Análisis
Face à la marchandisation, mettre les sciences en démocratie
Texte issu de la Fondation Sciences citoyennes
junio 2005Parce que la recherche définit les futurs possibles, parce que le contrôle propriétaire de la connaissance est devenu la clé des batailles économiques que se livrent les territoires et les méga firmes, parce qu’un profond mouvement de transformation des rapports entre science et société est en cours depuis deux ou trois décennies, l’implication des citoyens dans des choix scientifiques et techniques devient un enjeu central.
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Parce que la recherche définit les futurs possibles, parce que le contrôle propriétaire de la connaissance est devenu la clé des batailles économiques que se livrent les territoires et les méga firmes, parce qu’un profond mouvement de transformation des rapports entre science et société est en cours depuis deux ou trois décennies, l’implication des citoyens dans des choix scientifiques et techniques devient un enjeu central.
La recherche, « marchandise sur le marché mondial »
La première grande transformation a touché les modes de production et de polarisation des savoirs. Si après la deuxième guerre mondiale, un Etat économiquement interventionniste et socialement redistributeur s’est fait entrepreneur de science et a bâti notre système de recherche, on tend aujourd’hui au contraire vers une science pilotée par le marché et à des politiques de recherche, avant tout soucieuses de « valorisation » économique autour d’un nouveau régime de propriété intellectuelle.
Ce nouveau régime, fondé sur le brevet systématique des savoirs, du vivant et des lignes de code informatique, a émergé aux États-Unis autour de 1980. Il s’est ensuite imposé à toute la planète, via les accords de l’OMC de 1994 sur la propriété intellectuelle. Dans ce nouveau système de recherche qui s’affirme, les recherches les plus fondamentales sont donc de plus en plus jugés par les marchés financiers et non plus seulement par les pairs.
Dans les sciences de la vie, ce régime du brevet large a conduit à une course aux gènes (au détriment d’approches plus intégratives), et à une concentration oligopolistique. La capacité des mégafirmes agrochimiques et pharmaceutiques à pratiquer et à orienter la recherche dépasse aujourd’hui celles des pouvoirs publics. Cette suprématie des logiques de rentabilité financière de court terme sur la recherche limitent la capacité collective de nos sociétés à produire des connaissances libres, à élaborer une expertise publique indépendante et à développer des innovations d’intérêt général (logiciel libre, santé publique au Sud, santé environnementale au nord, développement et agriculture durable…). Ainsi, Monsanto et Dupont réunis détiennent-ils plus de brevets en Biotechnologie végétale que tout le secteur public du monde et fixent l’agenda des thématiques de recherche. Dans le domaine de la santé, seulement 0, 001% du budget de la recherche biomédicale (publique et privée) mondiale est consacré à l’étude des maladies infectieuses majeures des pays pauvres que sont la tuberculose, le paludisme résistant à la chloroquine, la leishmaniose viscérale, la filariose lymphatique, la maladie de Chagas et la schistosomiase.
Il s’est constitué un marché mondial de la recherche, avec quelques grands pôles universitaires attracteurs concentrant contrats de recherches, diplômes les plus réputés et offres d’emploi (doctorants et post-doc), au détriment d’autres territoires. Un système uniforme de mesure de l’excellence scientifique, par le « science citation index » (comptabilisant les publications et leur « facteur d’impact » ) ou par le nombre de brevets, devient la grandeur unique qui assure la comparabilité de tous les travaux de recherche de la planète, à la manière d’un cours de bourse. Sur ce marché mondial de la recherche, on assiste donc à une mise en concurrence des systèmes d’enseignement supérieur et de recherche des territoires, aussi bien par les grandes firmes transnationales qui font leur marché, que par les étudiants et les familles par le choix de leur inscription universitaire. Dans ces conditions, les moyens financiers, donc l’excellence (selon les critères d’évaluation dominants) de la recherche sur un territoire sont conditionnés par sa capacité à attirer les firmes, à produire les types de savoirs et les types de compétences qui répondent à leurs intérêts.
