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Partie III - Constitutions et constitutionnalisme : quel processus pour une gouvernance légitime ?
Book : Parcours international de propositions et de débat sur la gouvernance
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En tant que source du pouvoir, la constitution est inévitablement confrontée à la problématique de la légitimité et de la légalité. Elle constitue en quelque sorte la clef de voûte de l’articulation des différentes sources de légitimité, susceptible de porter un véritable contrat social. Cependant, en Afrique centrale comme dans la plupart des pays d’Afrique, l’essor du constitutionnalisme est rempli de paradoxes. S’il a permis des progrès en matière démocratique et de droits de l’Homme, sa pratique a néanmoins contribué à dévoyer les potentialités des textes constitutionnels et à miner la confiance entre les populations et les dirigeants politiques. Les participants au colloque en ont ainsi appelé à un renouveau constitutionnel qui permette aux constitutions de jouer pleinement leur rôle en faveur d’une gouvernance légitime.
Le constitutionnalisme sous la critique
En Afrique centrale comme ailleurs, l’existence d’une constitution ne suffit pas à rendre légitime le pouvoir politique qui en est issu. Ainsi, un intervenant a pu présenter la légitimité comme un « « tabou constitutionnel », vampirisé par la légalité ». Les constitutions se retrouvent dès lors comme vidées de leur substance et de leur ancrage au sein des sociétés. Ceci d’autant plus qu’elles se réfèrent à des « notions extérieures de légitimité » (comme l’intérêt national, l’affirmation que la souveraineté nationale appartient au peuple, le suffrage universel ou encore l’État de droit) et reprennent souvent les dispositions de la constitution française de 1958. Les constitutions ne sont alors qu’une « façade, en grande partie offerte à l’Occident qui se contente de peu… », façade derrière laquelle un système politico-administratif, animé par un chef d’État s’appuyant sur le parti, l’Administration, la police et l’armée, gouverne sans entraves.
Comme souligné par un participant, en Afrique centrale, la perte de substance des constitutions résulte également d’une crise de valeurs. Celle-ci n’étant « pas seulement due à la colonisation mais aussi à la grande propagande idéologique des partis uniques qui ont diffusé un certain nombre de valeurs, coupant les citoyens de leurs vraies origines. Ainsi lorsque le Parti congolais du travail, parti unique, diffusait dans la jeunesse des messages comme « le pionnier est un militant conscient et efficace de la jeunesse » qui « dans tous ses actes vit à l’exemple de l’immortel Marien N’Gouabi1 et obéit aux ordres du parti », cela ne donnait pas de modèle, d’autant que les ordres du parti était « protection, discipline, fusil » ou encore « le pouvoir est au bout du fusil »… Tout cela a conditionné les gens et l’on s’étonne après la conférence nationale de l’émergence des milices ! Mais ils ont passé 30 ans à entendre ça tous les jours à la radio ! »
À l’époque des partis uniques, les constitutions servaient précisément et essentiellement à affirmer la prééminence du parti unique, en réalité un « Parti-État ». La négation des libertés fondamentales et des droits de l’Homme était ouvertement prônée, la pratique du pouvoir politique monocratique. Aujourd’hui, tout le monde admet que les pouvoirs politiques issus du parti unique n’étaient pas légitimes alors même qu’ils étaient dotés d’une constitution.
Avec ce que l’on a appelé « l’avènement de la démocratie » en 1990, à la suite des conférences nationales, beaucoup de citoyens d’Afrique centrale ont espéré la rupture par rapport aux régimes issus de la colonisation. Les constitutions et les institutions allaient désormais consacrer le contrat social et répondre aux aspirations de populations longtemps privées de liberté. L’élaboration d’une constitution était alors présentée comme le renouvellement de la fondation de l’État avec la participation des citoyens.
