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Enjeux de gouvernance

By Pascal Delisle

Book : Chroniques de la gouvernance 2009-2010

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Par Pascal Delisle, Président de l’IRG

Faut-il le rappeler, les années 2008 et 2009 resteront dans l’histoire comme celles d’une débâcle financière, économique et sociale unique. Cet échec est dans une large mesure celui des systèmes de gouvernance nationaux et internationaux, privés et publics, de la finance et de l’économie mondiales : une crise qui révèle en creux la faiblesse de notre compréhension collective des mécanismes à l’œuvre dans un contexte saisissant d’interdépendance des acteurs et des échelles géographiques.

Cette difficulté à appréhender une réalité complexe et à proposer des règles de gouvernance à la fois efficaces et légitimes n’est pas propre à la sphère économique. Qu’il s’agisse de produire ou de coproduire des services de santé, d’accompagner des démocraties dans la prise en compte d’un certain degré de pluralisme juridique ou bien de faire valoir la voix des acteurs non gouvernementaux à divers échelons géographiques, la question de la gouvernance, dans toute sa complexité et dans sa polysémie, se trouve aujourd’hui résolument au cœur des défis des sociétés contemporaines.

De Polokwane à Bogotá et de Shanghai à Paris en passant par New York et Londres, l’IRG travaille avec une large gamme de praticiens et de chercheurs pour mieux comprendre les pratiques et les défis de la gouvernance dans une approche résolument comparative, inter-acteurs et interculturelle.

Les Chroniques de la gouvernance 2009-2010 témoignent de cette démarche non seulement en rassemblant des contributions extérieures sur l’actualité de la gouvernance, mais aussi en présentant le travail considérable de recherche et de mise en débat mené sur les chantiers prioritaires de l’IRG par son équipe permanente et par ses plus proches partenaires et collaborateurs, praticiens et chercheurs associés. Ces chantiers forment la colonne vertébrale de la réflexion sur la gouvernance de ce volume : légitimité et enracinement des pouvoirs, coproduction du bien public et partenariats multi-acteurs, analyse et évaluation de la gouvernance, formation aux affaires publiques.

Cette édition des Chroniques de la Gouvernance se présente ainsi en cinq parties. La première partie (« L’actualité de la gouvernance vue par… ») donne la parole à une demi-douzaine d’intellectuels de différentes disciplines (historiens, sociologues, économistes…) et de différentes régions (Europe, Chine, Amérique latine), qui proposent à partir des signaux qu’ils observent dans l’actualité mondiale ou dans celle de leur pays une vision de la gouvernance qui remet profondément en question les schémas dominants et culturo-centrés de la « bonne » gouvernance et de la démocratie.

S’intéressant au fonctionnement des sociétés contemporaines, Pierre Rosanvallon ouvre le débat en soulignant le déficit de légitimité des démocraties parlementaires classiques face aux évolutions sociologiques profondes et à la nature nouvelle des défis auxquelles elles sont confrontées. Il est urgent, pour lui, non seulement d’adopter une approche plus participative de la démocratie, mais aussi et surtout de réorganiser les procédures de délibération et de décision politique, là ou trop souvent le processus démocratique se réduit aux modalités de sélection électorale des dirigeants.

Michel Wieviorka revient quant à lui sur quelques épisodes majeurs de l’année passée – à l’image de l’élection de Barack Obama – de façon à nous mettre en garde contre des approches simplistes de la gouvernance, perçue comme imprévisible par les uns, totalement ancrée dans des temporalités longues pour d’autres, là où une analyse conjuguant les différentes échelles de temps à l’œuvre dans un contexte partiellement indéterminé semble plus à même de rendre compte d’une réalité multifacette.

Sous la plume de l’historien Zhu Xueqin, la polémique de 2008 autour des valeurs dites « universelles » et de leur « imposition » à la Chine par l’extérieur rebondit à son tour, montrant à quel point les tensions existantes sont bien souvent internes au pays et reflètent des désaccords de fond propres à l’élite chinoise et au Parti communiste sur les grands choix de gouvernance applicables au pays.

Solidement ancré et actif politiquement dans une Amérique latine en pleine effervescence, Alberto Acosta exprime une sensibilité aujourd’hui forte dans la région, qui voit dans la participation citoyenne et dans la coordination régionale de la gouvernance économique des outils au service du développement de la région et en même temps une manière de « police d’assurance » contre les forces d’un capitalisme mondialisé, considéré avec un grand scepticisme.

Enfin, Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoudia, en écho aux propos de Pierre Rosanvallon, concluent cette partie par un grand coup de pied dans la fourmilière des visions dominantes de la démocratie et de la « bonne gouvernance » dans le domaine des « modèles de développement » et de la coopération pour le développement. À la lumière des expériences réussies de certains pays asiatiques d’un côté, des échecs d’une grande introduction partie du monde en développement de l’autre, Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoudia voient dans la capacité de gouvernance endogène des sociétés la clé d’une transition réussie vers le développement, là ou les approches normatives importées échouent les unes après les autres, et avec elles les politiques classiques d’aide au développement.