C’est pourquoi les politiques publiques de recherche se limitent actuellement en Europe à « gérer » ce chantage à l’attractivité :
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alignement sur le régime américain de la propriété intellectuelle ;
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financement public de la recherche privée sans critères sociaux ou environnementaux
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financements régionaux de « technopoles »
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financement des partenariats entre laboratoires publics et firmes privées sans qu’aucun mécanisme similaire ne soit ouvert aux organisations à but non lucratif (ONG, syndicats, acteurs de l’économie solidaire),
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financement réduit des domaines de recherche non directement monnayables ou obstacles à la profitabilité (sciences sociales, sciences naturelles et écologie, étude des risques chimiques et alimentaires et santé environnementale, étude des énergies renouvelables, agronomie « durable » , etc.)
La montée des aspirations citoyennes et l’émergence d’un tiers secteur de la recherche associative, de l’expertise citoyenne et de l’innovation coopérative
On mesure donc combien la recherche, comme d’autres secteurs, a été profondément transformée par le mouvement récent de mondialisation néolibérale. Mais dans le même temps, sont nées de nouvelles aspirations de la société civile et une nouvelle redistribution sociétale des capacités d’expertise et de production de savoirs et d’innovations. Face à la marchandisation de la recherche et des savoirs, on aurait tort de rester dans la nostalgie de l’ancien modèle Etatiste et scientiste ou dans l’illusion que la défense d’un îlot de « recherche fondamentale autonome » est suffisante. Il faut plutôt s’appuyer sur les dynamiques de résistance, d’expertise et d’innovation qui sont apparues dans la société depuis quelques années.
La seconde grande transformation en cours des rapports entre science et société est en effet l’irruption des « profanes » et de l’espace public dans les choix techno-scientifiques. Autrefois, la négociation de ces choix était cantonnée au triangle : chercheurs, décideurs étatiques, entrepreneurs privés. Puis elle était diffusée (voire imposée) à la société. Aujourd’hui le rapport de force a évolué en faveur d’une société civile plus éduquée, plus distante aux sirènes du « progrès » et moins encline à déléguer les choix à des institutions scientifiques lointaines : des ONG ont contesté en justice des décisions technico-scientifiques de l’Etat au nom du principe de précaution, un mouvement citoyen européen a pu bloquer et infléchir une trajectoire technologique (OGM) qui semblait acquise il y a 10 ans.
La production de savoirs et d’innovation est donc sortie des espaces confinés des institutions spécialisées (centres de recherche publics ou privés, bureau des méthodes, comité d’experts…). On voit des associations de la société civile construire une forte expertise sur les grandes questions économiques, scientifiques et médicales internationales de la planète. On voit Internet concurrencer les institutions traditionnelles de transmission des savoirs (école, musées, médias). On voit des malades du SIDA co-élaborer les protocoles d’essais thérapeutiques avec les chercheurs. On voit avec le logiciel libre monter une technologie née, en marge des firmes et des universités, de la libre coopération de passionnés ; on voit de simples paysans, jardiniers ou citoyens devenir acteurs reconnus de la gestion d’une biodiversité qu’on croyait naguère gérer dans des réserves ou des frigidaires scientifiques…
A côté de la recherche publique et du secteur privé, émerge ainsi un tiers secteur de la recherche associative, de l’expertise citoyenne et de l’innovation coopérative. Nous sommes entrés dans une société de la connaissance distribuée. C’est de tous ses pores que fleurissent les savoirs et les innovations qui font la cohésion sociale et la productivité économique de notre société. Les décideurs économiques ont si bien compris cette évolution qu’ils ont adapté leur formes de management pour mobiliser, au mieux de leurs intérêts, ces « externalités positives » diffuses (gestion par projet, décloisonnement, « management de la connaissance», « développement participatif » , etc.). Mais les politiques de recherche et d’innovation n’ont pas encore intégré cette nouvelle donne pour s’en saisir face à la marchandisation.
La démocratie technique invente des techniques de la démocratie
La prise en compte de l’avis des citoyens sur les développements technologiques est jusqu’ici l’occasion de mascarades, mais des procédures originales apparaissent et pourraient élargir leur champ d’application à la gestion plus démocratique des sociétés. De ce point de vue, la régulation de la technoscience constitue aussi un laboratoire pour l’innovation dans le traitement de toute controverse.