Les premières constitutions post-conférences nationales ont tenté d’atteindre ces objectifs. Elles comportaient notamment la limitation du nombre de mandats présidentiels, ce qui ouvrait une possible voie à l’alternance. Très vite cependant, elles ont été révisées de manière unilatérale à un rythme effréné, les conclusions des conférences nationales ayant été déclarées facultatives, sans force obligatoire. Ainsi, la première constitution gabonaise « post-conférence nationale » datée du 26 mars 1991, a été modifiée en 1994, 1995, 1997, 2000 et 2003, autant de révisions qui n’ont fait que renforcer les pouvoirs du chef de l’Exécutif. L’ensemble des citoyens n’est pas associé aux révisions constitutionnelles et alors que la première constitution post-conférence nationale a été faite sur la base d’un large consensus populaire, sa révision ainsi que toutes les autres qui ont suivi ont été faites par un pouvoir constituant dérivé, « en catimini ».
Cette prédominance du chef de l’Exécutif se retrouve également dans la marginalisation du Parlement dans l’exercice du pouvoir. Si toutes les constitutions des pays d’Afrique centrale reconnaissent, en principe, au Parlement le pouvoir de contrôle sur l’exécutif, dans la pratique le fait majoritaire assure la prépondérance de l’exécutif dans des proportions telles que le Parlement « assume le service du président de la République en particulier et du gouvernement en général, ce qui réduit l’opposition à être un témoin impuissant du jeu politique ». Pour cet intervenant gabonais qui, nous l’avons vu, étend son analyse du cas de son pays à l’ensemble de la sous-région, « les pouvoirs publics ne respectent pas les règles du constitutionnalisme classique qui fondent les régimes démocratiques. C’est toute la problématique du droit et de la loi. Ainsi, aux principes démocratiques de liberté, d’égalité, d’universalité et de majorité, correspondent dans les régimes politiques des États de l’Afrique centrale, les principes d’autorité, d’orthodoxie et d’exclusivité ». La faible légitimité associée aux constitutions résulte donc aussi de ce qu’elles sont perçues comme « instrument que les gouvernants utilisent pour se donner les chances de rester au pouvoir ». Refusant de voir que « les causes de légitimité ont une durée de vie limitée et que pour durer elles doivent s’ancrer dans les pratiques sociales », les pouvoirs ne font que revendiquer l’apparat des constitutions, qu’ils considèrent en quelque sorte comme une « légitimité éternelle » qui leur serait dévolue.
La pratique constitutionnelle est donc fortement contestée – la constitution apparaissant comme « prise en otage » par le parti au pouvoir – par les populations qui détournent leur confiance d’institutions ainsi fragilisées. Pour autant, cet outil conserve sa charge positive. Les participants au débat continuent de voir la constitution comme l’instrument privilégié de reconnaissance et d’articulation des différentes sources de légitimité. Reste à envisager les conditions qui permettraient de la voir pleinement jouer ce rôle.
Les conditions du renouveau constitutionnel
Les intervenants ne se sont pas contentés de constater l’échec du constitutionnalisme, tel qu’il est pratiqué en Afrique centrale. Ils se sont interrogés sur les obstacles à son application, sur « le sens attribué par nos populations aux constitutions censées les régir » et sur la manière de « concilier légalité et légitimité et reconnecter la norme constitutionnelle avec les sociétés ». Ce fut là une séance au cours de laquelle un pont fut également jeté par-delà l’Atlantique, une intervenante de Colombie expliquant comment dans ce pays, la question du constitutionnalisme a été placée au centre des réformes qui ont permis d’initier une refondation pour une gouvernance apaisée : « La Constitution et le processus sont assumés comme fondateurs ou refondateurs » a-t-elle affirmé.
Si la pertinence de l’approche comparatiste s’est ainsi révélée, c’est également pour souligner que le processus à l’œuvre en Amérique andine n’est pas un long fleuve tranquille. Horizon de comparaison, il montre les nuages qu’il faudra peut-être éviter. Un intervenant spécialiste des constitutions a rappelé « qu’il ne faut pas trop idéaliser les constitutions et imaginer que cela va se faire rapidement : il faut entrer dans un processus réaliste d’apprentissage en se posant la question des éléments à intégrer dans une constitution. »
Quels processus constituants face aux dérives présidentialistes?
