la simple expression de la légalité (au sens du droit moderne) et de sortir d’une approche du droit uniquement focalisé sur l’État, au profit d’une conception « droit-société » qui prenne en compte l’ancrage social de l’État.

Les lieux du pluralisme normatif en œuvre : le système interaméricain des droits de l’Homme comme « laboratoire vivant »…

Du point de vue de cette approche, le système interaméricain de protection des droits de l’Homme, en l’occurrence la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, constitue un prototype, autour de la démarche interculturelle qui la fonde, de l’approche plurielle. Articuler les instruments internationaux, notamment les conventions internationales des droits de l’Homme, et les contextes locaux ou même nationaux, a conduit les magistrats à prendre en compte une diversité de conceptions de ce qui fait le droit et la justice. Cette démarche induit l’acceptation que d’autres pratiques sociales existent. Le système interaméricain des droits de l’Homme se devait donc de les prendre en compte, notamment au moment de définir la nature de ce qui constitue une violation des droits et sa réparation, afin qu’elle satisfasse au sentiment de justice rendue, propre aux communautés impliquées.

C’est la mobilisation des diverses normes internationales reconnaissant le diversité culturelle, l’ensemble du système interaméricain de protection des droits de l’Homme, la reconnaissance constitutionnelle du multiculturalisme en Amérique latine, ainsi que l’intervention de différents acteurs (juges, avocats, experts, représentants des communautés indigènes) dans la procédure qui ont permis à la CIDH, de pouvoir mettre en œuvre le principe1 selon lequel les normes internationales des droits de l’Homme sont des « instruments vivants »2. Leur interprétation doit être évaluée en fonction de l’évolution des conditions de vie3. Dès lors ces normes doivent être adaptées et interprétées selon le contexte dans lequel elles s’appliquent4.

Nous proposons dans les développements qui suivent d’exposer de manière descriptive ce qui caractérise la démarche interculturelle développée au sein du système interaméricain des droits de l’Homme. Il s’agit de bien comprendre ce qui la caractérise et en fait un véritable vecteur d’élaboration plurielle du droit. Nous pourrons ensuite mettre en dialogue cette démarche dans d’autres contextes pour développer d’autres instruments et enrichir la « boîte à outils » du droit de la gouvernance démocratique légitime.

Nous analyserons dans une première partie le dispositif institutionnel et normatif du système interaméricain des droits de l’Homme puis, dans une deuxième partie, le contexte multiculturel spécifique du continent ‑ au cœur de ce dispositif ‑ pour, dans une troisième partie, décortiquer les étapes de la démarche plurielle.

Notes

1: Principe établi ‑ mais non appliqué ‑ par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).

2: Ce principe a été établi dans les affaires Johnston et autres c. Irlande (No 9697/82), arrêt du 18 de décembre de 1986, et Pretty c. Royaumme-Uni (No2346/02), arrêt du 29 avril 2002, CEDH.

3: Opinión consultiva (avis consultatif) OC-16/99 du 1er octobre1999, Série A No16, para. 114. « El Derecho a la Información sobre la Asistencia Consular en el Marco de las Garantías del Debido Proceso Legal. »

4: Par cette interprétation forte du principe établi par la CEDH, la CIDH ouvre la voie à une jurisprudence dans laquelle la CEDH ne s’est pas engagée. En effet, la jurisprudence de cette dernière juridiction est plus modérée en matière d’interprétation culturelle puisqu’elle a laissé aux États et au juge national la résolution spécifique de ces problématiques socioculturelles.