Pour la régulation de la technoscience,comme pour tout question concernant l’ensemble de la société, la démarche démocratique commence par une consultation. Dans la consultation exhaustive, où toute la population est conviée à s’exprimer, les procédures sont peu variées (élections, référendum). Au contraire, la consultation représentative peut prendre des formes très diverses.
Il existe schématiquement deux types de structures susceptibles d’être interrogées :
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Des groupes d’acteurs déjà constitués par une appartenance commune( associations, syndicats, professionnels,résidents locaux,usagers…,sollicités isolément ou, plus souvent, au sein de comités ad hoc pluralistes. Il existe aussi des regroupements d’acteurs individuels « compétents » . Dans tous ces cas, les acteurs, choisis ès qualité, peuvent être sollicités de façon répétée, sur des questions diverses relevant de leur champ de compétence.
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Des groupes d’individus, constitués spécifiquement, pour donner leur avis sur une question précise, le panel étant dissous sitôt après. Les acteurs sont alors le plus souvent choisis au hasard, mais en respectant des quotas représentatifs (sexe, âge, profession, opinion, etc …).
A la différence des comités évoqués plus haut, les personnes impliquées dans ces panels temporaires sont dépourvues d’un point de vue a priori qu’elles voudraient faire prévaloir. Considérées ensemble, elles représentent plutôt une image de « l’état de conscience » de la population, ce qui ne signifie pas qu’elles sont porteuses de ses véritables intérêts.Le point important ici est la qualification puisque la plupart de ces consultations ne sont pas précédées d’une formation spécifique des acteurs (ex : sondage d’opinion, groupes de discussion = « focus groups » )même si certaines comportent des discussions avec des experts (jury citoyens). La « conférence de citoyens » est une procédure originale à plusieurs titres.
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Toutes ces structures consultatives sont nécessaires car elles permettent l’expression publique d’intérêts différents,et parfois l’élaboration de plates-formes d’action commune. Le forum hybride « idéal » devrait donc combiner une existence ponctuelle, la réelle égalité et l’indépendance des acteurs ,et leur accès à des informations exhaustives et contradictoires.
A quoi servent les « forums hybrides » ? Les forums hybrides rassemblent des acteurs de spécialités ou d’intérêts divers, sans que cette expression indique la place occupée par les « gens ordinaires » bien que ces forums acceptent nécessairement le point de vue de citoyens. Ces structures sont nées d’un paradoxe du progrès : contrairement aux promesses(et aux croyances), les avancées de la technoscience ont placé l’humanité devant des incertitudes croissantes. Toute innovation est aussi une expérimentation humaine et l’ampleur des risques croît avec la puissance modificatrice de l’innovation. Alors, les conséquences des actions deviennent de plus en plus imprévisible et cette situation engendre des controverses, aussi bien à cause des « incertitudes expertes » que d’ intérêts divergents. C’est au sein des forums hybrides que peuvent mûrir ces controverses ,dans le dialogue entre des acteurs dont les intérêts et les savoirs sont variés. Ainsi,ces acteurs,dont certains sont des citoyens ordinaires et d’autres des « experts » de compétences diverses,peuvent construire (co-construire) une position dans le cours d’un dialogue où les profanes jouent à égalité avec les spécialistes.
La procédure actuellement la plus pertinente pour répondre aux défis démocratiques posés par la technoscience, mais aussi à d’autres questions de société, est la conférence de citoyens.
Née au Danemark en 1987, cette procédure vise à obtenir le reflet le plus objectif possible de l’opinion de la population entière si elle était complétement informée. Pour cela, un petit groupe de citoyens,choisis au hasard, profanes sur l’objet de la consultation, anonymes et bénévoles, bénéficient d’une formation construite avec objectivité, avant d’organiser eux-mêmes un débat public avec des interlocuteurs de leur choix. Puis ils rédigent un avis où figurent des opinions unanimes et d’autres majoritaires. L’objectivité de la procédure est recherchée par l’échantillonnage des citoyens, par le déroulement de la formation hors de toute influence, et par le consensus obtenu sur le programme de formation et sur l’identité des formateurs, au sein d’un comité de pilotage pluriel.