Le cas du Cameroun a été largement présenté pour décrypter la problématique des processus constituants. Comprendre ces processus implique d’adopter une « approche lucide » : il faut « voir comment on écrit les dispositions d’une constitution, comment les acteurs politiques se mobilisent, comment les acteurs sociaux essaient d’être intégrés, quels principes on met en avant et quel est leur degré de communauté, de consensus ». L’importance de prendre en compte la dimension du temps dans l’appréciation des processus constitutionnels a également été soulignée : « Il faut une pédagogie, un accompagnement méthodique et déterminé pour arriver à déterminer un élément de régulation équilibré, optimal et juste de la société. » Un intervenant relativisait ainsi : « Cela fait cinquante ans que nous vivons, dans le cadre du Cameroun indépendant, une dynamique de pratique constitutionnelle. Cinquante ans, c’est peu à l’échelle de la vie d’une société. »
De fait, durant ce demi-siècle, le Cameroun a connu « trois ou peut-être quatre réformes constitutionnelles » « c’est que nous sommes dans un pays où même la computation des réformes ne fait pas l’objet d’un consensus ! »
La première constitution, celle du 4 mars 1960, fut adoptée par référendum. C’est là une information importante quand on sait qu’en dehors de ce texte fondateur du Cameroun indépendant et de la réforme de 1972, toute la production constitutionnelle camerounaise s’est faite par la voie parlementaire. Comme pour beaucoup de pays africains francophones, on a dit que cette constitution de 1960 a repris en grande partie le texte français de référence de 1958. Pour un intervenant, « l’approche mimétique doit être relativisée : il y a eu un transfert de droits constitutionnels plutôt qu’une imitation consciente d’un modèle constitutionnel et lorsque les acteurs politiques camerounais ont eu l’occasion de fabriquer la norme constitutionnelle en 1961, on se rend compte qu’ils ont rapidement abandonné ce qui leur avait été « donné » ou « imposé ». »
Ce texte de 1961 est riche d’enseignements pour le processus constitutionnel, tel qu’il se pose aujourd’hui en 2011 et pour l’avenir. Au seuil des années 1960, ce texte sert d’abord de fondement aux « retrouvailles » entre les deux anciennes parties, respectivement anglaise et française, du Cameroun d’avant l’Indépendance. Il s’agit alors de poser les bases du consensus fédéral, et ce n’est pas chose aisée concernant deux aires qui, à l’intérieur d’un territoire commun, se sont développées selon deux cultures politiques et administratives différentes. La norme constitutionnelle sert alors à baliser ce que l’on a appelé le « retour à la maison commune ».
Avec la réforme de 1972, il n’est plus question de concertation autour de la norme constitutionnelle. Le président Ahidjo, au nom de sa « vision de l’unité de la nation » a en effet mené un « processus caché qui a pris de court les acteurs politiques de la zone anglophone, lesquels n’avaient pas accepté le passage de l’État fédéral à l’État unitaire ». Cette réticence n’a fait alors que resurgir au cours des décennies suivantes, d’abord de manière feutrée durant la période du parti unique, puis de manière ouverte au début des années 1990 : c’est ainsi que des personnalités éminentes comme John Ngu Foncha ou Salomon Tanden Muna ne cesseront de réclamer le retour à l’État fédéral comme base du consensus constitutionnel camerounais. Cet épisode est également riche d’au moins deux enseignements. D’abord, à défaut de concertation entre tous les acteurs, une constitution ne saurait remplir son office de rassemblement et nourrira en son sein les germes de contestations futures. Ensuite, la transparence et l’accès à l’information sont essentiels. Un intervenant a ainsi affirmé qu’il faut en finir avec les « constitutions secrètes » qui n’ont cessé d’avoir cours en Afrique centrale ; un autre estimant que « si notre objectif est de parvenir à une gouvernance transparente, responsable et honnête, si nous voulons faire confiance à nos gouvernants et avoir un secteur privé fiable, alors il faut lutter contre la rétention d’informations. Ainsi nous appuierons nos gouvernants pour qu’ils atteignent leurs objectifs. »
Un participant résume ainsi l’histoire constitutionnelle du Cameroun comme « l’aventure d’un présidentialisme partagé entre son héritage autoritaire demeuré fort et la nécessité de son évolution dans un contexte démocratique. » Il y aurait finalement un « dilemme constitutionnel camerounais : faire de l’autoritarisme éclairé ou du présidentialisme démocratique. » Et faute de choisir réellement, ce hiatus se répercute dans la fabrication de la norme, dans les équilibres normatif et institutionnel et dans la pratique institutionnelle. Les problèmes persistent, se nourrissent et nourrissent d’autres problèmes. Ainsi, en 1961, « on avait une constitution fédérale et des constitutions fédérées (Constitutions du Cameroun oriental anciennement français et du Cameroun méridional anciennement britannique) avec des approches constitutionnelles et des héritages tellement différents que l’on se demande comment on a fait pour emboîter cela, si tant est qu’on ait pu le faire ». De fait le Cameroun n’y est pas parvenu, l’option à mi-chemin de « l’État unitaire décentralisé » qui sera adoptée des années plus tard ne fonctionnant pas.