Les cinq parties suivantes des Chroniques, chacune consacrée à un chantier prioritaire de l’IRG ou, pour la dernière, à la déclinaison latino américaine de l’Institut, sont de nature différente en ce qu’elles témoignent chacune de l’action de fond de l’IRG. Chaque partie est ouverte par un article de cadrage écrit par un ou plusieurs membres de l’équipe permanente, ce qui permet au lecteur de faire un point conceptuel et pratique sur chacun des programmes ; ensuite, une série d’articles dus à la plume de partenaires praticiens et chercheurs de l’IRG vient compléter et illustrer ce propos.

Les enjeux de la gouvernance abordés dans ces chapitres sont de taille. Le premier est celui de la légitimité et de l’enracinement du pouvoir, qui, autour d’une question simple (les peuples se reconnaissent-ils dans la manière dont ils sont gouvernés ?), remet en question bien des idées reçues : celle, par exemple, de l’existence d’un ordre constitutionnel et légal qui suffirait à asseoir l’acceptation sociale et le respect envers ceux qui s’en prévalent. Ainsi sont mises en évidence la diversité des sources de légitimité et des normes légales, symboliques, coutumières, religieuses, à laquelle se réfèrent simultanément les citoyens, ainsi que, d’un continent à l’autre, la variété des conditions d’une gouvernance démocratique.

Le deuxième enjeu est celui de la participation des acteurs dits « non étatiques » au pouvoir et à l’élaboration des politiques publiques. La puissance étatique n’a plus, depuis longtemps, le monopole de la production et de la gestion des services d’intérêt général ; de manière générale, l’élaboration des régulations et des politiques publiques requiert qu’y soient associés ces acteurs, dans toute leur diversité : associations, ONG, syndicats, entreprises, autorités traditionnelles et religieuses, etc. On verra dans ce chapitre en quoi cette préoccupation suppose la mise en place d’espaces de concertation adaptés, notamment au niveau national, et d’une démarche, de plus en plus visible, de « diplomatie non gouvernementale », pour reprendre l’expression d’Henri Rouillé d’Orfeuil, par laquelle les acteurs non étatiques de la gouvernance s’efforcent, aujourd’hui, de faire entendre leur voix dans l’arène internationale.

Troisième enjeu, ou plutôt vecteur de changement : l’évaluation de la gouvernance, qui est un sujet plus complexe qu’il n’y paraît dès lors que l’on se pose la question de savoir qui est légitime à évaluer, et pour quoi faire. La multiplication actuelle des mécanismes – techniques – d’évaluation, notamment dans les institutions internationales, et les simples diagnostics, notamment venus de l’extérieur des pays concernés, ne règlent pas du tout. Comme on pourra le voir, en particulier à partir d’exemples latino-américains et africains, les citoyens, à travers les organisations de la société civile, entendent de plus en plus participer aux processus d’évaluation et en faire des outils d’incitation à la réforme des politiques publiques.

Enfin, les Chroniques insistent sur le vecteur essentiel de changement que constitue la formation aux affaires publiques, un chantier que l’IRG, avec plusieurs partenaires, a commencé à ouvrir au cours des dernières années. Les questions soulevées sont multiples : l’adaptation de la formation aux réalités, son internationalisation, sa réforme et la confusion qui subsiste entre la notion de « formation aux affaires publiques » et celle de « formation des fonctionnaires », dénoncée avec force dans ces pages par le sociologue Erhard Friedberg dans son plai- doyer pour la mise en place de systèmes pédagogiques communs pour les futurs responsables du secteur public et du secteur privé.

Ainsi, les Chroniques de la gouvernance 2009-2010 constituent-elles un outil d’analyse et de débat sur les mutations qui, dans le temps et l’espace, affectent les systèmes par lesquels les sociétés humaines se gouvernent : transformation des acteurs de la gouvernance et de leurs capacités respectives d’action ou d’influence ; évolution des cadres géographiques ou légaux au sein desquels s’organisent les processus sociaux, politiques et économiques de la gouvernance ; émergence de défis nouveaux par leur nature, leur échelle géographique ou leur temporalité.

Mais à quoi servirait ce travail de recherche et d’analyse si ce n’était à contribuer, in fine, à l’élaboration de propositions de réforme des pratiques et des principes de la gouvernance ? Désireuses d’offrir une alternative constructive aux tenants des approches parfois trop réductrices de la « bonne gouvernance », les Chroniques 2009-2010 tirent les leçons des travaux soutenus en donnant libre parole à des praticiens et analystes porteurs de propositions et promoteurs de principes de gouvernance. Par leur contribution, ils renforcent et complètent utilement les principes que Jean Freyss, Pierre Calame et la Fondation Charles Léopold Mayer, qui furent à l’origine du projet de l’IRG, avaient proposés dès le début de l’Institut. La mise en place d’espaces de concertation, l’articulation des échelles géographiques et la prise en compte plus systématique de la dimension interculturelle de la gouvernance dans les processus démocratiques en sont quelques aspects centraux.

Le bureau de l’IRG et moi-même nous réjouissons de cette livraison 2009-2010 des Chroniques de la gouvernance et vous souhaitons une bonne lecture !