La conférence de citoyens combine ainsi une formation préalable (où les citoyens étudient) avec une intervention active (où les citoyens interrogent) et un positionnement collectif (où les citoyens avisent). Bien sûr, il faut veiller à la représentativité de ces citoyens (initialement neutres ou « profanes » ),comme à l’objectivité de la formation (démontrée par l’accord consensuel du comité de pilotage sur le programme, malgré les opinions diverses en son sein), et à l’absence de pressions extérieures (les citoyens demeurent anonymes jusqu’à la séance publique où ils finalisent leur opinion). Alors, on peut supposer que l’opinion finale de ces 15 à 20 personnes figure celle qui proviendrait de l’ensemble de la population si on pouvait l’inclure dans un tel protocole de formation, ce qui est évidemment impossible.
De l’avis à la décision politique: C’est seulement dans la conférence de citoyens qu’une formation complète est possible, ce qui est la condition même du choix éclairé sans lequel la démocratie serait usurpée. Dés que les profanes sont devenus citoyens éclairés,ils disposent de deux prérogatives exceptionnelles : celle d’interroger au fond des personnalités choisies par eux-mêmes afin de compléter et d’assurer leurs opinions, et celle d’échanger entre eux afin d’enrichir et de confronter leurs convictions. Le prix à payer pour cette performance démocratique est de réduire l’exercice à un échantillon plutôt que l’appliquer à la population entière. La conférence de citoyens est ainsi la mise en pratique “ en milieu confiné ” de la vieille utopie d’une éducation exhaustive et généralisée.On remarquera cependant que les autres essais de démocratie participative ,pourtant beaucoup moins sophistiqués, ne mobilisent eux aussi qu’une petite proportion(2 à 4%) de la population concernée.
Tous les observateurs de telles conférences se sont étonnés de la capacité de citoyens candides à délibérer sur des sujets complexes, à apporter une vision dégagée des enjeux locaux, à proposer des solutions de bon sens ignorées par les spécialistes. Ainsi est battue en brèche l’hypothèse d’un “ public irrationnel ” qui serait incapable d’apprécier les bienfaits de la technoscience. Il reste que de tels “ panels ” ne sont pas composés de n’importe qui : seulement une personne sollicitée sur trois environ accepte de consacrer plusieurs week-ends au bien commun sans en retirer aucun bénéfice personnel puisque la procédure comprend l’anonymat et le bénévolat. Des super-citoyens donc, mais seulement par leur démonstration de civisme, ce qu’on ne saurait considérer comme un biais qu’en confondant démocratie avec populisme.
Il est indispensable que l’avis des citoyens ainsi obtenu soit largement médiatisé et fasse l’objet d’une discussion approfondie par les décideurs élus. C’est l’échec jusqu’ici de ces deux exigences qui a sabordé l’impact des conférences de citoyens (1998 : OGM ; 2002 : changements climatiques) organisées en France selon la procédure décrite ici. Pourtant, à l’issue d’une cinquantaine de conférences de citoyens en Europe, il apparaît clairement que cette procédure est l’occasion privilégiée pour promouvoir des gens ordinaires en personnes compétentes, intelligentes, et altruistes, c’est à dire en citoyens responsables.
L’enjeu est donc de légaliser ces procédures en élaborant un cahier des charges, préalable à leur reconnaissance officielle. La conférence de citoyens n’est pas un outil de démocratie locale. Son champ naturel est national, voire supranational, et elle ne peut se substituer à toutes les autres procédures de démocratie participative. Ces conditions étant remplies,les conclusions de toute conférence de citoyens devraient faire l’objet d’un débat parlementaire. Il ne s’agit évidemment pas d’exiger que le Parlement avalise ces conclusions mais qu’il les discute publiquement afin de fonder ses choix.