Au Cameroun, « il y a eu affrontement en silence de deux logiques du constitutionnalisme : un constitutionnalisme normatif d’encadrement du pouvoir et de garantie des accords politiques (Cameroun occidental) et un constitutionnalisme plus instrumental au service de la réalisation d’une vision politique propre au chef ». Face à cet affrontement qui perdure, un intervenant préconise « de trouver l’équilibre entre la nécessaire dimension normative exigée par l’évolution vers l’État de droit et la démocratie et peut être l’inévitable dimension instrumentale de la constitution, même résiduelle. »
Garantir le respect des principes constitutionnels et prendre en compte les contextes particuliers des sociétés africaines
À suivre les intervenants, la question du pouvoir du président déclinaison de l’image du « chef » s’avère cruciale. « L’Afrique centrale est le siège d’un pouvoir très durable, quasi perpétuel » affirme l’un d’eux, relayé par un autre qui a calculé que « la longévité cumulée des chefs d’État de l’Afrique centrale excède le siècle : 28 années pour le Cameroun, 42 pour le Gabon avant la mort de Bongo, 20 pour le Congo, 20 pour le Tchad, 30 pour la Guinée Équatoriale, 7 années en République centrafricaine, etc… » « Est-ce que cela fait sérieux ? », ajoute-t-il, regrettant qu’en Afrique centrale la légitimité du pouvoir semble infinie aux gouvernants : « Une fois qu’on l’a conquise, on n’a plus d’effort pour la mériter. Nous manquons d’un légitimomètre ! » Un autre intervenant camerounais en vient à se demander si, « dans l’éthos du pouvoir bantou, le pouvoir n’est pertinent que lorsqu’il dure le plus longtemps possible ». Au final, l’assemblée s’est rangée autour de cette exigence : « Il faut trouver la juste mesure dans laquelle le pouvoir du chef peut être limité, même si l’idée de limiter ce pouvoir peut avoir quelque chose d’incongru dans l’essentiel de la population : il y a parfois contradiction entre le pouvoir du chef et le pouvoir de la constitution. »
L’exemple camerounais est à cet égard éclairant et nous permet encore d’approfondir cette question : « Le président Biya a su jouer de ceux qui demandaient la conférence nationale souveraine pour accepter les quelques éléments qui n’étaient pas susceptibles de remettre en cause son pouvoir et imposer une lecture personnelle de la constitution. » Pour un intervenant tchadien, « cela renvoie au poids de la tradition, des aînés et même de la parole en Afrique. Cela pose même la question anthropologique des pouvoirs en Afrique. Pour le dire très simplement, il a suffi qu’un président comme Pascal Lissouba affirme que quand on est au pouvoir on ne peut organiser des élections pour les perdre, pour que ce soit repris par tout le monde. Quand Eyadema dit qu’une constitution n’est ni la Bible ni le Coran, ces paroles prennent une grande importance : en quelque sorte on a institutionnalisé cela. Et l’Afrique fonctionne beaucoup sur ce mode-là : on est prêt à écouter les aînés, mais on ne tient même plus compte des textes. Ce que les Anciens disent prend le pas sur le formalisme ». Cette question du « chef-président de la République » est donc lancinante en Afrique : à l’heure actuelle, il est encore une « institution spéciale, contrôlant tout, subordonnant tout, ne répondant de rien ou presque ». Alors comment « en faire une institution normale de l’ordre constitutionnel ? » Un intervenant propose de trouver « des critères pour déterminer ceux qui peuvent accéder à des fonctions d’État » tandis qu’un autre évoque la nécessité d’encadrer les mandats, question qu’il associe à celle de la planification : « Un mandat ne peut être indéfini et doit comprendre des objectifs, des plans d’action. Or nos pays ne fonctionnent presque plus sur la base des plans quinquennaux qui avaient l’avantage de la visibilité. »
Mais c’est la question de l’élection qui a surtout fait débat. Pour une intervenante gabonaise, la participation des populations à la volonté générale est formellement reconnue dans son pays puisque, depuis les années 1990, les élections sont désormais organisées avec une périodicité régulière. Mais force est de constater que les résultats ne sont pas au rendez-vous : « Les résultats desdites consultations sont systématiquement et fortement contestés, les élections étant communément réputées comme « tripatouillées ». C’est un sentiment fortement ancré dans l’intime conviction populaire. » Trop souvent, en effet, les élections sont une porte d’entrée pour des affrontements, comme en témoignent les évènements de Côte d’Ivoire qui se sont déclenchés au moment même où le colloque de Yaoundé se tenait. Pour un intervenant malien, cela invalide en grande partie le processus électoral hérité du modèle occidental de l’État-nation : « J’ai constaté que chaque vote, en ce qu’il détermine un gagnant et un perdant, crée des problèmes alors que tous, Africains, nous disons que nous fonctionnons dans le consensus. Pourquoi ne pas revendiquer la palabre qui a ses atouts ? » Toujours selon lui, les élections gangrènent la gouvernance en Afrique, tout simplement parce que « ça ne marche pas » : « Le « partage de la gestion publique » ? Mais nos constitutions disent que celui qui gagne prend tout. Après coup, on essaie de trouver des solutions, en créant des « gouvernements d’ouverture », alors qu’il aurait été plus simple de le prévoir avant ! »
Enfin, pour plusieurs intervenants, la légitimité des constitutions découlera également de leur prise en compte des réalités sociales africaines. Pour un intervenant malien, « nous avons des constitutions qui donnent la faveur à la confrontation sur la conciliation. Or si nous ne savons pas gérer la confrontation en Afrique, nous savons gérer la conciliation. N’est-ce pas cela que l’Afrique peut apporter au reste du monde ? Si nos constitutions rencontrent aujourd’hui tant de difficultés, c’est qu’il manque un pan entier : la tradition. Mais il faut aussi aborder des questions difficiles, comme celles de l’ethnie, de la langue ? » Si pour un participant, l’ethnicité doit être ainsi prise en compte dans le constitutionnalisme africain, un autre interlocuteur suggère que qu’elle est « à double tranchant : on peut la prendre en compte, mais elle crée aussi beaucoup de dégâts. » Faute de cadre normatif servant autant à exprimer un respect qu’à fixer des règles, l’ethnicité demeure clandestine, confinée aux tractations entre certaines autorités traditionnelles et le pouvoir politique. C’est alors qu’elle est susceptible de donner lieu aux plus graves dérives. Alors comment « prendre en compte » cette ethnicité ?
Finalement, comme l’a résumé une intervenante, « tout va résider dans la capacité des normes de l’État, au premier rang desquelles la constitution, à pouvoir articuler les différentes sources de légitimité et donc à donner une place à la tradition [et à la religion] ».
Quelles garanties de l’effectivité des constitutions sur la redevabilité des institutions publiques ?