Il semble que les propositions audacieuses mais de “ bon sens ”, en rupture avec le fatalisme des décideurs, soient fréquentes à l’issue de telles assemblées citoyennes. Organisez dix conférences de citoyens couvrant les sujets controversés les plus importants puis réunissez leurs conclusions. Vous obtenez le programme électoral idéal… qui est aussi celui que les électeurs rejetteraient ! Peut-être est-ce son pouvoir émancipateur, autant que la menace diffuse sur leur représentativité, qui empêche la plupart des élus de favoriser ce processus démocratique. En tout cas, ce que proposent les citoyens, libérés des marchands d’illusions et placés en situation de responsabilité, c’est la solidarité plutôt que la compétitivité, la communauté de l’espèce humaine plutôt que le chauvinisme, le développement durable plutôt que le productivisme.Une telle démonstration qu’un potentiel véritablement humain demeure caché dans les médiocrités quotidiennes, celles qui font les séductions électorales ,est une des rares occasions sérieuses de croire qu’un autre monde est possible.
La procédure des conférences de citoyens échappe aux deux principaux écueils rapportés pour d ‘autres procédures : faisant appel à des volontaires elle se déroule avec une émulation soutenue ; construite « à la demande » et close dés l’avis rendu, elle évite l’usure de l’enthousiasme et limite largement les tendances hégémoniques de certains acteurs.De plus,elle seule assure une réelle indépendance de tous les acteurs à l’égard du problème soumis ainsi que leur information la plus objective et exhaustive qu’il est possible.
Les conférences de citoyens constituent une mine de défis et d’espoirs démocratiques : on pourrait en expérimenter des variantes, parmi lesquelles la confrontation simultanée à la même question plusieurs panels de citoyens de pays différents mais tous exposés aux effets de la technoscience mondialisée.
L’envahissement du monde par les techniques souligne le paradoxe du discours de « maîtrise » puisque croissent simultanément les risques et les incertitudes. C’est pour accompagner ce paradoxe que l’opinion publique est de plus en plus sollicitée, la « mégamachine » recherche ainsi à protéger sa responsabilité lors des accidents à venir, au moins autant que l’apport de contributions de bon sens par les populations. Pourtant c’est ainsi que la démocratie technique invente les techniques de la démocratie, lesquelles pourraient s’appliquer hors de la sphère technoscientifique.
La démocratie technique doit s’ancrer sur trois pieds et, outre la piste des forums hybrides, deux autres mesures sont nécessaires : il faut rendre obligatoire partout le dossier contradictoire par la confrontation systématique de l’expertise avec sa contre expertise et l’ouverture vers des alternatives aux solutions dominantes.Il faut aussi inscrire dans la loi la protection des « lanceurs d’alerte » , ces citoyens pionniers de la précaution et presque toujours laminés pour avoir exhorté assez tôt à la vigilance. La technoscience, en créant des situations où les humains acquièrent des gains inégalement répartis mais simultanément des risques vitaux également partagés par tous,ouvre à des solutions intelligentes où la vigilance démocratique devient obligatoire.
Protéger les lanceurs d’alerte
Que peut faire un scientifique ou un ingénieur, voire un technicien, en cas de conflit entre ses engagements professionnels et sa conscience civique ? Quelles sont ses possibilités de tirer la sonnette d’alarme s’il estime certains développements ou recherches potentiellement nuisibles à la santé, l’environnement ou la société ? Comment se défendra-t-il contre les risques de marginalisation, d’exclusion, voire de sanctions pénales ? Dans le domaine de la science et la technologie, l’idée de l’instauration, via le droit international du travail, d’une clause de conscience protégeant les « lanceurs d’alerte » fait son chemin.
La science possède, traditionnellement, son propre « garde-fou » sous forme de l’indispensable aval donné par la communauté scientifique elle-même à la valeur scientifique et technique de l’avancement des connaissances. Cette fonction d’autocontrôle, qui s’exerce via le mécanisme du peer review donnant accès aux publications scientifiques reconnues, englobe certainement la qualité du savoir et le respect de la déontologie entre chercheurs. Mais est-elle à même de prendre en compte les aspects éthiques quant à l’impact des recherches sur la société ?