La pratique du pouvoir en Afrique centrale démontre suffisamment comment elle parvient à submerger et neutraliser le texte constitutionnel. Pour reprendre la remarque formulée par un intervenant zimbabwéen, « la constitution n’est pas une fin en soi. Elle est mise en œuvre, appartient au peuple, mais ce n’est que le début. » Il faut notamment qu’à la constitution s’adjoignent une réforme des institutions, un encadrement du pouvoir de révision constitutionnelle et une reconnaissance du pouvoir indépendant du juge constitutionnel. Faute d’institutions reconnues par le texte constitutionnel et suffisamment protégées de l’influence du pouvoir politique, les constitutions risquent en effet de demeurer des « coquilles vides ». C’est tout le sens de l’assertion de cet intervenant affirmant qu’en l’absence « de telles institutions on peut faire toutes les sophistications juridiques que l’on veut, mais tout cela sera toujours englouti dans le vide institutionnel ou sa mollesse, et l’on aura toujours à vivre ce « constitutionnalisme rédhibitoire » dans lequel on vit en Afrique, un constitutionnalisme de la rétention et parfois un constitutionnalisme pervers ».
Il importe donc de garantir les équilibres institutionnels, notamment en ménageant cet équilibre entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux, mais également au sein du pouvoir central entre le gouvernement et le parlement. Pour comprendre la première branche de cette exigence, il faut se souvenir que les États d’Afrique centrale ont été fondés sur les structures de rassemblement portant à la fois sur les populations et des territoires. Ces populations avaient une vie codifiée et des régulations propres. Peu d’États d’Afrique centrale ont tenu compte de ces réalités et leur ont donné une expression politique et administrative, notamment à travers la décentralisation. Les populations villageoises d’Afrique centrale manquent de relais avec une Administration qui, circonstance aggravante, n’utilise bien souvent que le français comme langue de communication avec ses administrés. Pour reprendre une phrase que nous avons déjà citée plus haut : « Un villageois qui ne parle pas le français ne se sentira jamais concerné par une Administration avec laquelle il ne peut pas communiquer. »
Concernant la seconde branche de cette exigence, nous avons vu comment la pratique veut que le chef de l’exécutif soit finalement le seul centre décisionnel de l’État. Le parlement ne peut donc pas exercer un contrôle stricto sensu sur cet exécutif, d’autant qu’un véritable contrôle s’accompagne nécessairement de sanctions. En réalité, le pouvoir parlementaire est dominé par l’exécutif, tandis que le gouvernement et sa majorité procèdent également d’une même source : le chef de l’État. Les mécanismes constitutionnels de contrôle se trouvent donc en porte à faux dès l’instant où la discipline de la majorité et le loyalisme à l’égard du leader national en tiennent lieu. Il en résulte que malgré les dispositions constitutionnelles, le gouvernement est comptable de ses actes moins devant la nation qu’à tout moment devant le chef de l’État qui peut le remanier à sa guise. Une autre conséquence de cet état de fait est la quasi-impossibilité de toute alternance. Cette « respiration » prévue par le constitutionnalisme classique crée pourtant l’équilibre politique nécessaire à la reconnaissance des populations dans leurs pouvoirs politiques. Mais en Afrique centrale, l’opposition est privée de la place qui devrait être la sienne dans un régime démocratique.
S’il faut par ailleurs prévoir les mécanismes propres à réviser régulièrement et en tant que de besoin les constitutions, c’est que ces dernières « ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil ou pour l’éternité ». Prenant son pays comme exemple, un intervenant gabonais a fait remarquer que « lorsqu’on regarde les différentes révisions de la constitution intervenues au Gabon, elles s’avèrent conformes à la légalité, mais elles ne sont en aucun cas légitimes. En réalité elles obéissent à une logique plus instrumentale que démocratique. » Or, au Gabon, on observe que la procédure de révision, telle qu’elle est prévue dans le texte constitutionnel et telle qu’elle est pratiquée, vise à l’instauration et au maintien du présidentialisme autoritaire.
La procédure de révision de la constitution est d’abord « fermée, réservée aux institutions politiques », excluant de fait le peuple du droit d’initiative. Seuls le parlement et le chef de l’État sont en effet amenés à disposer du droit d’initier une réforme constitutionnelle. Et encore faut-il préciser que si le parlement a usé de son droit en 2000 et 2003, ces initiatives ont en réalité été inspirées par le chef de l’État qui a coordonné dans les faits le projet. De même, le peuple gabonais n’a-t-il été sollicité qu’une seule fois, en 1995, pour ratifier les accords de Paris conclus à la suite des élections chaotiques de 1993. Ce fut sur décision de la Cour constitutionnelle, celle-ci considérant que faute pour le Sénat d’exister en pratique, il fallait convoquer le peuple par référendum. Pour autant, nous dit cet intervenant, « il ne s’agissait pas ici de permettre au peuple d’user de son droit imprescriptible de changer de constitution, mais de légitimer, plébisciter un coup d’État constitutionnel, « d’armer son propre bourreau ». » Autrement dit, aucune procédure de ce type ne saurait aboutir tant qu’elle n’a pas été souhaitée ou acceptée par le chef de l’État. L’histoire récente des révisions constitutionnelles au Gabon témoigne ainsi qu’elles ont comme objectif essentiel d’instaurer et pérenniser une forme de présidentialisme autoritaire. Ainsi, une révision de 1991 avait bien pour objectif d’encadrer juridiquement le pouvoir présidentiel et de mettre en place un gouvernement modéré. Mais des révisions intervenues en 1994, 1995, 1997, 2000, 2003 et 2010 ont balayé cette initiative formellement démocratique. Obéissant à une logique instrumentale, ces révisions successives ont permis le rétablissement du statut quasi-monarchique du chef de l’État, renforçant ainsi l’hégémonie présidentielle : le mandat présidentiel initial de 5 ans a ainsi été modifié pour passer à 7 ans renouvelable une fois et, en 2003, il est devenu renouvelable « ad vitam aeternam ».
Fort de ce constat, un intervenant gabonais a souligné la nécessité du pouvoir de révision constitutionnelle. Il a notamment préconisé l’élargissement aux citoyens du droit d’initiative sur la révision constitutionnelle. C’est le modèle que propose par exemple la constitution burkinabé de juin 1991 qui situe le seuil de validité du droit d’initiative populaire en matière de révision, totale ou partielle, à 30 000 citoyens. Pour autant, cet intervenant estime que, même si c’est pour associer enfin le peuple, l’unilatéralisme ne doit plus prévaloir en la matière : « Il faudrait associer d’autres acteurs comme les partis politiques, les organes de la société civile, les partenaires au développement… »
Il importe également qu’un contrôle soit exercé sur le contenu des textes de révision constitutionnelle. Selon un participant, le pouvoir constituant dérivé ne doit pas en effet être considéré comme autonome, inconditionné ou illimité comme l’est le pouvoir constituant originaire par lequel est adoptée une constitution. Il doit en effet être limité par des principes posés dans la constitution elle-même afin de permettre que l’œuvre du constituant originaire – dont on considérera qu’elle est juste, légitime et équilibrée soit « protégée à travers le temps et garantisse ainsi une certaine stabilité ».
Le recours plus fréquent à la procédure du référendum a également été avancé par certains participants. L’un d’entre eux suggérant même qu’il « devienne un mode exclusif d’adoption des textes de révision constitutionnelle ». Il s’appuie sur l’exemple tchadien prévoyant qu’aucune révision ne peut aboutir sans intervention du peuple par référendum, alors qu’au Gabon et au Cameroun, les voies parlementaire et référendaire coexistent.
Restait à envisager le rôle essentiel du juge constitutionnel : « La Constitution, si l’on veut qu’elle accompagne l’éthos démocratique, doit faire l’objet d’une réelle protection », a ainsi déclaré un intervenant camerounais. Le Cameroun ne dispose pas en effet de contrôle de constitutionnalité, la juridiction qui est prévue depuis 1996 n’existant pas encore dans les faits. Ce n’est, à vrai dire, guère différent au Gabon où la constitution prévoit que tout projet de révision constitutionnelle, après adoption en Conseil des ministres, soit soumis à l’avis de la Cour constitutionnelle pour vérifier si le texte a satisfait aux conditions du droit d’initiative et si, dans le fond, il est conforme à la constitution. Cependant, ce contrôle a été qualifié de « purement aérien ». La Cour gabonaise ne l’a en effet jamais exercé de manière approfondie eu égard aux liens étroits que ses membres entretiennent avec le pouvoir exécutif qui les a désignés.