Leurs enjeux industriels - et militaires - pèsent de plus en plus sur les priorités scientifiques et technologiques dictées par la compétition économique internationale. Par ailleurs, la part relative du financement public suit de plus en plus cette tendance, tout en étant soumise à des plafonnements budgétaires. En septembre 2001, reconnaissant que la science se trouve impliquée dans un processus de plus en plus complexe de production de connaissances et d’innovations - qui lui échappe pour une grande part et qui requiert une vigilance accrue pour veiller au respect des principes de précaution élémentaires - treize publications de renom (telles The Lancet ou le Journal of the American Medical Association) ont publié un manifeste commun s’inquiétant de cette situation.
Mais qui sont ces « lanceurs d’alerte », connus aussi sous l’appellation de whistleblowers en langue anglaise ? Les uns le deviennent presque par inadvertance, en diffusant des résultats validés sur des sujets sensibles. Chez d’autres, le choix résulte d’un engagement plus délibéré : leur conscience de scientifique et de citoyen les incite à dénoncer un risque potentiel ou à persévérer dans une recherche « dérangeante » en dépit d’intimidations venues « d’en haut ». Tous sont victimes, à un moment donné, de mesures discriminatoires et coercitives plus ou moins graves.
Au cours des dernières années, le nombre de ces « résistants » n’a fait que croître. Ceux-ci bénéficient parfois des feux de la rampe médiatique avant de sombrer dans l’oubli. Qui se souvient des journalistes et militants environnementalistes russes Alexandre Nikitin et Giorgii Pasko, du technicien nucléaire israélien Mordechai Vanunu, des médecins français Jean-Jacques Melet et Jean-François Viel, de l’éco-toxicologue argentin Guillermo Eguiazu ? Souvent condamnés à la solitude face au pouvoir de leur institution ou de leur hiérarchie, ils ne disposent pas des outils juridiques ou législatifs suffisants pour se faire entendre, se défendre et faire valoir leurs droits.
Il y a cependant longtemps (1974) que l’Unesco a adopté une recommandation sur le statut des scientifiques stipulant que « Les États membres doivent chercher à favoriser des conditions telles que les chercheurs, avec le soutien des pouvoirs publics, aient la responsabilité et le droit […] de s’exprimer librement sur la valeur humaine, sociale et écologique de certains projets, et en dernier ressort de se retirer de ces projets si leur conscience les y incite. »
En Europe, l’État le plus avancé dans ce domaine semble être le Royaume-Uni, doté d’un Public Interest Disclosure Act. Cette législation s’applique à tous les employés, salariés ou non, du public et du privé, et concerne un grand nombre de situations - de la négligence jusqu’aux risques pour la santé, la sécurité ou l’environnement. Outre Atlantique, le Whistleblower Protection Act concerne uniquement la recherche publique. Il permet aux scientifiques (et pas seulement à eux) d’exercer leur liberté d’expression, parfois même lorsqu’elle va à l’encontre d’autres règles, telles des clauses de confidentialité.
Dans ce combat pour la transparence, un certain nombre d’ONG apportent leur soutien à des lanceurs d’alerte. Tel est notamment le cas de l’International Network of Engineers and Scientists for Global Responsibility (INES), qui travaille sur un certain nombre de domaines, notamment l’abolition des armes nucléaires et les questions éthiques. Par ailleurs, quelques scientifiques de renommée mondiale ont appelé à de nombreuses reprises à la responsabilité de leurs pairs. C’est le cas notamment de Joseph Rotblat, physicien nucléaire britannique d’origine polonaise, co-fondateur du mouvement Pugwash (1957), prix Nobel de la Paix en 1995. Celui-ci insiste sur la nécessité de protéger les lanceurs d’alerte mais également d’élaborer un code éthique - une sorte de serment d’Hippocrate - qui aurait valeur d’engagement pour les jeunes chercheurs.
Quelle clause de conscience pour la science? Un projet international propose que le “lanceur d’alerte” ait la faculté d’informer un organisme indépendant de toute activité continue et délibérée en violation:
• du principe de précaution; • de la santé publique; • de l’environnement; • des codes éthiques et de déontologie en matière de recherche et de production technologique.
Quel nouveau contrat entre science et société ?
En ce début de XXIe siècle, quel nouveau contrat social peut-on refonder entre recherche et société ? Un récent rapport de prospective a exploré les scénarios possibles. Trois pôles de production de savoir et de polarisation des recherches sont en présence, un pôle académique, un pôle marchand et un pôle sociétal, et trois grands scénarios se dégagent.