C’est peut-être du côté de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, un document adopté sous l’égide de l’Union africaine, qu’il faut regarder. Un intervenant tchadien a en effet fait remarquer que cette Charte contient déjà une partie non négligeable des constats et solutions exposés lors de notre débat : « On peut donc se demander si c’est un problème de texte ou de volonté, car il est même prévu des sanctions pour les causes d’inconstitutionnalité. On est même allé dans ce texte jusqu’à prévoir les mécanismes de mise en place de pratiques démocratiques africaines dont on devrait tenir compte pour rédiger les constitutions. Il suffirait donc que nos constitutionnalistes aient l’honnêteté intellectuelle, mais le courage aussi, de prendre au mot les chefs d’États qui se sont réunis, ont rédigé et accepté ce document. Il serait bon aussi, si certains gouvernements n’ont pas ratifié ce texte, de faire en sorte que ce soit le cas. »
En conclusion à ces développements sur le thème des constitutions, c’est sous le sceau de la société civile et plus largement des populations que les intervenants ont tenu à placer la perspective d’un renouveau en la matière : « Il faut accompagner le processus d’appropriation de la constitution par le peuple », a ainsi clamé un intervenant camerounais. « On ne peut pas attendre de la population qu’elle ait un attachement à la norme constitutionnelle si la population a l’impression que les débats constitutionnels n’ont lieu qu’entre acteurs politiques, si la norme constitutionnelle ne porte pas, ne traduit pas ou ne transcrit pas ses aspirations », a-t-il ajouté.
Les questions de la tradition, des religions, de la diversité, du « pluralisme sociologique » en quelque sorte ont resurgi dans ce débat sur la constitution, montrant finalement que le renouveau constitutionnel ne se fera pas sans les populations. Un intervenant a d’ailleurs souligné que si la population camerounaise s’était tant intéressée aux débats constitutionnels de 1995-1996, c’était bien parce qu’ils avaient abordé des thèmes qui intéressent ces populations comme la prise en compte de l’autochtonie ou la protection des minorités : « On s’est rendu compte que, pour une fois, c’étaient des questions qui intéressaient véritablement la convivialité sociale si bien que beaucoup de personnes ou de groupes sociaux y ont accordé une grande importance. » Il a conclu de belle manière en déclarant que « la convivialité entre les groupes de la nation doit être protégée par la constitution, elle doit se faire dans l’honnêteté. La culture constitutionnelle, ce n’est pas l’État qui va l’inoculer à la société car les acteurs politiques sont plus soucieux d’instrumentaliser la population que de lui donner les éléments de cette culture constitutionnelle qui pourrait se retourner contre eux. » À l’appui de sa conclusion, cet intervenant a évoqué une anecdote qu’il avait lui-même vécue :
Dans son village, en 2008, un député est venu expliquer aux populations le bien-fondé de la révision visant à supprimer la clause de limitation des mandats du président. Il a expliqué que du temps d’Ahidjo, personne ne disait qu’il fallait fixer une durée au président. Il s’étonnait alors qu’on le dise aujourd’hui au président Biya. Alors que les gens du village se rangeaient à son avis de manière quelque peu contrainte, un homme a pris la parole pour déclarer : « Si la constitution dérange le président, il n’a qu’à l’enlever… si cela peut lui permettre de travailler pour le bien du peuple ! »
Et cet intervenant de conclure : « Voilà ce que cela donne si on laisse ces processus aux mains des politiques : ce n’est pas vers la culture constitutionnelle, mais bien vers la mort du constitutionnalisme que l’on ira. » En cela, il a été rejoint par un intervenant du Zimbabwe qui a tenu à ajouter que si l’on souhaite donner toute leur signification et leur efficacité aux constitutions, « il faut aller vers le peuple, ce n’est pas au peuple de venir : les personnes ordinaires doivent impérativement être associées ». Sans oublier que la constitution est « le reflet d’un pacte à un moment donné », elle est aussi porteuse « d’un idéal à respecter ». Il importe donc d’en faire « le réceptacle d’un ordre de valeurs qu’un peuple se donne, c’est-à-dire un miroir dans lequel on projette ses aspirations ». Prendre la pleine mesure de l’imaginaire des sociétés d’Afrique centrale dans leurs constitutions représente probablement une voie vers une gouvernance légitime et apaisée.