Le premier, est l’alliance du monde scientifique et des oligopoles économiques selon un mode de pilotage marchand de la recherche. C’est le scénario dont nous nous approchons, où le réductionnisme se conjugue avec la marchandisation, où les critères de l’excellence scientifique et de la rentabilité à court terme s’accordent comme par enchantement pour laisser sur le bord de la route des disciplines comme les sciences humaines et sociales, la santé environnementale, l’agronomie et les sciences du vivant intégratives pour une agriculture durable, les recherches sur les maladies du Sud.
Le deuxième scénario est l’alliance du marché et d’une société civile à dominante consommatrice, selon un pilotage marchand et consumériste de la recherche. Le savoir ne vaudrait que comme instrument, la science y serait une marchandise comme les autres à se procurer au plus bas prix sur le marché mondial pour satisfaire des besoins de consommation ou de sensationnel. Le marché serait le seul lieu de régulation des choix scientifiques et techniques.
Le troisième scénario est l’alliance, entre les chercheurs et la société civile à dominante citoyenne, selon un mode de régulation démocratique associant les citoyens à la co-production des choix de recherche et des savoirs en vue de satisfaire les besoins - - non solvables à court terme-- de notre planète et ses habitants. C’est uniquement dans ce scénario qu’une politique ambitieuse pour la recherche publique est possible car elle serait alors soutenue par la société, conforme aux enjeux de bien publics de notre planète et capable de mobiliser l’intelligence collective et les capacités d’innovation diffuses dans notre société.
Mettre les sciences en démocratie
Aller vers ce scénario, le plus souhaitable, suppose d’inventer une nouvelle politique publique de recherche et d’innovation autour des grands axes suivants :
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Moyens accrus pour le service public de recherche ;
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Régime juridique adapté aux savoirs, ces biens qui se multiplient en se partageant (archives publiques de publications scientifiques, outils alternatifs au brevet type « copyleft » , pool mondiaux, etc.) ;
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Réforme de l’expertise publique, afin qu’émancipée des lobbies économiques, elle joue à plein une fonction de moteur de recherches allant jusqu’au fondamental ;
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Mesures d’appui au tiers secteur de la recherche associative, de l’expertise citoyenne et de l’innovation d’intérêt collectif : création de fonds d’incitation pour les recherches menées en partenariat entre laboratoires publics et organisations à but non lucratif, bourses de thèse et détachements de chercheurs publics en milieu associatif, etc.
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Institutionnalisation et formalisation de nouveaux processus d’élaboration démocratique des choix scientifiques non pas simplement en aval pour gérer les risques technologiques mais aussi en amont pour définir les priorités du budget de la recherche. Il s’agit aussi bien de réformer les processus représentatifs tels que le vote du budget de la recherche par les parlementaires que d’y articuler des processus participatifs types conférences de citoyens.
Fondation Sciences Citoyennes
Notas de pie de página
Fondation Sciences Citoyennes
Pour en savoir plus :
Pierre-Benoit Joly et Bertrand Hervieu, « La marchandisation du vivant. Pour la mutualisation des recherches en génomique » , Futuribles, n° 292 (décembre 2003), 5-30
R. Dumoulin, A. Martin, « Une approche exploratoire de l’externalisation de la R&D : vers une modélisation des paramètres nécessaires » , CLAREE, avril 2003 (claree.univ-lille1.fr/ lecocq/cahiers/aimsRDAM.pdf)
Rapport Futuris, Socialiser l’innovation, un pari pour demain, 2004 (www.operation-futuris.org/images/rapport_citoyennete.pdf).
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Dominique Pestre, Science argent et politique, un essai d’interprétation. Paris, INRA Editions, 2003.
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P. Larédo et P. Mustar (dir.), Research and Innovation Policies in the New Global Economy, Edward Elgar, 2001.
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Sheldon Krimsky, La recherche face aux intérêts privés, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004
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Richard Sclove, Choix technologiques, choix de société, Paris, Descartes et Cie et Ed. Ch-L. Mayer, 2003.